lundi 27 octobre 2014

Roberto Bolaño / 2666



 Roberto Bolaño
2666
A peine apparu, sitôt disparu. Si leurs oeuvres se ressemblent peu - quoique, sait-on jamais, si on regarde de très près... -, la situation de Bolaño n'est pas sans évoquer celle d'un autre météore admirable, l'Allemand W. G. Sebald (Les Anneaux de Saturne, Austerlitz, etc., éd. Actes Sud), mort à peu près au même moment que Bolaño, dans un accident de voiture, en Angleterre, quelques années après qu'on l'eut découvert avec la traduction des Emigrants. Voilà deux écrivains venus relativement tard à l'écriture, deux auteurs qui cependant n'ont pas attendu pour s'imposer comme cruciaux dans le paysage littéraire contemporain, et sur lesquels le rideau s'est refermé avec une brutalité inouïe.

Mais Roberto Bolaño, pourtant, ne s'est pas vraiment tu. Du moins, pas tout de suite. Erudite, cérébrale, ironique, hautement sceptique, inscrite dans la double tradition borgesienne et surréaliste, sa voix n'était pas épuisée. Restaient même à découvrir les deux grandes oeuvres du Chilien, à nous parvenues de façon posthume : Les Détectives sauvages, traduit chez Christian Bourgois en 2006 et qui apparut alors comme son livre le plus important, jusqu'à ce jour présent où nous est offert l'ample et magistral 2666. Un roman que la mort de Bolaño laissa, nous dit-on, inachevé - et on le croit volontiers, bien qu'après lecture il soit impos­sible de deviner en quoi auraient pu consister les ultimes interventions de l'écrivain sur ce texte d'une saisissante et ténébreuse ambition.

C'est un univers sans contours théma­tiques ou géographiques précis que des­sine 2666 : au fil des cinq parties qui composent le roman, on se promène des deux côtés de l'Atlantique ; on voyage dans le XXe siècle européen et américain ; on s'attache, le temps de quelques centaines de pages, à des personnages (universitaires, flics, voyous, journalistes...) que l'on recroisera peut-être ultérieurement, ou pas ; on s'interroge sans fin sur ce qui constitue le noeud central de l'intrigue, on hésite et on ne parvient jamais à répondre avec assurance. Deux hypothèses se détachent pourtant, comme deux motifs insistants. Un homme : Benno von Archimboldi, écrivain allemand né en 1920 et aussi secret qu'un Salinger.

Un lieu : la ville mexicaine (fictive) de Santa Teresa, dans le désert de Sonora, théâtre au cours des années 1990 d'une série hallucinante d'assassinats de jeunes femmes, demeurés impunis. L'écrivain allemand et la ville mexicaine sont les deux sujets d'inves­tigation apparents du roman. Lequel, cependant, n'en finit pas de digresser et proliférer de fascinante façon, s'autorisant tous les développements et les changements de points de vue, les embardées encyclopédiques et poétiques, les fausses pistes et les impasses, les jeux de miroirs et d'échos. Semblant épouser souvent les codes du roman noir pour mieux glisser par instants vers les marges du fantas­tique ou du symbolisme.

Quel rapport y a-t-il entre l'énigmatique Archimboldi et la sinistre bourgade mexicaine de Santa Teresa, inspirée à Bolaño par l'authentique Ciudad Juárez et ses meurtres de femmes inexpliqués ? On ne le saura - et encore ! - qu'aux paragraphes ultimes du roman, mais entre-temps, la lente, violente et tragique déambulation de Bolaño aura été l'occasion d'une superbe et mouvante méditation sur le mal, sur la mort, sur l'histoire. Sur la création aussi, la littérature en particulier, à laquelle revient de prendre en charge la déchi­rante mélancolie humaine que génère cette barbarie sans fin, ce désastre permanent, ce chaos indescriptible qu'est et demeurera indéfiniment le monde. Tant qu'il y aura des hommes. Nathalie Crom

Telerama n° 3034 - 08 mars 2008





 
 

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