Patrick Modiano |
Patrick Modiano
Le paradis perdu de l'enfance
"Rétrospectivement, il me semble que des épisodes de mon enfance ont ressemblé à un roman policier."
Patrick Modiano
"Rétrospectivement, il me semble que des épisodes de mon enfance ont ressemblé à un roman policier."
Patrick Modiano
patrick
Modiano est un des écrivains les plus importants de la génération née
juste après la Seconde Guerre mondiale, dont son œuvre – qui rencontre
un public nombreux et fidèle – est directement issue. Ses romans
plongent dans l'atmosphère équivoque et indécise des périodes où les
êtres et les choses sont profondément troublés. Son style, d'une grande
clarté, vise à l'épure et atteint parfois à cette « écriture blanche »
caractéristique de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle,
marquée par la tension entre la mémoire et l'oubli, le silence et la
nécessité de la parole pour rendre compte d'une réalité que l'Histoire a
rendue confuse.
1. Le paradis perdu de l'enfance
« Je
n'avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J'étais
sûr, par exemple, d'avoir vécu dans le Paris de l'Occupation puisque je
me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails
infimes et troublants, de ceux qu'aucun livre d'histoire ne mentionne.
Pourtant, j'essayais de lutter contre la pesanteur qui me tirait en
arrière, et rêvais de me délivrer d'une mémoire empoisonnée ». Patrick
Modiano décrit ainsi – dans Livret de famille – l'obsession qu'il tente
de résoudre par l'écriture depuis son premier roman, La Place de
l'Étoile, publié en 1968, à l'âge de vingt-trois ans. Ce livre est
apparu comme une sorte de météore : il allait à l'encontre de l'histoire
officielle qui tendait à faire de tous les Français des héros de la
dernière guerre. Patrick Modiano, lui, parlait – sous la forme du
constat ironique – de juifs collaborateurs, d'écrivains antisémites, de
marché noir et d'amours ambiguës, de ce que la France voulait recouvrir
du voile de l'oubli. Même Raymond Queneau, l'ami de sa famille, jugeait
scandaleux ce livre qu'il avait néanmoins porté au comité de lecture
chez Gallimard et qui obtint le prix Roger Nimier.
La
part autobiographique est immédiatement perceptible dans l'œuvre de
Patrick Modiano, fils d'une actrice d'origine flamande, Luisa Colpeyn,
et d'Albert Modiano, juif d'Alexandrie vivant dans le milieu des
producteurs de cinéma originaires d'Europe centrale. Pendant la guerre,
le père survécut grâce à une double identité, à son refus de porter
l'étoile jaune et à des relations troubles, sans doute liées à la bande
de la rue Lauriston : en 1942, il fut libéré après une rafle qui aurait
dû le conduire à Drancy et aux camps de concentration.
Patrick
Modiano avoue être poursuivi par de multiples culpabilités : celle
d'être né juif en 1945, celle d'avoir survécu à son frère. Pendant
longtemps, il a mentionné une date de naissance erronée au dos de ses
livres : ce n'est pas lui qui est né en 1947, mais son frère Rudy, mort
dix ans plus tard d'une leucémie. Patrick Modiano s'est brouillé, à
l'âge de dix-sept ans, avec son père, et ses livres ne cessent
d'interroger sa mémoire. Dans les Boulevards de ceinture, le narrateur
part en quête de ce père à la fois trafiquant de marché noir et juif
traqué : les romans de Modiano mettent en évidence la complexité d'une
période où le passage du monde de la Gestapo à celui des résistants –
comme dans La Ronde de nuit – était plus fréquent qu'on ne voulait le
croire, et parfois davantage lié au hasard qu'à la conviction : ainsi de
Lucien Lacombe, l'antihéros du film tourné par Louis Malle à partir du
scénario de Patrick Modiano.
Les
romans de Modiano sont hantés par l'absence, l'effacement, mais aussi
par « le thème de la survie des personnes disparues – développé par le
narrateur de Vestiaire de l'enfance –, l'espoir de retrouver un jour
ceux qu'on a perdus dans le passé » et de revenir à l'enfance trop vite
effacée : dans Remise de peine, le narrateur, « Patoche », vit avec son
frère, loin de leurs parents partis en Afrique ou dans des tournées
théâtrales lointaines, dans une maison de la banlieue parisienne, au
milieu de femmes du monde du spectacle et d'hommes un peu évanescents et
aux activités mystérieuses, sur fond de souvenirs liés à l'Occupation.
Le jeu de miroirs est continuel entre réalité et fiction, entre les
différents moments d'un passé qui vient, par bribes, à la lumière.
2. Au bord de la disparition
« Les
meilleurs repères, ce sont les guerres », affirme Patrick Modiano, et
lorsque ses romans n'évoquent pas les années 1940, ils sont volontiers
situés pendant la guerre d'Algérie, période aussi glauque, incohérente
et floue que l'adolescence de l'auteur. Il a alors côtoyé des gens plus
âgés avec l'impression de vivre en fraude, comme un clandestin, éternel
étudiant à la silhouette fragile, presque transparente, porté vers les
milieux troubles et les logements provisoires à l'hôtel, les amours
furtives avec des femmes toujours sur le départ, comme la jeune héroïne
de Du plus loin de l'oubli, qui disparaît à deux reprises de la vie du
narrateur, dans la fuite des identités et la résurgence des faits
divers. Le suicide de deux jeunes époux en 1933 est le point de départ
de Fleurs de ruine, où un dénommé Pacheco laisse au narrateur une valise
contenant la preuve d'une autre identité pour lui « donner une leçon en
[lui] montrant que la réalité était plus fuyante qu'[il] ne le
[pensait] ».
Même
les lieux sont menacés de disparition : la vision qu'a Modiano de Paris
est plus imprégnée du Balzac lu depuis l'adolescence que de la réalité
contemporaine de la rive gauche – où il vit, mais qu'il considère comme
la province de Paris – ou de la rive droite, où son père avait un bureau
près des Champs-Élysées, et où lui-même a habité avant la construction
du périphérique, près des portes de la capitale, « quand la ville peu à
peu desserrait son étreinte pour se perdre dans les terrains vagues ».
Lorsqu'il
tente, avec son ami, l'illustrateur Pierre Le Tan, de fixer, dans
Memory Lane et Poupée blonde, des façades de boutiques, des intérieurs
de bars, des appartements dans les beaux quartiers, tous deux
s'aperçoivent que les endroits qu'ils ont choisis disparaissent entre le
moment où ils les découvrent pour les décrire et les dessiner et
l'achèvement du livre.
Tout
se dérobe, même la mémoire : le narrateur de Rue des boutiques obscures
(prix Goncourt 1978) est un détective privé amnésique qui recherche son
propre passé en enquêtant sur la personnalité et la vie de différents
inconnus qu'il aurait « pu être », dont l'histoire pourrait lui
permettre de reconstituer la sienne. Cet enquêteur – comme l'écrivain de
romans policiers Ambrose Guise, narrateur de Quartier perdu – est une
autre figure de l'auteur qui n'hésite pas, en 1976, à soumettre Emmanuel
Berl à un Interrogatoire très serré sur la période de 1900 à 1945 dont
il a été un acteur fascinant.
Pour
rendre une matière floue et indécise, Patrick Modiano emploie un langage
d'une fausse simplicité, d'une grande concision, à la limite de ces
rapports de police qu'il affectionne. Dans cet univers de fantômes où
l'inconsistance est la règle, les signes d'écriture tracés par l'auteur
sur la page semblent les seuls repères solides. Mais ces traces
également échappent. Leur apparente neutralité cache d'autres
chausse-trappes : les noms de personnages, leur nationalité, se révèlent
d'emprunt et les noms de lieux s'effacent derrière des énumérations –
comme celle des garages du XVIIe arrondissement dans Remise de peine –
qui deviennent des manières de litanie ou de comptines, accentuant la
lenteur du rythme incantatoire de la narration et abandonnant tout
pouvoir d'information. Villa triste, le quatrième roman, qui marque le
glissement du style vers une fausse précision à la limite de la
dilution, est situé dans une sorte de « non-lieu », une ville au bord du
lac Léman qui reste anonyme, dans un hôtel coupé de la réalité, où se
vit une histoire d'amour vouée à l'inachèvement, malgré les listes de
numéros de téléphones recopiées dans de vieux Bottin ou les articles
venus de journaux spécialisés dans les faits divers.
3. Dora Bruder : le récit d'un processus de création
C'est
sur un avis de recherche, paru dans Paris-Soir le 31 décembre 1941, que
Patrick Modiano ouvre Dora Bruder, livre qu'il ne considère pas comme un
roman mais comme le récit où se dévoile sa « méthode ». Cette coupure
de journal décrit une jeune fille disparue, apparemment en fugue, alors
qu'elle était juive, doublement soumise au couvre-feu ou aux mesures
qui, à cette époque, fermaient parfois tout un quartier. Conduite après
une rafle, en 1942, à la prison des Tourelles, puis à Drancy et à
Auschwitz, Dora Bruder n'a pas échappé au destin qui aurait dû emporter
Albert Modiano et qui aurait condamné Patrick à ne pas naître.
La
jeune fille a fait, au même âge que l'écrivain, une fugue aux
conséquences et à la durée bien différentes : lorsqu'en janvier 1960
celui-ci a tranché, pendant quelques heures, les liens qui le
rattachaient à ses maîtres, ses camarades, ses parents, il a éprouvé le
même « sentiment de révolte et de solitude porté à son incandescence et
qui vous coupe le souffle et vous met en état d'apesanteur » que Dora
Bruder, sorte d'extase permettant d'oublier les dangers, mais pouvant
apparaître comme « un appel au secours et quelquefois une forme de
suicide ».
Ces
parallèles et ces différences ont poursuivi l'auteur, et un premier
livre, Voyage de noces, n'a pas suffi à anéantir sa fascination pour
Dora Bruder. Partant des lieux où la jeune fille a vécu, il a mené une
enquête très serrée – citant des rapports, des lettres, des témoignages –
pour retrouver ses traces et celles de sa famille, mais il s'est arrêté
au moment où il aurait dévoilé « le trop » et détruit le mystère,
l'impression d'un destin qu'on a voulu effacer, la légèreté d'une
empreinte préservant l'essentiel : « les blancs, les silences et les
points d'orgue ».
ARAUCARIA
RIMBAUD
Les premières lignes / Patrick Modiano / Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
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Les premières lignes / Patrick Modiano / Dans le café de la jeunnesse perdue
Patrick Modiano / Un cirque passe
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