Je n'écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre / Entretien avec Patrick Modiano
"Je n'écris pas pour parler de moi
ou essayer de me comprendre"
Entretien avec Patrick Modiano
Ou une variation sans cesse recommencée, autour
de motifs récurrents : le Paris de l'après-guerre où il a grandi, une
enfance auprès de parents défaillants, une adolescence solitaire et
clandestine... Du passé, Patrick Modiano a certes fait son matériau
poétique, mais l'étiquette de « nostalgique », dont on l'affuble trop
souvent, lui va fort mal. Rêveuse, grave, parfaitement singulière,
imperméable aux modes esthétiques, son oeuvre défie le passage des
années. Et lui occupe une place à part dans le paysage. Un homme secret,
parfaitement rétif aux confidences, et un écrivain imperturbable, sûr
de son fait et de son geste, que nous avons rencontré à l'occasion de la
parution de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son nouveau
roman. Vous avez confié parfois que vous auriez aimé écrire des romans policiers. Ce nouveau livre en est un, ou presque...
Oui,
j'ai toujours eu l'envie, la nostalgie de pouvoir écrire des romans
policiers. Ou des séries, comme faisait Georges Simenon, qui donnait un
nouveau roman tous les mois. Au fond, les thèmes principaux des romans
policiers sont proches de ceux qui m'obsèdent : la disparition, les
problèmes d'identité, l'amnésie, le retour vers un passé énigmatique. Le
fait, aussi, de proposer souvent différents témoignages contradictoires
sur une personne ou sur un événement me rapproche du genre. Mon goût
pour ce type d'intrigues s'explique aussi par des raisons intimes.
Rétrospectivement, il me semble que des épisodes de mon enfance ont
ressemblé à un roman policier. A certains moments, j'ai été entouré de
personnes et d'événements très énigmatiques. Les enfants ne se posent
pas tellement de questions sur le moment, tout leur semble naturel. Mais
c'est un peu plus tard, lorsque le temps a commencé à s'écouler, qu'on
se retourne vers le passé en se demandant : mais que se passait-il au
juste ?
“Je n'écris pas vraiment des romans, plutôt des choses un peu bancales.”
Pourquoi n'avoir jamais écrit alors de roman policier ?
Le
roman policier induit une sorte de réalisme, voire de naturalisme, et
une structure narrative assez rigide et efficace. Il n'y a pas de place,
dans sa facture, pour le côté fluide de la rêverie, il faut être un peu
terre à terre, ou didactique, afin que les pièces du puzzle
s'emboîtent. A la fin d'un roman policier, il y a une explication, une
résolution. Cela ne convient pas quand on veut, comme moi, décrire un
passé morcelé, incertain, onirique. D'ailleurs, je n'écris pas vraiment
des romans au sens classique du terme, plutôt des choses un peu
bancales, des sortes de rêveries, qui relèvent de l'imaginaire. Vous souvenez-vous de la toute première idée qui a conduit à ce nouveau roman? J'ai
retrouvé un jour une note que j'avais prise très jeune, à l'âge de 12
ou 13 ans, dans laquelle je disais déjà vouloir essayer d'écrire quelque
chose qui soit un mélange du Grand Meaulnes et du roman noir à la Peter
Cheyney. Cela à partir d'un moment trouble de mon enfance, quelques
années plus tôt, où je vivais dans les environs de Paris, en
Seine-et-Oise, dans une banlieue encore très campagnarde, avec dans les
environs un château en ruine qui évoquait le roman d'Alain-Fournier. Mes
parents étaient absents, les personnes chez qui j'habitais étaient un
peu louches, le climat était étrange. Dans un livre qui s'appelle Remise
de peine, il y a vingt-cinq ans, j'avais déjà évoqué ces instants. Vous vous situez pourtant loin de l'autobiographie...
Il
ne s'agit jamais pour moi de me plonger de façon narcissique dans mon
enfance. Je n'écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre.
Ni pour reconstituer les faits. Il n'y a aucun désir d'introspection.
Non, j'ai juste été marqué durant l'enfance par une atmosphère, un
climat, parfois des situations, dont je me suis servi pour écrire des
livres. Mais en quittant le plan autobiographique pour me situer sur
celui de l'imaginaire, du poétique, avec quelques événements de mon
enfance pour matrice. Des choses parfois dérisoires, insignifiantes,
sans doute pas si mystérieuses, au fond. Je me souviens par exemple que,
dans les premiers magazines d'actualité que j'ai eus entre les mains
vers l'âge de 10 ans et que je lisais en cachette, j'étais tombé sur la
photo d'une jeune femme jugée aux assises pour avoir tué son amant, un
étudiant en médecine. Ce visage m'avait tellement imprégné que, des
années plus tard, je l'ai reconnue un jour où je marchais rue du Dragon,
à Paris. Je ne cherche pas à savoir pourquoi ce visage m'a frappé, ce
qui m'importe, c'est qu'il me projette dans une rêverie. De
la même façon, les questions qu'enfant je me posais sur mes parents et
leurs attitudes étranges, sur les personnes troubles qui les
entouraient, sur l'Occupation, que je n'ai pas connue mais qui était
très présente pour moi comme pour tous ceux de ma génération... tout
cela, je n'ai pas cherché à l'expliciter, mais à le déplacer sur un plan
poétique. Les événements n'ont pas d'intérêt en eux-mêmes, mais ils
sont comme réverbérés par l'imaginaire et la rêverie. Par la manière
dont on les a rêvés, dont parfois on les a mélangés et amalgamés, on a
mis sur eux une sorte de phosphorescence, ils sont métamorphosés. En
écrivant ainsi, j'ai l'impression d'être plus proche de moi-même que si
j'écrivais d'un simple point de vue autobiographique.
“On peut penser que j'écrirai toujours sur les mêmes thèmes.”
Dans votre oeuvre, seul Un pedigree relève strictement de l'autobiographie?
Oui, on peut considérer les choses ainsi. Pourtant, bizarrement,
c'est un livre où je ne parle pas de choses ou de gens très intimes. En
fait, j'ai écrit ce livre pour me délester de ce qui m'avait été imposé
dans la vie : mes parents, les personnes qu'on a autour de soi
lorsqu'on est enfant et adolescent, qu'on n'a pas choisies mais qui sont
là et vous contraignent ou vous pèsent. Je voulais vraiment m'en
débarrasser, comme on le fait d'un corps étranger. Je l'avais écrit
après avoir lu un ouvrage où il était question de moi, qui comportait
beaucoup d'inexactitudes. J'avais décidé, à titre documentaire et à mon
seul usage, de dresser une sorte de mémorandum, très factuel et très
précis, de mon enfance et mon adolescence. Au bout de dix ans, je l'ai
retravaillé pour qu'il soit publié. Ça a donné ce livre lapidaire,
sommaire, Un pedigree, qu'un temps j'ai regretté d'avoir publié,
justement à cause de ce côté factuel et autobiographique. Puis il s'est
passé un phénomène bizarre : ce livre a été comme aspiré par mes autres
livres, il ne s'en dissociait pas, il était comme un squelette de mes
autres livres. A force de revenir sans cesse sur les mêmes motifs, avez-vous parfois eu peur que votre imaginaire soit tari ?
Ce
n'est qu'a posteriori qu'on s'aperçoit qu'on reprend toujours des
thèmes, des images sur lesquels on a déjà écrit. Cela se fait de façon
inconsciente, mais il arrive un moment où, à force que ça se répète et
que ça se recoupe, on craint que ça ne marche plus. Faulkner disait
qu'écrire c'est épuiser un rêve. On peut éviter cet épuisement. Pour ce
nouveau roman, dont j'avais déjà utilisé les éléments de l'intrigue dans
Remise de peine, je savais, instinctivement, qu'il me fallait trouver
un nouveau point de vue. Alors il n'y a plus de « je », il s'agit d'un
récit à la troisième personne. Et les événements sont envisagés à partir
du présent, du début du xxie siècle, soit un demi-siècle après qu'ils
se sont produits. On peut penser que j'écrirai toujours sur les mêmes
thèmes, toujours ces « trucs » venus de mon enfance, mais selon des
points de vue qui évoluent. Vous
écrivez depuis près de cinquante ans, et il semble que vous avez
traversé toutes ces années, et les différents courants esthétiques qui
se sont succédé, sans en être affecté. Qu'en est-il ?
Dans
les années 1960, les gens de ma génération qui aspiraient à écrire ne
s'intéressaient pas tellement au roman, aux choses purement littéraires.
Quand j'ai commencé, eux se tournaient plutôt vers les sciences
humaines. Il me semble qu'ils avaient besoin de maîtres, d'être
intellectuellement stimulés et guidés, alors ils sont devenus disciples
de Barthes, ou de Foucault, ou d'Althusser. Moi, j'avais déjà une vision
de romancier, qui m'a toujours tenu à l'écart des théories. Ces
maîtres-là m'intéressaient comme personnages, je m'attachais aux détails
de leurs attitudes, à leur personnalité, mais pas du tout à leur
pensée. Je me souviens d'avoir croisé un jour, par hasard, Jacques
Lacan, et d'avoir observé ses gestes, sa voix, sa manière de parler.
Cela peut paraître un peu frivole, je l'admets...
“La psychanalyse n'est pas liée pour moi à l'idée de thérapie.”
La psychanalyse ne vous a jamais attiré ?
La
psychanalyse ressemble parfois à un roman policier : quelque chose est
caché qu'on ne veut pas, ou qu'on ne peut pas voir, alors on attend de
découvrir ce qui va surgir du processus analytique. C'est assez proche
de l'enquête. J'ai été frappé aussi par certaines notions comme celle
des souvenirs écrans, par lesquels on peut dissimuler un souvenir trop
pénible en lui en substituant un autre, moins difficile à vivre. Mais il
s'agit, là encore, d'un regard de romancier — la psychanalyse n'est pas
liée pour moi à l'idée de thérapie. Par ailleurs, même si des écrivains
se sont fait psychanalyser — à commencer par Raymond Queneau, dont j'ai
été très proche —, il me semble, moi, que celui qui écrit a besoin que
subsiste une certaine opacité. Besoin de ne pas comprendre tout à fait.
Comme s'il était dans une sorte de demi-sommeil : si on le réveille, ça
risque de s'évanouir. Le
personnage central de votre nouveau roman, Jean Daragane, ne lit plus
que l'Histoire naturelle de Buffon. Est-ce aussi votre cas ? Il
regrette de ne pas s'être davantage intéressé à ces sujets — les
animaux, les arbres... — durant sa vie. Je ne pense pas comme lui. Dans
mes lectures, je suis allé toujours vers des univers qui m'étaient
étrangers, que je ne connaissais pas — les grands romans russes ou
anglais, par exemple, qui se situent à la campagne. Mais c'est vrai
qu'on regrette parfois de n'avoir pas assez observé les choses. Ou de ne
pas avoir écrit sur elles. Ainsi, adolescent, alors que j'allais de
pensionnat en pensionnat, j'ai regardé de près la vie se dérouler dans
des villes de province, telles qu'elles n'existent plus aujourd'hui.
J'aurais pu écrire là-dessus. Mais je ne l'ai pas fait. J'aurais dû pour
cela adopter sans doute une forme romanesque plus classique, disons à
la Mauriac. Mais on est un peu prisonnier de son registre, et de son
enfance, de ce qu'on a vu, des lieux où on a vécu.
“Ce n'est qu'avec les années que j'ai appris à aérer mes romans.”
L'écriture est-elle une activité agréable ?
Ce que
j'aime, dans l'écriture, c'est plutôt la rêverie qui la précède.
L'écriture en soi, non, ce n'est pas très agréable. Il faut matérialiser
la rêverie sur la page, donc sortir de cette rêverie. Parfois, je me
demande comment font les autres ? Comment font ces auteurs qui, comme
Flaubert le faisait au xixe siècle, écrivent et réécrivent, refondent,
reconstruisent, condensent à partir d'un premier jet dont il ne reste
finalement rien ou presque dans la version finale du livre ? Ça me
semble assez effrayant. Personnellement, je me contente d'apporter des
corrections sur un premier jet, qui ressemble à un dessin qui aurait été
fait d'un seul trait. Ces corrections sont à la fois nombreuses et
légères, comme une accumulation d'actes de microchirurgie. Oui, il faut
trancher dans le vif comme le chirurgien, être assez froid vis-à-vis de
son propre texte pour le corriger, supprimer, alléger. Il suffit parfois
de rayer deux ou trois mots sur une page pour que tout change. Mais
tout ça, c'est la cuisine de l'écrivain, c'est assez ennuyeux pour les
autres...
Dans
mes premiers livres, il n'y avait jamais de chapitres, de retours à la
ligne, de respiration. A posteriori, je me suis demandé pourquoi, et
j'ai compris que l'écriture s'accommode mal de la jeunesse. Sauf dans le
cas d'un génie poétique précoce, comme Rimbaud. Ecrire très jeune,
c'est être soumis à une tension qu'on ne sait pas manier. Regardez ces
déménageurs capables de porter sur les épaules et le dos des poids
inhumains, parce qu'ils savent quelle posture leur corps doit adopter
pour cela. Ecrire, c'est pareil : il faut trouver la posture. Au début,
je n'y arrivais pas, j'étais crispé, tendu, ce n'est pas si facile de se
concentrer. De plus, il y a comme une déperdition d'influx nerveux
entre le cerveau et la main : on pense à des choses qui vous stimulent,
et quand on se met à écrire, d'une certaine manière, c'est déjà trop
tard, vous avez perdu l'influx nerveux, vous êtes comme ces canards dont
on a coupé le cou et qui continuent à courir alors qu'ils n'ont plus de
tête. Ce
n'est qu'avec les années que j'ai appris à gérer cela, à me détendre un
peu, à aérer mes romans. Ecrire n'est pas vraiment plus facile, mais on
dispose de techniques qui font que, quand même, on y arrive mieux. Même
si, parfois, je me dis aussi qu'il y a un côté anachronique dans
l'écriture, la lenteur qu'elle suppose, alors même que tout va tellement
vite aujourd'hui, tout s'est accéléré autour de l'écrivain qui, lui,
continue à son rythme. Quelle relation entretenez-vous avec vos lecteurs ?
C'est
émouvant d'avoir des lecteurs. C'est merveilleux, on a l'impression
qu'on peut communiquer. En fait, à chaque livre, il se passe ce drôle de
phénomène, un peu désagréable : quand vous l'avez fini arrive un moment
brutal où le livre veut littéralement couper les ponts, se débarrasser
de vous. On ne peut pas être son propre lecteur. Votre livre terminé est
devenu un objet, une sorte de magma un peu pâteux, une masse informe
dont vous avez une vision de détails, mais pas de vue d'ensemble. Et
c'est le lecteur qui va le révéler, comme cela se passe en photographie.
Le livre n'appartient plus à celui qui l'a écrit, mais à ceux qui le
lisent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire