Scène du film «Jules et Jim» de Truffaut, sorti en 1962. |
HELEN HESSEL RACONTÉE PAR SES JULES
Par Anne Diatkin
20 août 2019 à 18:56
STAR INCONNUE. De la journaliste allemande, on retient le personnage de Kathe dans le livre «Jules et Jim», écrit par son amant Henri-Pierre Roché, et l’interprétation qu’en fait Jeanne Moreau dans le film de Truffaut. Ajoutés à ses écrits et à ses saillies politiques, ils dessinent le portrait d’une femme libre et engagée.
Et vous, Helen Hessel, vous préférez la rencontrer comment ? A travers Jules et Jim, le roman de Henri-Pierre Roché - publié sans grand succès chez Gallimard en 1953 -, élégant, irénique, au style elliptique, concis, et dont chacune des phrases fait mouche, où elle tourbillonne sous le personnage de Kathe, et qui reprend, transfiguré selon la mémoire de l’auteur protagoniste, l’histoire «d’un pur amour à trois» dans les années 20, comme le qualifiait son éditeur puis, à sa suite, François Truffaut ? Ou l’imaginez-vous sous les traits, les gestes, et la voix de Jeanne Moreau dans l’adaptation qu’en fit le cinéaste, âgé d’à peine un quart de siècle lorsqu’il découvrit alors qu’il n’est pas encore réalisateur ce «premier roman d’un vieillard de 74 ans», par hasard, chez un bouquiniste ? A moins que vous choisissiez de la deviner à travers l’œuvre fictionnelle de l’homme qu’elle épousa deux fois, Franz Hessel, ami de Walter Benjamin, traducteur de Proust, où elle surgit, scintillante, notamment dans Romance parisienne, en 1920 ?
Mais Helen Hessel est également l’auteure d’un journal écrit en trois langues - l’allemand, le français, l’anglais -, traduit et paru en 1992, après sa mort, aux éditions André Dimanche, épuisé aujourd’hui. Quand on dit «je» et qu’on restitue ce qui semble être la plus brûlante immédiateté, est-on plus proche d’atteindre la vérité d’un moment, fût-elle subjective ? Le journal tout cru est une commande de son amant, Henri-Pierre Roché, qui souhaitait écrire leur histoire d’amour et d’amitié sous les angles et points de vue de tous les protagonistes. On écrit «amant», «mari», on regrette la pauvreté de la langue, tant ce que tenta d’inventer le trio dans les années 20 n’a rien à voir avec le vaudeville bourgeois que connotent ces termes.
Couvrant les années 1920 et 1921, le journal est donc rédigé après coup à l’intention de Henri-Pierre Roché et lu à Franz Hessel, et les mots sont pris dans le filet de leurs relations. Impressions du narrateur de Jules et Jim, quand Jim découvre le journal que leur lit Kathe : «C’était fouillé comme un temple hindou, un labyrinthe où l’on se perdait aisément.»Proposition de Jules, personnage de la fiction, qui reprend à son compte le vœu de l’auteur : «Si vous écriviez tous les deux, séparément et à fond votre histoire, chacun avec son point de vue irréductible, et si vous les publiiez simultanément, cela ferait une œuvre singulière.» Le narrateur y revient à la toute fin du roman, après la mort de Kathe et de Jim, dans la dernière phrase du livre, en italique après un espace, ce qui la fait ressembler à une épitaphe : «Le journal intime de Kathe a été retrouvé et paraîtra peut-être un jour.» Manière radicale pour Henri-Pierre Roché de répéter à qui veut l’entendre qu’il souhaitait l’exhumation du journal d’Helen même s’il y apparaît sous des facettes qui ne lui sont pas toujours favorables.
Autre possibilité d’en savoir un peu plus sur Helen Hessel : la chercher du côté de la biographie que lui a consacrée Marie-Françoise Peteuil en 2011, sous le titre séduisant : Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim (éditions Grasset). Biographie elle aussi passionnée, à charge contre Henri-Pierre Roché qui apparaît comme déloyal et menteur et qui s’oppose à «l’aconflictualité» si attractive du roman pour montrer une Helen Hessel qui souffre au moins autant qu’elle fait souffrir.
Lors de leur rupture en 1935, Helen frôle le dérèglement mental au point de risquer sa vie et de tenter de tuer son amant.
Détestation du livre, louanges du film
Le fils cadet d’Helen, Stéphane Hessel, résistant, grand diplomate, ambassadeur de France, et auteur du fascicule au succès international paru en 2010 Indignez-vous, a confié à Serge July, dans le documentaire Il était une fois… Jules et Jim réalisé par Thierry Tripod : «Ma mère n’était pas amorale, mais elle avait une morale à elle aussi impérieuse que celle de la bourgeoisie. Elle reconnaissait et elle savait que Henri-Pierre Rochédevait avoir d’autres intérêts amoureux qu’elle. Elle aussi aimait les diversités érotiques. Mais il fallait être franc. Elle en parlait ouvertement alors que lui, les cachait. Le jour où elle a su que Henri-Pierre avait un fils et qu’il était marié depuis sept ans, elle a interdit à mon père de continuer de le voir. Personne n’est mort comme dans le film, mais c’est presque pareil. C’était la mort de l’amitié.» Dans un autre entretien, à Télérama, Stéphane Hessel confie que sa mère lui a demandé de provoquer Roché en duel. Elle a alors 49 ans.
Helen Hessel accueillit par le silence Jules et Jim qu’Henri-Pierre Roché commença dès 1941 après la mort de Franz Hessel, et qu’il lui envoya, tremblant, allant jusqu’à faire écrire l’adresse par son épouse pour qu’elle ne reconnaisse pas son écriture sur l’enveloppe. Mais elle fit savoir des années plus tard qu’elle n’appréciait pas de retrouver au mot près certains de ses propos et des extraits de son journal.
Pourtant, elle adouba le film de Truffaut dont la voix off est largement constituée du texte de Roché, et elle s’identifia à l’interprétation de Jeanne Moreau, comme elle l’écrivit au cinéaste d’une plume alerte : «Assise dans la salle obscure, appréhendant des ressemblances déguisées, des parallèles plus ou moins irritants, j’ai été très vite emportée, saisie par le pouvoir magique, le vôtre et celui de Jeanne Moreau de ressusciter ce qui avait été vécu aveuglément […] Quelle disposition en vous, quelle affinité a pu vous éclairer au point de rendre sensible l’essentiel de mes émotions intimes ?» Dans une autre lettre, Helen Hessel confirme son adhésion au film de Truffaut : «Oui, j’étais cette jeune fille qui a sauté dans la Seine par dépit, qui a manqué le rendez-vous [avec Roché], et qui est passée par les extases et les désastres d’un amour éperdu et perdu. Oui, elle a même tiré sur son Jim. Tout cela est vrai et vécu et même le pyjama blanc qui je l’avoue n’est pas inventé.»
A la fin de sa vie, donc, Helen Hessel s’est réconciliée avec le mythe engendré par les œuvres qu’elle inspirait. Miracle de revivre sa jeunesse à travers le monument de grâce Moreau. La comédienne incarne sa fantaisie et son impétuosité au centuple, et alors même que François Truffaut et les spectateurs confondent l’actrice - dont tout le monde était amoureux sur le tournage, dixit les témoins - et son personnage : cette femme fatale «aux yeux d’opale» qui chante le Tourbillon de la vie, devenu le symbole du film.
Fille de ferme en Poméranie
Disparaît-on lorsqu’on surgit sous de multiples angles et œuvres qui se diffractent et se reflètent ? Ou au contraire devient-on une star au sens propre c’est-à-dire une pure surface de projection qui miroite et envoie de la lumière sans jamais s’éteindre complètement ? Où saisir la vérité de la vie de celle qui naquit Grund, Berlinoise, en 1886, et mourut à Paris quatre-vingt-seize ans plus tard, et qui sidère par l’ampleur de son audace ? On sait qu’Helen Grund apprit la peinture à Montparnasse, dans l’atelier de Maurice Denis, que c’est là qu’elle rencontra Franz Hessel, qui lui avait promis de ne pas «être possessif» s’ils se mariaient. On sait aussi qu’elle fut journaliste de mode et qu’Adorno aussi bien que Walter Benjamin adoraient ses chroniques où elle saisissait le rien de la vie, les femmes qui se coupent les cheveux, le clic des portes du métro parisien, la couleur des bancs dans le jardin du Luxembourg.
Grâce à des photos prises par Henri-Pierre Roché et développées par Man Ray, on peut la voir dans les années 20 sauter nue dans la Baltique où elle se fit construire une maison. Ce qui frappe sur les portraits photographiques, c’est qu’ils sont le plus souvent flous quel que soit le savoir-faire du photographe, comme si elle s’évadait du cadrage. On peut voir qu’elle portait des jeans à une époque où cette tenue était extravagante dans un milieu bourgeois fût-il artiste, et que lorsqu’elle marche sur la route, elle semble danser.
Une lecture attentive de Jules et Jim nous apprend qu’elle largua un jour mari et enfants pour être embauchée comme fille de ferme en Poméranie avant de les retrouver un an plus tard, ce que corrobore la biographie.
Mais Helen Hessel, c’est aussi une série d’engagements politiques. Elle rédige avec Aldous Huxley, dès 1939, un appel aux femmes allemandes les exhortant à quitter immédiatement l’Allemagne avec leurs enfants, aide et soutien à l’appui. Sa clairvoyance sauvera son mari juif allemand Franz Hessel, dont elle est séparée, et qui refusait de quitter Berlin. En France, elle multiplia les actes de résistance, tandis que son fils, Stéphane Hessel, qui a rejoint De Gaulle en 1941 à Londres, déporté à Buchenwald, put s’évader lors d’un transfert en prenant l’identité d’un mort. Après guerre, elle vécut dans la misère. Plus tard, entre autres activités, à 73 ans, elle traduisit Lolita en allemand, et Noa Noa de Gauguin, le récit de sa découverte de Tahiti. Quand, aux Etats-Unis, Stéphane Hessel poursuit sa brillante carrière de diplomate, plutôt que de se faire entretenir par son fils tout en s’occupant de ses petits-enfants, Helen Hessel choisit de devenir sur le tard gouvernante, dame de compagnie, bonne à tout faire. Un accident de voiture met fin à sa carrière de chauffeure.
C’est bien beau, les éléments biographiques, mais ça ne permet pas de comprendre l’origine de sa liberté, notamment amoureuse. Bien sûr, on peut se pencher sur son enfance, dire que sa mère supportait mal d’être délaissée par son mari banquier, et fut internée pour dépression et folie, alors qu’Helen était toute petite. Elle-même, dans son journal, évoque les gouffres qui l’attirent. Elle et Henri-Pierre Roché veulent un bébé. Mais à chaque fois qu’elle est enceinte, il prend peur, disparaît. Elle est obligée d’avorter, et elle se sert du certificat de mauvaise santé mentale de sa mère qu’elle brandit au médecin pour justifier la nécessité d’interrompre la grossesse. C’est plus court et moins tragique dans le roman. Un passage pris au hasard : «C’est beau de n’avoir ni contrats ni promesses et de ne s’appuyer au jour le jour que sur son bel amour. Mais si le doute souffle, on tombe dans le vide.»
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