mercredi 6 janvier 2021

Les écrivains face au virus / «Après la marée», de Corinne Desarzens


Corinne Desarzens, 2019
Eddy Mottaz


Les écrivains face au virus: «Après la marée», de Corinne Desarzens

 La crise appelle des mots pour la dire, pour la traverser, pour en rire, pour la dépasser. Nous avons demandé à des autrices et des auteurs de réagir par les moyens de l’écriture: fiction, plaidoyer, rêverie, conte, etc. Cette semaine, carte blanche à la romancière Corinne Desarzens


Corinne Desarzens
Publié dimanche 3 mai 2020 à 15:45
Modifié dimanche 10 mai 2020 à 08:04

Vous vous souvenez peut-être de cette scène dans le film La Vie des autres où, dans un grenier, un étrange petit gaillard lunaire, casqué d’écouteurs, espionne les faits et gestes d’un couple de Berlinois, elle comédienne, lui écrivain et metteur en scène. Surpris, lui, de leur envier peu à peu leur mode de vie, leurs mots, ceux qu’ils échangent, ceux qu’ils lisent: un univers. Emu? Oui. Curieux? Très. Etonné de découvrir à quel point ces mots ont d’importance qu’il décide de ne pas trahir l’existence de la machine à écrire qu’ils cachent sous une lame du parquet.

Cernés par des murs de je veux et des catapultes de je, je, je, on le sentait arriver, pourtant. Tous ces gens, dans les trains, écouteurs aux oreilles, qui ne se disaient plus rien. Ou alors des injures, dans l’indifférence. Planifiées trois mois à l’avance au moins, des fêtes de Noël qui n’arrivaient jamais. Navrant, ce vocabulaire de plastique, à base d’implémentation topdown, forwarder et focus. Vacances d’un clic, Barcelone pour 30 euros, fraises en février et cerises en décembre.

Des mots par cœur

Dans un train, pourtant, ce 23 juin 2019, deux filles en short s’apprenaient, l’une lisant à l’autre une phrase, puis deux, puis trois que l’autre devait répéter, le poème de Rimbaud qui commence… Par les soirs bleus d’été/j’irai dans les sentiers/picoté par les blés… De même qu’on peut se faire tatouer le début de L’Iliade sur le mollet gauche, savoir quelques lignes par cœur fait davantage qu’inonder de plaisir: ça sauve la vie, parfois. La machine à écrire sous le parquet n’est autre qu’une bête merveilleuse qui crache des mots indispensables.

Les mots? Pas une couverture où s’envelopper en prenant une pose contemplative. Surtout pas. Et à quoi bon fulminer contre le monde comme on fulmine de ne pouvoir sortir d’une pièce dont nous aurions nous-mêmes fermé la porte à clef et jeté la clef par la fenêtre? Car la porte, c’est la curiosité. Et la clef, les mots.

Parmi les antidotes: la Correspondance échangée entre Albert Camus et Maria Casarès, 875 lettres entre 1944 et 1959. Albert, tuberculeux, marié à une neurasthénique tentée, elle, par la fenêtre, travaillait comme un fou. Maria, jeune Galicienne espagnole, jouait chaque soir dans Les Justes, dont cette réplique: La seule justice possible, c’est une nouvelle répartition de l’injustice.

Retenez le nombre de lettres échangées. Faites comme les joueurs de loto qui, à Naples, vont raconter leurs rêves dans les kiosques où à chaque élément du rêve correspond un nombre, 4 pour chien, 2 pour lèvres, ou 21 avec la langue, ou 90 car elles prononcent tous les numéros. Deux comme amants. Comme… Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, de Pascal Quignard, ou l’agenda d’une Romaine du IVe siècle rapportant médisances, plaisanteries, cauchemars, énormités et beautés, odeurs et songes qui captiveront le dernier compagnon de sa vie, Publius.

Rare: un homme qui oublie le regard des autres hommes.

Qui se mange: huîtres et bolets, filet de murène.

Chats: deux, à petites manches.

Si je sens le chien mort? s’inquiète Publius. Je cesserai de venir, l’assure Apronenia, le jour où tu sentiras le pet d’un hippopotame d’Egypte.

Marée descendante

Passer d’un livre à l’autre, d’un souvenir à une découverte, au radar et par la main, tient de la divination. Huîtres comme…? De Sartre, je n’avais encore jamais lu Les Mots. Pétrie de préjugés, je le voyais comme un vilain crapaud désabusé avant de tomber sur cette phrase merveilleuse: La culture m’imprègne et je la rends à la famille par rayonnement, comme les étangs, au soir, rendent la chaleur du jour. J’ignorais qu’Albert Schweitzer avait appartenu à la branche maternelle de cette famille et que la grand-mère de Poulou (Jean-Paul), Louise, disait après trente ans de mariage et en parlant des poireaux mangés avec son mari: Il prenait tout le blanc et me laissait le vert!

- 2020, une année bissextile, non? Le niveau du lac descend?

- Je croyais qu’il y avait aussi des mois de février de 27 jours.

- Ah! magnifique! Continue à le croire, roule à gauche et bouffe du sable!

Ces jours, une forte marée descendante met le rivage à nu: détritus, indifférence, piquets noirs qui résistent, conflits d’intérêts énormes, façons diverses de vieillir, coquillages en décomposition, formidables récifs entre l’utile et l’inutile, poissons morts, choses horribles et beaux bois flottés. Sans parler de ces drôles de boîtes qui se fendent comme des huîtres, révélant la nudité de leurs organes intérieurs, qui ne sont autres, oui incroyable, que les livres décrits par Sartre. Des huîtres!

Et si la planète se défendait de ceux qui ont les plus vastes tableaux de bord sous les pattes? Oh, si tout le monde se mettait à tutoyer le silence et à aller nager à 7 heures du matin? Pourvu que revienne la vitalité chaotique. Tellement besoin de reconnaître à quel point la rumeur du monde nous est indispensable. Juste entendre s’engueuler un couple espagnol fait du bien… Et les piquets noirs? Ils marquent ces instants qui valent tellement la peine qu’on peut, après, traverser quelques semaines, quelques mois sans qu’il ne se passe rien d’autre dans nos vies.

L’aiguille du gramophone

Et après, et après? Plus question de s’apitoyer sur les îles grecques du Dodécanèse? Seuls les Russes ont l’art de se lire tout le cœur d’un regard. Le sursaut d’humanité? Pas sûr. Le triomphe d’internet? Mais pas pour rien que l’image laisse voir l’aiguille du gramophone labourer The Sultans of Swing de Dire Straits. Tu regrettes les grésillements? Ah oui, le grain et les coupures, ces petits fragments granuleux, l’hésitation d’une voix heurtée, tout ce qui, comme l’écriture à la main et l’usage de la machine à écrire sous le parquet, traduit tellement mieux que le message en soi.

Bientôt acculés à un ultime cocktail à base d’un reste de shampoing et de quelques gouttes de Grand Marnier? Pas sûr, pas sûr. Prenez soin de vous? Prenez plutôt garde à ceux qui n’ont rien. Aux retours de flèches et aux criquets pèlerins. Celui qui tourne les pages, là-haut, jettera un coup d’œil, par-dessus, pour voir si les jeunes loups que certains d’entre nous seront devenus arriveront à se trouver un nouveau territoire.


Née à Sète en 1952, Corinne Desarzens est une journaliste et romancière franco-suisse. Son œuvre compte notamment «Il faut se méfier des paysages» (1989), «Pain trouvé» (1995), «Mon Bon Ami» (2000), «Un Roi» (Prix Lipp 2012), «L’Italie, c’est toujours bien» (2018). Son dernier roman, «Le Palais aux 37 378 fenêtres», est sorti en 2019 (L’Aire).

LE TEMPS


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