LES ERRANTS DE LA BALTIQUE
En s'attaquant à l'Extradition des Baltes dans les années soixante, Per Olov Enquist plonge sa plume dans une plaie profonde de la société suédoise. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des dizaines de milliers de Baltes fuient l'avancée soviétique et traversent la mer Baltique pour se réfugier en Suède. Parmi eux, une poignée de militaires qui portent l'uniforme allemand, soit qu'ils aient été engagés volontaires, soit enrôlés de force. Au total, comme le note Per Olov Enquist dès les premières lignes du livre, 167 hommes dont 7 Estoniens, 11 Lituaniens et 149 Lettons, la plupart ayant servi dans la 15e division SS lettone. Emprisonnés en Suède, ils furent réclamés par l'URSS. Le gouvernement suédois s'empressa d'accepter. Pendant la guerre, la toute neutre Suède avait eu des tendances collaboratrices avec l'Allemagne. Comment refuser ce petit service à une grande puissance victorieuse alors que la Suède n'avait pas franchement la conscience tranquille?
Malgré une forte mobilisation de l'opinion suédoise, une grève de la faim des Baltes, deux suicides, les 146 Baltes en état de faire le voyage sont extradés en janvier 1946 vers l'URSS. Certains furent envoyés en Sibérie, d'autres relâchés après six mois de prison. Comme avec le Médecin personnel du roi, Per Olov Enquist se livre à un minutieux décorticage d'une crise politique, de ses mécanismes, de l'engrenage dans lequel tombe le petit homme, qu'il soit soldat balte ou fonctionnaire suédois, avec une précision presque clinique, une façon très particulière de soumettre un événement à des lumières rasantes placées sous différents angles pour mieux en faire ressortir les détails, parfois jusqu'à l'absurde.
Pour Enquist, il s'agissait de trouver des réponses, «à propos du grand schéma idéologique et du petit schéma humain qu'il enferme». L'Extradition des Baltes était dès lors un sujet de rêve tant il a traumatisé les Suédois des années durant. Il fut l'événement le plus discuté de l'après-guerre. Et pour tenter d'effacer un peu de cette tache d'avoir envoyé ces hommes à un avenir sombre, une quarantaine de ces Baltes ont été invités en 1994 en grande pompe en Suède, par le roi lui-même, et ont reçu une sorte d'excuses du gouvernement suédois. Aujourd'hui, trente ans après avoir écrit ce «roman documentaire» pour lequel il a voyagé au Danemark, en Angleterre et dans la Lettonie soviétique d'alors, consulté des monceaux de documents et interviewé de nombreux acteurs, Per Olov Enquist a le sentiment que son livre était vrai. Il a gardé le contact avec certains de ces soldats maudits. «Mais ceux avec qui je suis resté ami étaient des engagés de force, pas de ceux qui ont participé aux exécutions de masse.»
Finalement, on a le sentiment qu'Enquist les considère toujours un peu comme son Struensee, le médecin personnel du roi, des gamins dans un cas, un intellectuel idéaliste dans l'autre, qui n'ont pas su voir le jeu du pouvoir, les vrais ennemis. «Il faut voir à la fois les mécanismes et les hommes», insiste Per Olov Enquist, qui avait gagné, après la publication de l'Extradition des Baltes, l'étiquette d'écrivain engagé.
Per Olov Enquist L'Extradition des Baltes
Traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach.
Babel, 524 pp., 63 F.
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