Une monstrueuse normalité
par Alain Joubert21 avril 2021
En 1943, Hans Nebel et sa femme, Anna, arrivent en Pologne, sous un soleil radieux, dans une région boisée qui leur rappelle un peu la Forêt-Noire. Une vraie chance. Lui est Untersturmfürer ; c’est un SS. Il vient d’être affecté à l’état-major d’Auschwitz, où il sera chargé de la comptabilité du camp. Son supérieur lui assure que les conditions d’existence en Pologne sont excellentes pour les familles, puis lui offre un cigare, en ajoutant qu’il y a pire comme travail. Anton Stoltz, écrivain canadien dont Le jardin du Lagerkommandant est le premier roman, mène la narration du point de vue d’Anna ; ce sont donc les réflexions et les états d’âme de cette bonne épouse qui constituent l’essentiel du récit qui va suivre.
Anton Stoltz, Le jardin du Lagerkommandant. Maurice Nadeau, 192 p., 19 €Ainsi l’installation dans un chalet vaste et confortable, une « villa », à quelques kilomètres du camp, se passe-t-elle pour le mieux : il y a le chauffage central et l’eau chaude. Le seul véritable souci d’Anna concerne l’éducation de ses deux enfants, Joachim et Helmut, mais on lui assure que Frau Muller, originaire de Berlin, s’en occupera merveilleusement. Il ne reste plus au personnage d’Anton Stoltz, dès lors, qu’à réfléchir à son emploi du temps, une fois les garçons en classe.
Pour commencer, Anna estime qu’elle a besoin d’être régulièrement coiffée, chaque vendredi, et demande à son mari de lui envoyer quelqu’un, préférant être coiffée à domicile plutôt que de se rendre au salon de coiffure du camp. C’est une Juive (on ne saura jamais son nom), qui sert d’interprète au bureau de l’état-major, que propose Hans ; elle n’a pas du tout le type sémite, observe Anna, qui, du coup, souhaite la prendre à la maison pour l’employer également à certaines tâches domestiques ; c’est tellement plus pratique pour l’entretien des lieux ! Hans donne son accord en précisant cependant : « Pas question qu’elle touche à la cuisine, nous engagerons quelqu’un d’autre pour cela ». Ce sera une jeune fille, allemande par son père, hollandaise par sa mère, prénommée Elisabeth (elle a le droit d’être « nommée », elle !), et Témoin de Jéhovah, donc d’une parfaite docilité, déclare Hans, même si ces gens-là « ont des idées un peu bizarres en ce qui concerne la pratique religieuse, et sont pacifistes ».
L’intendance, c’est bien joli, mais cela ne suffit pas à Anna qui pense transformer son salon en un espace de concert et de lecture, espérant que certaines femmes d’officiers, qu’elle n’a pas encore côtoyées à Auschwitz, aimeraient participer à ces soirées, au lieu de se rencontrer uniquement « pour partager café, gâteaux et pâtisseries, ou pour un thé musical ». Sa solution : un événement tous les mois, sur un thème musical associé à une lecture. Pour ouvrir la saison, elle décide de proposer le thème de la joie en musique, en s’appuyant sur Beethoven, Bruckner et Bach et, pour la première lecture, sur l’un des grands auteurs romantiques allemands à choisir. On se fournira en alcools et victuailles grâce au Lagerkommandant, « homme en mesure de comprendre ce type de demande », sachant que sa femme, Frau Hoess, adore le faste et « s’approvisionne largement aux entrepôts de vivres du camp ».
L’urgence du moment, cependant, c’est de vérifier si la Juive, âgée de dix-sept ans et demi, est en mesure de coiffer convenablement Anna. Tout se passera le mieux du monde et Hans, de retour du camp, pourra dire à sa femme « C’est du travail de professionnelle, nul doute là-dessus ». Plus tard, dans la soirée, après avoir tous les deux bu force schnaps, Hans dissertera sur l’impératif catégorique de Kant, en déclarant que la morale, au sens où l’entendait le philosophe, « ne pouvait être discutée que si des hommes comme lui avaient le courage de poser la question […] en termes dramatiques, excessifs, grâce à une action nouvelle, inconcevable jusque-là pour l’esprit humain », ce qui laissa songeuse Anna qui, à cet instant encore, ignorait tout de ce qui se passait réellement dans le camp. Bien sûr, l’odeur nauséabonde qui flottait alentour, si elle lui rappelait celle d’une tannerie qu’elle respirait jadis du côté de Günzburg, lui laissait à penser qu’il s’agissait alors d’une tannerie « d’un type particulier ».
Certes, elle savait par son mari, qui était chargé de compter les morts, qu’il existait un four crématoire, mais la manière dont ces morts s’étaient ainsi accumulés lui échappait totalement. Et si elle comprenait qu’il fallait éviter les risques d’épidémie, elle se disait néanmoins : « N’aurait-on pas pu tout de même enfouir les corps à une bonne profondeur plutôt que de nous imposer cela ? » Ce à quoi Hans répondait : « Tu n’as qu’à te boucher le nez si ça te déplait ».
Un jour qu’il avait beaucoup bu, Hans déclara qu’il avait aussi beaucoup réfléchi au cas du Christ, et que c’était un faux Juif : « Jésus était un aryen venu de l’Inde et qui a été tué parce qu’il n’était pas sémite. Ce qui nous autorise à croire en lui ». Sur ces bonnes paroles, Anna fait endosser à la coiffeuse juive une blouse qui permet de dissimuler son étoile jaune au travail, sachant que la jeune fille ne s’approprie pas le bien d’autrui et ne songe pas à fuir ; une perle, à l’image d’un bon SS qui ne vole ni ne fuit, déclara Hans, sauf exception…
Toujours soucieuse de sa bonne forme physique, Anna évite de compenser son ennui par la nourriture : « Ce serait si bête de grossir à Auschwitz lorsqu’une femme peut employer son temps à se cultiver et à profiter de la campagne ». Il s’agit à présent d’organiser la première soirée de concert et d’en fixer le programme, le problème de l’approvisionnement étant surmonté !
Cette soirée se déroulera sans incident, à grands coups de Bach et de Chopin, pour la musique, et avec l’aide des poèmes d’Evald Klust lus par Frau Brunner. Il est vrai qu’Anna avait rédigé une présentation affirmant que « nous, Allemands, avons une largeur de vue que les autres peuples n’ont pas, dès qu’il s’agit d’apprécier les œuvres du génie humain ». Un autre jour, alors qu’elle fait l’éloge du docteur Kremer qui tente de trouver des réponses au problème du « vieillissement », Hans s’insurge violemment et déclare : « On ne vieillit pas à Auschwitz, Anna, Le problème du vieillissement ne se pose pas, ne s’est jamais posé et ne se posera pas à Auschwitz, tu m’entends ? Tu ne sais rien et tu ne dois rien savoir ! » À l’avenir, en plusieurs circonstances, Hans formulera un certain nombre de critiques quant au devenir de l’Allemagne, ce qui se passe sur le front de l’Est lui paraissant négativement décisif. Mais la grande question pour Anna est ailleurs ; elle souhaiterait posséder un grand jardin, agrémenté d’une serre où pourraient être cultivés des fruits exotiques !
Bon. Le lecteur du roman d’Anton Stoltz a compris ce qui se passe à quelques kilomètres du camp, cette vie bucolique au milieu de fermes, d’écuries, de jardins individuels, alors que les chambres à gaz tournent à plein régime afin d’éliminer Juifs et Tziganes par un système d’extermination de masse. Ah ! bien sûr, il y a l’odeur ! Bref, nous sommes au cœur d’une « normalité monstrueuse »…
Dans une postface, Anton Stoltz nous apprend que l’Untersturmfürer Hans Nebel n’est pas un personnage de fiction ; né en 1910, il est mort en 1973, après avoir passé quatre ans dans un camp d’internement américain à partir de 1945. Stoltz précise aussi que : « Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l’intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l’intérieur comme à l’extérieur du camp constitue l’envers et l’endroit d’une même entreprise de dissimulation de la vérité. Ici, on se plaint des odeurs ; là-bas, on brûle les corps. »
Dans cette chronique, je n’ai relaté qu’une petite partie des réjouissances hypothétiques vues par Anna, et des interrogations diverses de Hans, voire de ses « complaisances » envers la Juive, comme nous l’apprendra une lettre non cachetée, retrouvée dans ses papiers après sa mort. Mais ce livre, d’une grande puissance d’évocation, « montre l’emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, « muets », « sourds », « aveugles » et « amnésiques », furent trop souvent les complices des bourreaux », rappelle Anton Stoltz, en guise de conclusion. Certains « rappels » sont-ils toujours aussi utiles ? L’avenir nous le dira.
EN ATTENDANT NADEAU
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