Samuel Beckett
(1906 - 1989)
L'HOMME-LIMITE
Samuel Beckett a souvent été considéré comme un simple écrivain de l’absurde, puis comme un écrivain du regard tragique, du désespoir irrémédiable, du ciel vide, de la solitude éternelle, de l’incommunicabilité. Pour pénétrer son originalité littéraire, il est nécessaire de se départir du regard simplificateur qui le réduisait ou à un écrivain étrange dont les textes n’avaient aucun sens ou à un écrivain dangereusement nihiliste qui détruisait tout. Restituons à Beckett le souffle philosophique et la réflexion sur l’homme qui se dégagent de son œuvre.
Passons vite sur quelques éléments biographiques, détails sans importance selon Beckett. Né à Dublin en 1906, issu d’une famille protestante qui l’étouffe, il accomplit une brillante carrière universitaire et est nommé lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure de Paris en 1928. Influencé par son amitié avec Joyce dont il faillit épouser la fille, il écrit son premier essaiDante… Bruno… Vico… Joyce en 1929. Il effectue ensuite de nombreux voyages, résidant tantôt en France tantôt en Angleterre, avant de se fixer définitivement à Paris en 1938. Exil, résistance, lucidité, isolement : c’est ainsi que peuvent se décrire l’existence et le processus littéraire de Samuel Beckett. Discret, solitaire, de nature fragile, il abandonne ses fonctions universitaires pour se consacrer à l’écriture. Fuyant autant que possible la gloire qui a fondu sur lui à la suite de ses succès internationaux au théâtre et de l’obtention du prix Nobel de littérature en 1969, il a toujours émis le souhait que l’on ne glose pas sur sa vie, ses heures de mutisme inébranlable, ses phases de dépression, ses générosités extrêmes. Il porte tout autant un intérêt ténu et méfiant aux commentaires et critiques exprimés sur ses écrits car il « écri[t] juste pour respirer ».
De l’usage littéraire de la philosophie
Le problème que Beckett pose se situe dans l’incompréhension sans solution qu’il donne à voir dans ses livres. Il ne porte aucun jugement sur son propre travail, tout comme il rejette toute discipline établie, tout savoir constitué, qui se fonderait sur une affirmation savante sur le vrai et le faux. Il s’oppose aux vertus de nomination du langage, à l’adéquation langage-objet. Il n’affirme rien positivement et insère au sein de son phrasé un doute permanent qui rend son écriture instable, précaire, douteuse par elle-même. Son œuvre est questionnement perpétuel sur ce que l’homme ne peut pas dire et affirmer. Il ne fait que constater, décrire la vacuité des connaissances admises et de l’existence, et l’impossibilité de saisir et connaître la nature des choses. Il oscille dans son écriture propre entre les incertitudes du monde qu’il tente de décrire mais auxquelles il n’échappe pas. Il ne constitue aucune doctrine, mais il problématise tout rapport au monde : rapport à autrui, rapport aux objets, rapport au langage, rapport à soi-même. Il assimile l’exercice de la pensée à une logique de l’échec, autrement dit il part de l’ordre apparent du monde et du bonheur illusoire pour aboutir, niant toute possibilité de bonheur et de certitude, au désordre, au hasard, au silence. Il démunit l’homme de tout remède dont ce dernier s’est intellectuellement pourvu en cas de malheur. Sa préoccupation est de réussir à penser et affirmer le pire, elle n’a pas pour fin de surmonter un naufrage philosophique mais de le rendre certain et inexorable en détruisant toutes les possibilités d’échappatoire. La philosophie ne lui fournit pas d’outils techniques, mais il écrit chaque mot selon la pensée intuitive qu’il a de l’humain. L’extension de la notion de philosophie comme discipline de réflexion, questionnement, mise en doute, nous permet donc de désigner la philosophie comme fond de ses œuvres.
Un huis clos solitaire
Pour mener une enquête sur l’humanité pensante, Beckett pense qu’il faut mettre de côté tout divertissement, toute action et mouvements inutiles afin de ramener l’humanité à ses fonctions indestructibles. C’est pourquoi les héros beckettiens sont impotents, déformés, ils ont tout quitté, tout oublié, se trouvent dans un huis clos solitaire. Le délabrement et le tragique de la mort s’étendent à ces héros, non en tant qu’ils sont destinés à cesser d’être, mais en tant qu’ils sont et ne parviennent pas à être pleinement. Les personnages des pièces et romans de Beckett ont pour seule fin de s’élever au-dessus de l’apparence des choses, dussent-ils perdre tout repère dans un vide incompréhensible et douloureux. Dépouillé de ses objets, d’une force facile et jamais empêchée, l’être beckettien ne peut pas ne pas affronter l’existence et faire état des rapports entre les termes et les choses, c’est pourquoi il est dit dans l’introduction du Cahier de l’Herne consacré à Beckett qu’il « montre l'homme privé de toute illusion, débarrassé des sentiments, croyances, pensées qui servent à lui masquer la réalité de son supplice, l'homme attaché à vivre intensément ce supplice, c'est-à-dire à souffrir, décapé jusqu'à l'os ». Cette expérience du tragique que met en mot ou en scène Beckett est celle de l’existence réduite à elle-même, privée de divertissement. Beckett réduit l’homme : ses occupations, son champ d’action, son corps et ses fonctions. La parole est le seul élément qui permet aux personnages de témoigner de la condition humaine, tout comme l’écriture littéraire abstraite est le seul moyen pour Beckett de se faire le témoin de sa réflexion sur l’homme et le monde. Le processus de réduction appliqué aux personnages afin de les départir de toute illusion et apparence fonde et rend nécessaire son abstraction littéraire. Comme s’il s’agissait de tout négliger afin de trouver ce qui peut valoir.
Pour une esthétique de la réduction.
Nous pouvons distinguer trois périodes dans l’évolution artistique de Beckett. La première est celle des tâtonnements du jeune Samuel dont les textes Os d’échos, Premier amour, Mercier et Camier seront vite rejetés par Beckett l’abstracteur. La seconde période expose clairement le projet de création, de réduction littéraire et couvre la période de 1948 à 1960. Beckett la nomme « le siège dans la chambre », elle rassemble les textes de Beckett dans lesquels les corps s’immobilisent, se réduisent, sont confrontés à leur conscience, ne pouvant sortir d’eux-mêmes. Beckett écrit à cette époque la trilogie qui le rend célèbre : Molloy, Malone meurt,l’Innommable et commence à se faire connaître au théâtre avec le très célèbre En attendant Godot. Cette période est fondatrice de toutes les œuvres qui suivront et tendront de aux dépouillement et dénuement. La troisième période aspire à la réduction maximale, l’aboutissement de l’abstraction littéraire qui fondera la construction de tous les textes écrits jusqu’à la mort de Beckett en 1989. Elle réunit les œuvres les plus courtes, les plus répétitives, les plus abstraites : Comment c’est, Oh les beaux jours, Pour finir encore, Le dépeupleur, Cap au pire, etc. Là, l’identité des personnages explose totalement.
Comme les peintres Bram et Geer Van Velde qui l’ont inspiré, Beckett tend à l’abstraction et refuse toute représentation. L’absence de contenu et de signification, d’espace temporel et spatial, de décor, fait de ses écrits des œuvres qui ne sont ni narratives, ni romanesques, ni figuratives. Il s’agit, selon une logique du pire mais toujours suspensive et incertaine, de détruire les illusions du pouvoir langagier, et de créer un langage instable, incertain, fragile, proche du néant que Beckett essaie de dire mais qu’il ne parvient jamais à fixer. Beckett commence par détruire sa langue natale, l’anglais, afin de créer un langage en français qui abolit tout privilège et prestige du lyrisme, de la poésie, de la rhétorique. Son abstraction littéraire, l’invention de son langage propre naît de sa réflexion sur l’impuissance et la nécessité du langage. Il y a pour lui une fonction à la fois dérisoire et sublime du langage. Dérisoire car les mots ne peuvent pas dire la nature des choses qui nous échappent sans cesse, sublime parce qu’ils sont supérieurs à tout enfermement dans un savoir constitué ; ils peuvent se combiner, se répéter, se modifier, se détruire sans fin. Le nouveau rapport établi par Beckett est un rapport de manque, d’impossible cohésion, tout tourne autour de ce qui finit, - corps, temps, mouvement- se dissout, fuit, erre dans le rien, une sorte d'enfer intime où l’absolu de l'existence confine au néant. Mais « pour finir encore », dans un tourment de réflexions et paroles incessant, rien n'est jamais achevé.
La nécessité de l’écriture
« J’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. Personne ne m’y oblige, il n’y a personne, c’est un accident, c’est un fait. […] il n’y a rien, rien à découvrir, rien qui diminue ce qui demeure à dire » L’Innommable
Comme l’exprime Beckett, il y a une nécessité immanente en chaque personnage. Une exigence née de l’immobilisation corporelle et du besoin d’approcher l’authentique qui l’incite à se dire, à vouloir se rassembler dans les mots. Quand l’être est tourné vers le mur, sur son lit, il ne peut que regarder la vérité de sa condition que rien ni personne ne vient lui masquer, c’est-à-dire un ensemble ineffable d’idées et d’images de lui-même qui le font se comprendre et se figurer comme une page. Le langage de Beckett naît de la boue originelle, de l’horreur humaine, il déverse une pulsion narrative irrépressible, paradoxale, contradictoire qui est le reflet de l’existence. Il permet à ses héros d’expulser leur conflit intérieur et douleurs corporelles, ce besoin est si violent que le silence final ne semble pas envisageable. Écrire est comme une nécessité de l’existence, écrire est le moyen de créer cette existence unique et nouvelle. La parole fonde l’existence chez Beckett. L’écriture est l’exercice, le mouvement de l’arrachement au rapport représentatif du monde, c’est pourquoi elle ne peut être qu’acte continuel, incessant. Le vertige ressenti devant l’infini, l’impossibilité de cesser, suscite ce flot de mots. Il est rare que les voix des personnages atteignent le silence ; tout mot est par définition de trop pour le qualifier, et plus elles s’en approchent, plus les mots coulent pour le remplir et le masquer. On n’échappe pas aux mots, pourtant il n’y en a jamais assez pour dire le néant et réussir à se taire. C’est cette position intenable entre parole qui annihile et impossible rupture du discours de celui qui veut écrire sans savoir pourquoi, sans pouvoir s'arrêter, que décrit le langage.
Puisque nous devons parler sans rien avoir à dire, il faut exprimer l’obligation de l’impossibilité. Dire le rien c’est dire ce qui ne peut se définir comme être, car il n’y a rien qui puisse s’offrir à la délimitation, la dénomination, la fixation au niveau langagier. Le rien c’est ce qui existe pour Beckett, il crée alors une relation de fidélité à l’échec, car il veut dire l’empêchement de dire, tenir une position intenable, transformer l’échec en forme de l’écriture. C’est au plus fort de la réduction que surgit la matière de la parole beckettienne. La syntaxe se fait primaire, radicale, le sujet ne se distingue plus des compléments. La parole n’éclaire ni n’obscurcit rien, ne sauve personne, elle est la forme stylistique de l’incertain, de l’impasse qu’est l’existence. C’est pourquoi il n’y a pas de phrases, de mots qui ne soient menacés d’être révoqués, ils sont fragiles, timides, instables. Beckett désenchante la croyance littéraire pour faire un langage dépourvu de contenu et signification, de sujet et d’histoires, afin que la langue se fasse autonome, ne se référant qu’à elle-même. Ainsi les textes acquièrent leur indépendance. Hors de tout lien externe, d’impératif réaliste, ils sont libérés des normes, prescriptions figuratives et de toute intériorité psychologique. Beckett recherche une forme inachevée, hypothétique, qui opère par esquisses recommencées, un travail jamais abouti mais toujours en chantier.
Paradoxe
L’œuvre de Beckett est bâtie sur le paradoxe de la nécessité et l’impossibilité : impossibilité de vivre mais nécessité de continuer, impossibilité de dire mais nécessité d’écrire sans fin. Cette contradiction évoque le désir de continuer, au moins le besoin d’une solution, même si elle est hors d’atteinte. Les êtres beckettiens, ne pouvant définir le monde, ne pouvant se définir eux-mêmes, ne pouvant atteindre le néant illimité qu’ils ressentent, sont perpétuellement en équilibre dans un état d’entre-deux, en attente, tendus vers leur conscience intérieure qui ne répond pas à leur questionnement et ne fait que l’entretenir sans fin. Le personnage des ouvrages de Samuel Beckett ne se préoccupe pas des différends, des contrariétés vaines, réussites éphémères de la vie sociale, il a un principe de désir, une puissance vitale que les circonstances les plus terribles, douloureuses et aporétiques auraient normalement dû rendre impossibles ou illégitimes. Il veut rendre à la conscience et surtout à la parole une absence de contenu terrible, veut faire passer le tragique du silence à la parole, le néant au domaine du dicible. Beckett passe du figuratif à l'abstrait, qui efface, dissipe les objets afin de parvenir à trouver la conscience authentique, la pure durée, autant qu'il est possible. Comme le souligne Nadeau dans Les critiques de notre temps et Beckett : « Aux limites où le langage s’effondre, où vie et mort composent un même phénomène indistinct, où être et conscience glissent dans le rien, la trajectoire s’abîme dans l’antichambre du silence, c’est-à-dire de la réalité pure. »
Beckett écrit sur le rien, certes, mais il ne dit pas rien, il construit à partir du rien une œuvre solide, forte, jamais exténuée. Il n’est pas un écrivain désespérant, il essaie de trouver le moyen de survivre, de respirer dans l’enfer intime où tout un chacun est enfermé. Sa matière écrite est incisive, précise, s’impose d’une façon indiscutable alors qu’elle est totalement suspensive et douteuse, paradoxale, impossible à déterminer, créant un homme-limite, milieu entre néant et infini, silence et parole irrépressible, non-être et être, invisible au monde mais perceptible en soi, qui est et reste au bord d’agir. La révolution littéraire de Beckett se situe dans ce paradoxe : ce néant créateur d’où tout part et vers lequel tout converge, infiniment.
Claire Fercak
Cette étude est parue une première fois dans Le magazine des Livres n°1 de novembre/décembre 2006.
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