mercredi 13 janvier 2021

Simona Brunel-Ferrarelli, la petite ombre en coulisses

 

Simona Brunel-Ferrarelli: «Ma mère était rigide, rebelle, étouffante, hypocondriaque et fantastique.» 
Eddy Mottaz

Simona Brunel-Ferrarelli

PORTRAIT

Simona Brunel-Ferrarelli, la petite ombre en coulisses

Dans «Les Battantes», l'auteure genevoise dépeint un village fruste de l'Italie d'autrefois et parle de sa mère rigide et étouffante

Christian Lecomte
Publié jeudi 10 décembre 2020 à 13:10
Modifié vendredi 11 décembre 2020 à 08:15

Un appartement cossu, route de Florissant. Des peintures aux murs (les siennes), une bibliothèque qui fait «place» belle à Albert Camus, cette grande affiche où on la voit elle, lunettes noires sur le nez, pose très intellectuelle. Durassienne, forcément durassienne. Elle balaie d’un geste, rappelle qu’à Marguerite et ses histoires de famille, elle préfère l’écrivain engagé qu’est l’auteur de L’Etranger.

Son écriture, pourtant, évoque celle de la native d’Indochine. «On me l’a déjà dit il y a longtemps, lorsque j’ai adressé aux Editions Gallimard un de mes manuscrits. On m’a répondu: oubliez Duras, soyez vous.» Etre elle, pas facile. C’est ce que Simona Brunel-Ferrarelli raconte dans Les Battantes (Ed. Encre fraîche, 2019), son premier roman, qui a reçu le Prix des écrivains genevois et celui de la Société privée de gérance 2020. Récit qui n’est pas autobiographique, insiste-t-elle, mais qui renvoie évidemment à son enfance italienne.

Sur la couverture, la petite fille assise sur le monument aux morts, c’est elle. Elle aussi cette Lala, personnage principal, qui a 13 ans, «séquestrée par une féminité invasive, qui jeûne pour prendre peu de place, pour freiner la croissance, empêcher les larmes d’avancer». Le village fictif de Rocca, à 30 km de Rome et 600 mètres d’altitude, «le sommet du monde», est celui où Simona Brunel-Ferrarelli passait ses vacances estivales quatre mois par année.

Méfiants et haineux

Les Romains y occupent les maisons de villégiature au vu et au su des ruraux. Elle écrit: «D’une année à l’autre, on t’accueille bras ouverts ou portes fermées. C’est selon. Les habitants de Rocca sont des gens méfiants et haineux. Même lorsqu’ils t’aiment, ils t’aiment occasionnellement, selon l’humeur. Rien n’est jamais acquis. D’une année à l’autre, ils t’auront oublié.»

Voilà plantés le décor et le ressenti, âpres, tendus. Le pas lent des anciens, les fugues des ados à travers sentes et pentes remuent la cendre des souvenirs. Des histoires de famille sont remises au (dé)goût du jour. On lève des tabous, extrait des choses insidieuses. Lala, qui se trouve plutôt laide, qui ne sait si elle est garçon plutôt que fille, est amoureuse du beau Pablo, convié par tous les cœurs. Le sien est en fête mais son âme est en désordre. L’amour entre le jeune mâle affirmé et la presque fille révélera ici et là les liaisons scandaleuses, d’hier et d’aujourd’hui.

Ne pas raconter davantage. Lire donc et écouter Lala: «Je sais que je ne serai plus jamais enfant, l’enfant de cette mère-là, qui m’a engendrée et dont j’ai entendu le cœur battre dans mes entrailles pendant l’attente longue. Je sais que je la quitte pour Pablo. Pablo sera ma mère d’adoption, ma mère de mise au monde nouvellement advenue, cent fois recommencée. Pablo sera la chair et le sang qui m’engendreront nouvelle, renaissante, d’une autre famille que la mienne, réfugiée.»

Simona Brunel-Ferrarelli dit que son roman est une purge. On pressent qu’elle n’a pas eu une vie toujours facile. Elle est née près du Vatican dans un milieu aristocratique catholique. Enfance romaine «magnifique» et les vacances dans le village là-haut. Elle parle peu de son père, celui-là même que le CERN veut et qui en 1974 emmène toute la famille (lui, son épouse, son fils, sa fille) à Genève.

Simona intègre l’école Steiner, dont le mode éducatif hybride la libère de sa mère. «Elle était rigide, rebelle, étouffante, hypocondriaque et fantastique. Chaque soir, nous avions droit à l’Iliade et l’Odyssée. Elle n’en faisait pas la lecture mais racontait pendant une heure.» Une enfance sous silence derrière son frère musicien très talentueux. Elle passe son temps au Victoria Hall, au Grand Théâtre, lorsqu’il est en répétition. Posée dans un coin, petite ombre en coulisses. La lumière va au frère.

Des hommes mères

Dans Les Battantes, Lala confie: «Ces existences de mon frère et moi, séparées à jamais par notre mère, par cette façon qu’elle a eue de nous faire nous détester. […] C’est une chose qui était au-dessus de ses forces, nous aimer de la même façon, elle n’a jamais su.» Elle fait Sciences Po, étudie les lettres, enseigne, écrit abondamment sans pour cela chercher vraiment à être publiée, se marie deux fois; une fille avec le premier époux, un fils avec le second. «Des hommes exceptionnels qui ont été mes mères. Je porte le nom de chacun d’eux.» Tous deux lui ont offert une plume Montblanc et ont dit: «Tu vas devenir quelqu’un.»

Puis s’enchaîne une succession de malheurs à compter de 2016: maladie, perte de son emploi, de son meilleur ami, de sa meilleure amie, d’une tante chérie puis enfin de sa mère. On lui dit de pleurer mais elle écrit Les Battantes pour demander pardon à sa mère, «pour le mal que je lui ai fait». Pardon pour le désamour. «Une phrase de Duras m’est revenue: «Je suis sortie de là où j’étais.» Elle retourne souvent là-haut, dans le village italien où elle a été conçue et où elle a rencontré son second mari, le Pablo des Battantes épris de Lala «aux cheveux courts, aux larmes à l’étroit dans la sangle de son corps, de ses démons».


Profil

1966 Naissance à Rome.

1974 Arrivée en Suisse.

2018 Prix des écrivains genevois.

2020 Prix SPG (première œuvre littéraire d’un auteur romand).


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LE TEMPS



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