mardi 26 janvier 2021

Blutch révise ses classiques

Blutch révise ses classiques


Avec «Variations», le dessinateur propose un album de reprises. Trente standards de la bande dessinée européenne sont réinventés dans un exercice alliant le geste de l’enfant et la quête d’un mystère. Un livre fascinant



Antoine Duplant
Publié vendredi 20 octobre 2017 à 23:38
Modifié vendredi 12 avril 2019 à 20:05

Qui est donc ce hippie blond qui nous toise en couverture de Variations? Il a le gros pif et la moustache de Freewheelin’Frank, le leader des Freak Brothers, mais ses yeux ronds sont dépourvus de toute hargne. Par Toutatis! C’est Astérix! Le petit Gaulois comme on ne l’a jamais vu, en civil, tête nue, les cheveux tombants après la douche…

Hommage lucide

Présenté dans un grand format et sous un dos toilé, Variations, dédié à Alain Resnais et Marcel Gotlib, regroupe 30 planches dans lesquelles Blutch interprète l’œuvre de 30 maîtres de la bande dessinée, des grands anciens (Pellos, né en 1900) aux jeunes contemporains (Goossens, né en 1954). Ni hommage empesé d’admiration, ni pastiche suintant la goguenardise, ces exercices perpétuent le geste de l’enfant qui recopie Tintin ou Lucky Luke. «Tout à fait lucide, je me rends compte que depuis 45 ans, une grande part de mon travail est consacrée à une forme de recopiage, médite le dessinateur. Depuis que je tiens un crayon, je fais des variations. Je tourne autour d’une idée primitive, un peu nébuleuse, impossible à matérialiser. Peut-être est-ce simplement le plaisir de dessiner…»

Dessinateur virtuose, créateur protéiforme puisant son inspiration dans la musique, la peinture, la littérature ou le cinéma, Blutch, né Christian Hincker en 1967, à Strasbourg, ne se définit pas par un personnage ou une série, mais par une curiosité insatiable. Grand Prix à Angoulême en 2009, invité d’honneur de BDFIL à Lausanne en 2015, il explore de nouvelles voies narratives et de nouvelles techniques, publie des albums tenant du nouveau roman (Lune l’envers) ou du manifeste (Pour en finir avec le cinéma), collabore à des revues de jazz, au New Yorker, à des projets cinématographiques…

Blutch compare ses variations à John Coltrane déstructurant «My Favorite Things», la ritournelle de La Mélodie du bonheur. «Au début, je pensais fortement au jazz. Je voulais distordre des standards. Les 30 classiques que j’ai choisis me sont proches. Ils me structurent, même le Michel Vaillant de Jean Graton. Ce ne sont pas des lectures oubliées ou des réminiscences vagues de l’enfance, mais des livres toujours à portée de main.» Défraîchis, maculés, les albums de son enfance l’ont accompagné. «Petit, je dessinais dans les livres même. Si je trouvais qu’il n’y avait pas assez de chapeaux dans Tintin, je rajoutais des chapeaux… Ces livres étaient des terrains de jeux.»

Le choix des sujets s’est opéré au feeling. Il peut dérouter. Ainsi la séquence Blake & Mortimer, tirée du Piège diabolique, se centre sur Mortimer lançant le chronoscaphe dans l’abîme du temps. Visuellement, elle est nettement moins excitante que la suivante, incluant élasmosaure et ptéranodons. «Oui, c’est vrai, admet Blutch. J’essaie de me remémorer l’élément qui m’a frappé. Là, c’est l’enfermement dans la sphère, l’angoisse du départ pour un voyage sans retour. Ça m’avait vraiment glacé. Cela dit, ce n’est pas ma page la plus réussie. Je la trouve assez scolaire. Je n’ai pas réussi à tordre le cou aux ornements d’Edgar P. Jacobs. Je suis resté prisonnier de sa grammaire.» Toutefois, les «images terrifiantes» qui assaillent le professeur dévalant les corridors du temps ont une connotation autrement sexuelle que les originales… «Oui, petite pirouette», élude le polisson avec un petit rire.

Sur Alix de Jacques Martin, il n’a pas manqué cet épisode de Iorix le grand dans lequel une frêle blonde, outragée par un soudard, a marqué la libido de plus d’un adolescent, Blutch inclus: «Oui cette scène est d’une brutalité assez intolérable. Je me souviens que j’étais choqué et en même temps troublé. Une forme d’érotisme se dégage entre l’indignation et l’excitation. Là j’ai dû modifier la mise en scène. Martin serre trop sur ses personnages. J’ai élargi le cadre.»

L’ombre de Gotlib

Il y a des variations insensibles ou tangentielles, comme un élément de décor qui change dans le Nestor Burma de Tardi ou les simiens de La Planète des singes qui s’invitent dans Les Naufragés du temps de Paul Gillon. Ailleurs, Blutch prend des libertés frôlant l’iconoclasme. Un hommage à Franquin permute les personnages de Gaston Lagaffe et de M. de Mesmaeker, juste pour le plaisir de dessiner le gaffeur en costume trois pièces. Le western suscite des délires transgenres: Blueberry et Angel Face ont changé de sexe, tandis que Blutch, le petit pleutre des Tuniques bleues à qui Christian Hincker doit son pseudonyme, surprend la baignade d’un gros moustachu plutôt que d’une charmante demoiselle.

La variation sur Gotlib a une saveur particulière. Car Blutch s’est approprié la Rubrique-à-Brac qui parodie Lucky Luke dans le style du western spaghetti. «Je trouvais judicieux de faire une variation de variation. Je pensais que cela amuserait Marcel. Je regrette qu’il ait raccroché avant de voir ce dessin.» Marcel Gotlib, maître de l’Amusement, de l’Humour, de la Dérision, de l’Hilarité et de toutes ces sortes de choses est décédé en décembre dernier. Quinze jours avant sa disparition, il envoyait à Blutch une plume, qui a servi à réaliser certaines variations, dont celles de Fred et Alexis, deux amis du maître. «Malheureusement, en faisant la page de Druillet, j’ai brisé la plume de Marcel. Elle s’est atomisée.» Il admet que cette fracture fasse sens avec Druillet: l’architecture non-euclidienne de la tour cyclopéenne conçue par le visionnaire halluciné est un défi aux lois naturelles…

Ça ne schtroumpfe pas

Variations se définit aussi par ses absents. Pas de Schtroumpfs, car Blutch les trouve «laids, pervertis par les dessins animés et les figurines». Picsou, auquel il voue un culte, n’est pas de la partie, car le travail se concentre sur les auteurs européens et exclut la bande dessinée animalière. Bécassine? «J’avoue que je ne l’ai pas lue. Les dessins sont très beaux, mais les récits ne m’ont jamais attiré.» Le dessinateur tient pourtant le rôle du père de la petite bonne bretonne dans le prochain film de Bruno Podalydès. «C’est Bruno qui m’a entraîné vers Bécassine, pas le contraire...» Quant à Tif & Tondu, c’est comme Miles Davis reprenant Porgy & Bess, puisque Blutch travaille sur une grande aventure des deux détectives: 33 planches sont déjà prêtes.

Il reste une question susceptible de rendre fou et de mettre en péril l’équilibre du monde: qui fera des variations sur Blutch? Le Grand Variateur se marre: «On ne va pas faire des variations à partir de ces variations-là. Et pourtant, l’autre jour, René Pétillon m’a dit: «Tiens? J’aimerais bien faire une variation d’après ta variation sur Jack Palmer». Pétillon va-t-il redessiner ce que Blutch a redessiné? Une mise en abyme vertigineusement borgésienne s’esquisse…


Blutch, «Variations», Dargaud, 68 p.

LE TEMPS


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