mercredi 15 juin 2022

Patrick Modiano / Contre «la nuit froide de l’oubli»

 

Patrick Modiano


Patrick Modiano, contre «la nuit froide de l’oubli»

Le romancier français, Prix Goncourt en 1978 pour «Rue des boutiques obscures», reçoit le Prix Nobel de littérature 2014 pour son «art de la mémoire»


Eléonore Sulser
Publié jeudi 9 octobre 2014 à 22:07





Ecrire contre «la nuit froide de l’oubli»

Littérature L’Académie suédoise décerne le Prix Nobel à Patrick Modiano

Le romancier est récompensé pour son «art de la mémoire»

Il avait reçu le Prix Goncourt en 1978 pour «Rue des boutiques obscures»

«Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir.» Cette phrase de René Char, Patrick Modiano l’a inscrite en exergue de Livret de famille paru en 1977. En lui décernant le Prix Nobel de littérature pour «l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation», l’Académie suédoise salue, aujourd’hui, cette obstination «à achever un souvenir», qui, au fil des ans et d’une trentaine de livres, n’a fait que s’affirmer chez Patrick Modiano. Au point que la phrase de René Char pourrait avoir, rétrospectivement, valeur de devise pour l’écrivain.

Vivre et donc écrire, s’agissant de Patrick Modiano, se joue en effet dans l’obstination de la mémoire. Pour l’écrivain, la mémoire est une contrée accidentée, fragmentée, jamais tout à fait sûre, toujours à revisiter. Elle est d’abord un territoire intérieur: c’est sa propre histoire, celle de son enfance et de sa jeunesse, que le romancier ne cesse de scruter. Il tente inlassablement de résoudre l’énigme de ses origines, sans y parvenir tout à fait, car subsiste toujours un indéchiffrable noyau.

Beaucoup de ses textes, dont le dernier, paru au début de ce mois, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (lire en page 29), reviennent sur son enfance et son adolescence déchirée, sans éclairer tout à fait ce qui, à lui-même, demeure obscur. C’est cette obscurité, cette quête d’une vérité définitive sur soi qui est le moteur de l’écriture.

Modiano écrit donc dans le flou, dans l’incertain, dans l’inquiétude, dans un sentiment de précarité, hérité de parents souvent absents, d’une mère désintéressée et d’un père louche, trafiquant, ballottant ses enfants comme des paquets encombrants, envoyant son fils aîné loin de Paris, en pensionnat en Haute-Savoie, le dénonçant comme «voyou», tentant enfin de s’en débarrasser en l’envoyant à l’armée.

Même Un Pedigree , paru en 2005 – très beau livre, ouvertement autobiographique celui-là – ne lève pas les doutes sur sa jeunesse brouillée, endeuillée aussi par la mort d’un petit frère: «Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11, allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. Les périodes de hautes turbulences provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier.»

A la précision des dates, des adresses, des papiers d’identité – motifs récurrents dans tous les livres de Modiano, à ces preuves parfois péniblement rassemblées, répondent toujours l’inquiétude et une vague illégitimité. Seule l’écriture donnera enfin une place à Patrick Modiano. C’est lorsque paraît son premier roman, La Place de l’Etoile en 1967, laisse-t-il entendre dans Un Pedigree , qu’il peut enfin «prendre le large, avant que le ponton vermoulu ne s’écroule». Le Prix Goncourt de 1978 pour Rue des boutiques obscures vient confirmer le talent de l’écrivain discret qu’il est devenu, sans le détourner de son projet.

Sa quête mémorielle obstinée n’est pas qu’un retour sur soi. Patrick Modiano la déploie aussi dans l’histoire et dans l’espace. L’écriture se concentre sur une époque précise: celle de la guerre, qui précède son enfance et sa jeunesse, celle de l’après-guerre et jusque vers la fin des années soixante, lorsqu’il se met à écrire.

«Souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie qu’on aurait tissée dans un demi-sommeil», dit-il dans la préface du Quarto qui a rassemblé dix de ses romans, en 2013. Gens de cabaret, complices ou amis du père, acteurs, actrices que connaissaient sa mère, inconnus rencontrés dans des bars, au champ de course, copains, amours de jeunesse – comme cette Kiki Daragane qui offre son patronyme à Jean Daragane, le héros de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier – peuplent ses livres ; tandis que les lieux, fréquentés dans l’enfance et plus tard, tout cela raconté, retrouvé, travesti par le romanesque, nourrissent l’écriture du souvenir. Il y a Paris, bien sûr, dont il voit encore l’ancien visage, sous les façades modernes, dont il raconte les cafés disparus sous les boutiques de luxe. Mais aussi la Haute-Savoie, le Léman, Evian, Annecy, Genève et Lausanne, où, adolescent, il rejoignait parfois son père: «Etrange Genève du tout début des années 1960. Des Algériens parlaient à voix basse dans le hall de l’Hôtel du Rhône. Je me promenais du côté de la Vieille- Ville. On disait que Dominique la brune, dont j’étais amoureux, travaillait la nuit au Club 58, rue des Glacis-de-Rive.» (Un Pedigree)

L’écriture interroge sa mémoire propre des gens et des lieux, mais aussi celle de l’Europe, de la France de l’après-guerre. Contrebande, espionnage et collaboration sont au cœur de ses livres et parfois, de scénarios, comme Lacombe Lucien filmé par Louis Malle (1974). La déportation, aussi. «En consultant de vieux journaux, en décembre 1988, je suis tombé, dans le numéro du 31 décembre 1941 de Paris-Soir , sur l’avis de recherche de Dora Bruder», raconte-t-il à propos de Dora Bruder , paru en 1997. L’annonce le saisit. Il écrit un premier texte, Voyage de noces (1989). Il continue à chercher, rassemble des indices et fait le récit de son enquête sur la déportation et la disparition de cette jeune femme dans un livre poignant, magnifique: Dora Bruder.

Lire Modiano, c’est voyager dans une sorte de galaxie littéraire, relier entre elle des étoiles lointaines, dont la lumière nous parvient à travers l’écran du temps. On lui reproche parfois la fugacité de ses textes, qui semblent s’évaporer au fil de la lecture. Il n’empêche qu’il demeure une impression durable, persistante, pareille à aucune autre. Il possède une «petite musique» disent certains critiques. L’image a la facilité d’une rengaine, mais Modiano lui-même, qui n’est pas si loin de Simenon, pas si loin des quartiers populaires où il traînait enfant, ne dédaigne pas les refrains. Sans le récit sans cesse recommencé, sans le travail de l’écriture, tout serait englouti «dans la nuit froide de l’oubli» – comme dit la chanson –, comme le répète, dans son dernier roman, Modiano lui-même.

Relier entre elles des étoiles lointaines, dont la lumière nous parvient à travers l’écran du temps



Eléonore Sulser

Reporter à Hong Kong ou Kaboul, correspondante à Bruxelles, en entretien avec Jean Starobinski, Virginie Despentes, Salman Rushdie ou Siri Hustvedt, chroniqueuse littéraire, passionnée par les questions d’égalité, voilà plus de vingt-cinq ans que je pratique mon métier entre les rubriques Culture et International de la Gazette de Lausanne, de 24Heures puis du Temps. Aujourd’hui, je suis rédactrice en chef adjointe.

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