vendredi 15 janvier 2021

Jean Rollin / Le long de la Seine, la mondialisation mise en scène



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LIVRES DE 2020

Le long de la Seine, la mondialisation mise en scène


A pied entre Mantes et Melun, le regard de Jean Rolin saisit les oiseaux, les poissons, les arrivants africains, kurdes, tibétains et les traces du passé. Un voyageur à rencontrer ce jeudi à la Fondation Jan Michalski

Isabelle Rüf
Publié jeudi 10 septembre 2020 à 11:38
Modifié jeudi 10 septembre 2020 à 12:05


Du pont de Bezons il n’est pas beaucoup question dans l’ouvrage qui porte son nom, d’ailleurs il n’y a pas grand-chose à en signaler, sinon qu’il sauta et fut reconstruit à plusieurs reprises au cours de l’histoire. Comme le constate Céline: «Chanter Bezons, voici l’épreuve!» N’empêche que cet ouvrage d’art, dit Jean Rolin, est «le pivot du projet que j’avais formé, et qui consistait à mener sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes, des reconnaissances aléatoires, au fil des saisons, dans un désordre voulu». Grand voyageur, journaliste, ses reportages, récits et romans se situent souvent dans les lointains – Afrique, Moyen-Orient, îles du Pacifique, Amériques – mais aussi au plus près, comme ici. Mais où que ses pas le mènent, ses livres procurent le même bonheur. Un tressage raffiné entre la précision du regard, le sens du détail, la documentation rigoureuse, les notations absurdes, révélatrices, incongrues – tout cela transposé dans une langue soignée jusqu’à la préciosité, en décalage ironique avec la ténuité apparente du propos, ses «cependant que», ses vocables rares, ses phrases sinueuses, ses ruptures de ton.

Suivons donc le promeneur à travers les décharges, les oasis de verdure, les friches industrielles, les ruines et les chambres d’hôtel. Où qu’il aille, Jean Rolin guette les oiseaux, ici «le hennissement du grèbe castagneux, le chant du pouillot véloce – «ti-tsui» –, la petite tache rouge sur la nuque du pic épeiche, le très rare vanneau sociable». Cette fois, c’est en compagnie de Celui-des-ours qu’il les guette, veillant sur l’éclosion d’une couvée de cygneaux. Pour les poissons, son guide sera M. Loutre, le postier passionné d’halieutique. Dans le paysage, Jean Rolin repère aussi des artistes qui, par le passé, ont su saisir ce qui était une campagne riante: Caillebotte, Monet, Maupassant. Ou plus près, Céline, médecin du dispensaire de Bezons, succédant, se réjouit-il, à «un nègre étranger [qui] doit normalement être renvoyé à Haïti». Noter des infamies, des incongruités, les exposer sans jugement ni morale, laisser au lecteur le soin de la conclusion, c’est une des clés de la méthode du voyageur.


Eglises à foison

Pas nécessaire d’aller au-delà de la ceinture parisienne pour rencontrer la mondialité: dans les villages sinistrés, les enseignes sont désormais kurdes, balkaniques, africaines. Au café Mekan, au pied de la cathédrale de Corbeil, un jeune homme «à l’air farouche et au jean troué» s’inquiète de savoir si le promeneur adhère aux idées du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan. «Question à laquelle je ferai une réponse dilatoire mais relativement sincère, dans laquelle je m’efforce d’exprimer, sans me compromettre, un degré raisonnable de sympathie pour la cause kurde, si malaisée que soit en réalité la définition de celle-ci», risque l’auteur du Traquet kurde (P.O.L, 2018).

Heureux celui qui a vu le jour se lever sur le pont de Bezons

«Le Pont de Bezons», p.9

Plus loin, ce seront des Tibétains, un curé africain à l’humour pétillant, une prolifération d’Eglises de toutes obédiences, un inquiétant fétiche enfermé dans une bouteille, une rue qui compte de si nombreux salons de coiffure (11, précisément) qu’il faut y revenir à deux fois pour en vérifier le nombre exact. Et partout, motif obsédant dans le cours de la marche, des camps de Roms, retournés à la pelle mécanique, parsemés de blocs de béton, afin d’en rendre l’occupation impossible.

Les bords de la Seine offrent une archéologie de l’ère industrielle: canettes de bière, vélos rouillés, vieux frigos, et une caravane dont on suit les modifications au cours du temps. On ne peut pourtant pas se complaire dans la poésie des ruines. Le marcheur lui préfère celle, universelle, de la nature: «Derrière les cheminées de la centrale de Porcheville ou à Mardin, dans l’est de la Turquie, à un certain état de la lumière ou plutôt de l’obscurité naissante, les martinets, comme sur un coup de baguette, disparaissent du ciel qu’un instant auparavant ils emplissaient de leurs trajectoires et de leurs cris.»

Œufs de cygne

Le voyageur reste discret sur lui-même, se satisfaisant d’être un regard. Ou s’il parle de soi, c’est sur le ton de la dérision, se peignant, le carnet à la main, en baroudeur timoré ou maladroit qui se donne des frissons à bon marché. Observant deux filles, «assez belles, me sembla-t-il», qui se partagent une pizza sur un quai, il voit «l’une d’elles assise de telle sorte que je la crus tout d’abord unijambiste, éprouvant de ce fait un élan de pitié dont je me retrouvai embarrassé par la suite».

Des souvenirs de famille ressurgissent, une terrasse sur le fleuve, un oncle, une cousine qui, comme lui, veille sur l’éclosion des œufs de cygne. Une fois, au bord de l’Essonne, la «coupable» nostalgie surgit à la vue d’une maison en chantier: «Du côté de la rivière, le mur qui soutenait le jardin s’était effondré sur une longueur de plusieurs mètres, et pour une raison inconnue, peut-être un souvenir d’enfance qui ne parvenait pas à prendre forme, le spectacle de cette brèche me causa une peine assez vive.»

LE TEMPS

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