samedi 25 avril 2015

Biographies / Oscar Wilde



Oscar Wilde
(1854 - 1900)

Oscar Wilde, envers et contre tous

Oscar Wilde vient au monde le 16 octobre 1854 dans une famille très en vue de Dublin. William, son père, chirurgien officiel de la reine Victoria, a fondé dix ans auparavant l’hôpital ophtalmologique Saint Mark. La gentry s’y presse des quatre coins de l’Europe. Sa mère, Jane Francesca Agnes Elgee, que William a épousée en 1851 après avoir fait trois enfants illégitimes à sa première compagne, est une pasionaria de la cause irlandaise et du féminisme. Poétesse célèbre sous le nom de Speranza, elle encourage les ardeurs nationalistes de ses compatriotes dans la revue La Nation. Nièce de l’écrivain gothique Charles Maturin, elle appelle l’Irlande à s’émanciper de la tutelle britannique et plaide pour l’éducation des femmes et leur droit de vote. Son mari manie aussi la plume. Depuis 1845, il est le rédacteur en chef du Journal of Medical Science, et publie des récits de voyage.

En 1864, alors qu’il vient d’être anobli par la reine, William Wild est accusé par l’une de ses jeunes patientes d’avoir abusé d’elle après l’avoir endormie avec du chloroforme. Elle rédige un pamphlet qu’elle rend public. Lady Wilde lui intente un procès en diffamation qu’elle perd. En outre, la réputation de Sir William Wilde est entachée par son refus de se présenter à la barre des témoins, dérobade qui sonne comme un aveu. Trois ans plus tard, Oscar perd sa jeune sœur, Isola, qui meurt à neuf ans de la peste. En 1871, c’est au tour des deux filles illégitimes de William de périr brûlées vives dans leurs robes de bal. Elles avaient un peu plus de vingt ans.

Cette année-là, Oscar quitte la Portora Royal School, à Enniskillen, où il a appris le français, le latin et le grec, matières dans lesquelles il excelle, pour rejoindre le Trinity College de Dublin. Il se fait remarquer de ses condisciples autant par sa conversation que par ses habitudes vestimentaires hors du commun. Extravagant et volubile, en sa compagnie ses camarades font pâle figure. En 1874, le jeune dandy obtient une bourse pour le Magdalen College, l’un des établissements les plus côtés de l’Université d’Oxford. Il est très rare qu’un roturier y soit admis. Wilde n’est ni aristocrate ni fortuné. Il a comme professeur John Ruskin, l’un des porte-parole du mouvement « esthète », pour qui l’art ne doit être que recherche du Beau, en dehors de toute préoccupation morale ou sociale. Oscar Wilde trouve alors dans les propos du peintre et du critique d’art ce qu’il sent sourdre en lui, se démarquant du commun des mortels avec ses cheveux longs, ses cravates lavallières et les boutonnières de ses costumes fleuries d’un œillet, d’un lys ou d’un chrysanthème. Une élégance distinguée qui ne suffit cependant pas à emporter les faveurs de Florence Balcombe. Cette beauté du diable lui préfère son ami Bram Stoker, le futur père de Dracula, rencontré à Trinity. Fiancée au premier, elle épouse le second en 1878. Qu’importe : le désespoir amoureux rend l’éconduit prolixe. Il publie ses premiers poèmes dans des revues irlandaises et anglaises. L’un d’eux, Ravenna, obtient le Newdigate Prize. À Londres, où il s’installe, Oscar se met à fréquenter les milieux littéraires et aristocratiques. Son apparence et son excentricité le rendent vite célèbre. En 1881, son premier recueil de poèmes est accueilli avec dévotion par les artistes fin-de-siècle. Le « grand monde » victorien lève le sourcil, mais finit par opiner du chef devant le jeune prodige. Ce ne sera pas toujours le cas. Véra ou Les Nihilistes, la pièce qu’il a écrite l’année précédente est retirée de l’affiche à la veille de la première. Cet hymne à la liberté des peuples, en ces temps troublés de crise entre l’Irlande et l’Angleterre, est vu comme une incitation à la révolte.

À la fin de l’année, Oscar Wilde part aux États-Unis donner une série de conférences sur sa conception de l’esthétique. Il déclare à son arrivée « ne rien avoir à déclarer en dehors de [son] génie ». De retour en Europe, il rencontre à Paris les écrivains en vogue : Verlaine, Mallarmé, Zola, Daudet, Hugo. Il se lie d’amitié avec Robert de Montesquiou, Jean Lorrain, Pierre Louÿs, Marcel Proust et André Gide. L’actrice Sarah Bernhardt l’envoûte.

C’est à Dublin, au sortir d’une conférence, qu’il rencontre une jeune admiratrice : Constance Lloyd. Il l’épouse l’année suivante, en 1884. Le couple s’installe à Chelsea dans une demeure cossue, au luxe raffiné. Elle devient très vite le lieu de rendez-vous des artistes londoniens. Cyril, leur premier fils, naît en 1885, Vyvyan l’année suivante. Si Oscar Wilde, en père aimant, se lance pour ses enfants dans l’écriture de contes – Le fantôme de CantervilleLe crime de Lord Arthur SavileLe prince heureux et autres contes –, il multiplie les expériences homosexuelles. Il aurait, dit-on, contracté la syphilis à Oxford, durant ses études, et s’en croirait guéri après un traitement au mercure. Certains verront même dans ce mal la cause de sa mort prématurée.

Après la publication de son premier essai, La vérité des masques sur Shakespeare, il devient rédacteur en chef du magazine The Woman’s World en 1887. Pendant deux ans, il va y déployer ses talents de pamphlétaire et son art du paradoxe, tout en défendant la cause féministe, fidèle aux enseignements de Lady Wilde.

Le portrait de Dorian Gray

C’est dans le numéro de juillet 1890 de la revue américaine Lippincott’s Monthly Magazinequ’Oscar Wilde publie d’abord son unique roman, Le Portrait de Dorian Gray. Cette apologie de la beauté est aussitôt accusée de corrompre la jeunesse. L’intéressé répond aux critiques dans une Préface qu’il donne à la Fortnightly Review. Pour Wilde, l’art et l’éthique ne sauraient être confondus : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout. » En avril de l’année suivante, l’ouvrage paraît en volume, augmenté de six chapitres. L’Angleterre victorienne s’étrangle, les lecteurs s’arrachent le livre. La carrière littéraire d’Oscar Wilde, qui jusqu’alors était plus connu pour sa vie que pour son œuvre, est lancée.

Le Portrait de Dorian Gray est donc cette histoire extraordinaire d’un portrait qui vieillit à la place du modèle. Pire, ce sont les péchés de Dorian, son immoralité – même si elle est entourée de justifications philosophiques – qui a sacrifié son âme à son image, qui enlaidissent progressivement le tableau. C’est son double, celui qu’il ne veut pas voir. Et, le jour où il en prend conscience, croyant détruire le portrait, il se détruit lui-même. Fin prémonitoire quant au propre destin de Wilde.

C’est donc un roman sur le bien et le mal. Mais c’est aussi une satire sociale, acide, cruelle, caricaturale, de la bonne société victorienne, hypocrite et orgueilleuse. C’est un plaidoyer d’Oscar Wilde sur sa conception de l’art, du beau et du statut de l’artiste qui n’existe que dans l’œuvre – concept que l’on retrouvera chez Proust dans son fameux Contre Sainte-Beuve. Pour preuve, la vie conduit inexorablement l’homme vers la mort, tandis que l’art est éternel. Mais Wilde va plus loin encore, il stigmatise la beauté comme étant dangereuse, tentatrice et parfois mortelle. C’est enfin un roman sur les amours qui ne disent pas leur nom.

« La meilleure façon de résister à la tentation, c’est d’y céder » : Le Portrait de Dorian Grays’articule autour de ce paradoxe wildien célébrissime. Une maxime qui prend à rebrousse-poil les manières d’une société dominée par une morale étriquée. Dans ce qui sera considéré comme le plus français des romans anglais, le vice devient vertu, quand la vertu se fait dépravation. Transposant le mythe de Faust, Wilde s’abreuve aux sources de la littérature contemporaine. Sa fable philosophique doit tout à la fois à la Peau de chagrin de Balzac qu’auPortrait ovale d’Edgar Allan Poe. Le thème du double fascine l’esprit fin-de-siècle. En 1886, Robert Louis Stevenson a livré une allégorie de l’hypocrisie qui régit la société victorienne avecLe cas étrange du docteur Jekyll et de mister Hyde. L’étrangeté de ce roman, qui a fortement influencé Wilde, tient dans les non-dits d’un récit qui donne pourtant l’apparence d’une transparence absolue. Un univers essentiellement masculin, comme celui du livre empoisonné dont se délecte Dorian Gray, À rebours. Le roman de Joris-Karl Huysmans, où il ne se passe rien, paru en 1884, met en scène Des Esseintes, un dandy fin de race, esthète et excentrique, dont l’existence n’est guidée que par la recherche du faux plus vrai que nature. Et Wilde va plus loin encore que Des Esseintes, fatigué, désabusé, revenu de tout : Dorian qui n’est rien, n’a rien créé, rien écrit, rien produit, mais qui est jeune et beau, fait de sa vie son œuvre. Wilde est en quelque sorte le précurseur des émissions de téléréalité qui mettent en scène vingt-quatre heures sur vingt-quatre des inconnus sous le feu croisé des caméras.

Le succès teinté de scandale rencontré par Le Portrait de Dorian Gray n’est pas dû seulement au fait que son intrigue fantastique souscrive au goût de l’époque. Le lecteur y trouve aussi exprimé tout haut sous la plume de l’écrivain ce qu’il pense tout bas. Mais aucune époque n’aime regarder dans le miroir ses petites lâchetés et ses grands mensonges. À la parution du roman, le Scot Observer écrit : « L’intrigue – qui traite de sujets réservés au Service des enquêtes criminelles ou à une audience à huis clos – discrédite aussi bien l’auteur que l’éditeur. Mr Wilde est un homme intelligent, artiste, élégant ; mais s’il ne peut écrire que pour des aristocrates dévoyés et des télégraphistes pervertis, plus tôt il se fera tailleur (ou tout autre métier décent), mieux cela vaudra pour sa réputation et pour la moralité publique. » En effet, quelques années plus tôt, en 1889, « l’affaire des petits télégraphistes » a fait grand bruit. Une descente de police dans un bordel pour hommes à Cleveland Street a dévoilé les relations entre jeunes prostitués et clients influents, dont certains appartenaient au gouvernement. L’affaire fut étouffée et classée sans suite, mais ouvrit une période de soupçon.

La critique partagée

D’aucuns virent dans ce Portrait de Dorian Gray une œuvre autobiographique. Ce qui n’est pas faux, si l’on considère que Wilde s’y retrouve dans les trois personnages. Il s’en est d’ailleurs expliqué. Basil Hallward est tel qu’il croit être, un artiste sentimental qui souffre de vivre ses passions, ses attirances, ses désirs, dans le secret ; lord Henry est tel que le monde le croit, dandy, épicurien, hâbleur, cynique, corrupteur de jeunesse ; Dorian Gray est tel qu’il voudrait être, un idéal esthétique, un objet de désir – et d’ajouter : « Dans une autre vie peut-être. »

La critique ne reproche pas seulement à Wilde l’aspect plus qu’équivoque de son roman. D’abord on trouva qu’il était trop court et bâclé, là où la plupart des écrivains commettaient des romans volumineux en trois tomes ou plus, et qu’il est issu d’une nouvelle qu’il a agrémenté de nouveaux chapitres pour en faire un roman. On estima ensuite qu’il ne respectait pas les règles du genre romanesque. Pour exemple, le fameux chapitre XI, considéré comme un inventaire de connaissances qui n’apporte rien à l’intrigue. On en a voulu également à Wilde d’étaler son goût pour les Décadents français, tels Huysmans ou Gautier, tout en affirmant que les Anglais n’avaient aucun goût pour la vraie littérature. Il y a là crime de lèse-majesté ! À ce sujet, le Daily Chronicle parle à propos du Portrait de « littérature lépreuse des Décadents français – un livre empoisonné, dont l’atmosphère est lourde d’odeurs putrides et de pourriture spirituelles »…

Mais ce que ne sait pas la critique de l’époque, c’est que la première version, celle publiée dans la revue américaine, a été largement édulcorée à la demande de l’éditeur, afin que disparaisse toute référence explicite à la sexualité des personnages et à leur homosexualité affichée. Le manuscrit original, qui a été rendu public en avril 2011, montre à quel point Wilde faisait fi de la morale et des lois en vigueur condamnant très lourdement depuis 1885 l’amour entre les hommes, et combien il était naïf de penser que l’éditeur laisserait passer une telle transgression.

Scandale et procès

Le Portrait de Dorian Gray est surtout un succès de scandale qui servira plus la réputation de son auteur que son enrichissement personnel. Le prince de l’aphorisme devient alors dramaturge. Le 22 février 1892, c’est la première à Londres de L’Éventail de lady Windermere. L’année suivante, Wilde écrit en français Salomé pour Sarah Bernhardt, pièce inspirée par un tableau du peintre Gustave Moreau, mais la pièce est interdite par la censure alors même que les répétitions ont commencé. En 1893, c’est au tour d’Une femme sans importance. On crie au renouveau du théâtre anglais, une évolution qui agace profondément la société traditionnelle qui s’y voit critiquée et raillée. En plus d’être célèbre, Wilde est devenu riche. Ces deux pièces lui rapportent des sommes énormes : 70 livres sterling par jour, soit l’équivalent de 7 000 euros ! Sommes englouties par un train de vie dispendieux et le désir de plaire à un certain Lord Alfred Douglas.

En effet, en 1891, le poète Lionel Johnson a présenté à Oscar Wilde Lord Alfred Douglas, le troisième fils du marquis de Queensberry, un jeune éphèbe de vingt et un ans qui étudie au Magadalen College d’Oxford, là où Wilde fit ses études presque vingt ans auparavant. Surnommé « Bosie » (beau gosse), il dit avoir lu neuf fois Le Portrait de Dorian Gray et ne cache pas sa joie de rencontrer l’auteur, à la réputation sulfureuse. Leur passion de la poésie les lie ; la jactance de Wilde et la beauté insolente de Bosie feront le reste. Devenus inséparables, ils s’affichent au mépris du qu’en-dira-t-on. Une amitié particulière qui n’est pas vraiment du goût du marquis de Queensberry, le père de Lord Douglas, connu pour être l’auteur des « Queensberry rules » qui réglementent la boxe mondiale, mais aussi pour son irascibilité.D’autant que le 18 octobre 1894, le fils aîné du marquis est décédé. Un accident de chasse, selon la version officielle. Mais il se murmure que l’infortuné a mis fin à ses jours après avoir rompu avec son amant devenu Premier ministre.




Le vice innommable, condamné par la 11e section du Criminal Law Amendement Act, lui ayant pris son premier-né, Queensberry se met en tête de sauver le cadet. Après moult provocations auxquelles Wilde ne répond pas, le marquis dépose le 18 février 1895, à l’Albermale, un bristol :« À Oscar Wilde posant au somdomite » [sic]. Bosie, qui déteste son père, pousse l’écrivain à réagir. Malgré l’avis contraire de ses amis et de son avocat, Wilde porte plainte en diffamation le 2 mars 1895. Et ce qui n’aurait dû être qu’une simple formalité tournera très vite au cauchemar.

Le Tout-Londres se passionne pour le procès et personne ne doute de la victoire d’un auteur si adulé. Mais le contexte n’est pas favorable à l’écrivain. Il est son propre ennemi. Il prend le prétoire pour une scène, multiplie les bons mots, se montre très désinvolte vis-à-vis des mœurs et de la morale, ment sur son âge et sur celui d’Alfred, et se met les jurés à dos. Même le public finira par le lâcher. Le diffamé deviendra l’accusé. Et à l’issue du troisième procès, il est condamné à deux ans de travaux forcés !

Du jour au lendemain, la presse, le public, les Anglais, piétineront celui qu’ils ont pourtant porté au pinacle. Wilde aurait dû se souvenir de ce qu’il écrivait dans Le Critique en tant qu’artiste : « Le public est extraordinairement tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. »

La prison

Le 25 mai 1895, Oscar Wilde, esthète, fin poète, écrivain génial, essayiste de talent, dramaturge brillant, dandy maniant l’art de la conversation et au-delà celle de la provocation, excentrique aux réparties fulgurantes, est condamné, à l’issu de trois procès, à deux années de travaux forcés.

L’Angleterre victorienne tient enfin sa revanche face à l’insupportable histrion qui fait fi des conventions et de la morale. Les pairs du royaume qui ont cru se reconnaître dans le personnage du vieux lord du Portrait de Dorian Gray et ceux de l’aristocratie dont il dénonce dans ses pièces de théâtre les mœurs corrompues s’en donnent à cœur joie. Ses pièces sont aussitôt déprogrammées et ses biens saisis pour être vendus aux enchères afin payer ses dettes et ses frais de justice. 

En prison, il compose deux chefs-d’œuvre, avant que sa plume ne se taise à jamais : De profundis, une longue lettre à Bosie, publiée à titre posthume dans une version expurgée en 1905, et Ballade de la geôle de Reading, achevée après sa libération.
Brisé et ruiné

À l’expiration de sa peine, c’est un homme brisé et ruiné. Il quitte la prison le 19 mai 1897 avec dix schillings en poche, le gain de ses deux années de travaux forcés. Il parvient à récupérer une petite somme d’argent, reliquat de sa fortune passée additionnée de dons d’admirateurs, et part aussitôt s’installer à Dieppe, puis dans un hôtel, à Berneval, un petit village non loin de là, sous le pseudonyme de Sebastien Melmoth, un héros gothique créé par son grand-oncle. Il est seul malgré quelques visites de ses amis. Il s’ennuie, relit Dante, erre quelque temps dans la région, revient en secret à Londres retrouver Bosie et emprunter de l’argent, voyage avec lui en Italie, avant de se fixer à Paris.

Sa femme s’est expatriée en Allemagne avec ses fils ; ils ont changé de nom et adopté celui de jeune fille de leur mère : Holland. Wilde voit Gide, côtoie Alfred Jarry, Toulouse-Lautrec, Auguste Rodin et Sarah Bernhardt, mais ne cherche pas à retrouver la gloire d’antan. Il fréquente même Esterhazy qui lui avouera être l’auteur du faux qui condamna Dreyfus. Bosie s’est également installé à Paris, avenue Kléber, mais plutôt que d’aider son ami, il dilapide des fortunes d’un hippodrome l’autre. Épuisé par les rigueurs inhumaines de la prison, usé par les excès, délaissé par Bosie qui s’est réconcilié avec son père sur son lit de mort, devenu comme il le disait « une épave à bout de nerfs », il emménage finalement dans un hôtel de la rue des Beaux-Arts, peu cher et dans lequel il dispose de deux chambres, « une pour écrire, l’autre pour l’insomnie ». Il a perdu de sa superbe, cherche désespérément quelque subside, emprunte, mendie auprès de ses amis, se laisse aller, vidé. Il n’a plus d’énergie. C’est la fuite en avant. Criblé de dettes, il fréquente quelques hommes qui l’entretiennent momentanément, voyage, quitte son hôtel qu’il ne peut plus payer, se fait expulser de droite et de gauche, revient finalement rue des Beaux-Arts. Quasi vagabond, il erre dans les rues de Paris. Ceux qui le connaissent font mine de ne pas le voir. Son oreille, suite à une blessure au pénitencier, le fait atrocement souffrir. Il se fait opérer le 10 octobre 1900 dans sa chambre d’hôtel, mais trop tard. La plaie s’infecte. L’otite se transforme en méningo-encéphalite consécutive à une récidive de syphilis. Le 28 octobre, à bout de force, il se convertit au catholicisme et meurt deux jours plus tard, à quarante-six ans dans le dénuement le plus complet.

Vengeances post-mortem

Oscar Wilde est d’abord inhumé à Bagneux, un enterrement de sixième classe suivi par quelques artistes anglais ainsi que par Paul Fort et Pierre Louÿs. Bosie est présent, revenu précipitamment d’Écosse ainsi que Jean Dupoirier, le patron de l’hôtel d’Alsace. Gide et Proust brillent par leur absence. Il faudra d’ailleurs attendre dix ans avant que Gide ne publie un petit recueil de souvenirs. C’est dire si Wilde sentait le soufre. Et bien longtemps après sa mort. Un exemple parmi d’autres : les enfants de l’écrivain, qui ne revirent jamais leur père, furent chassés de tous les hôtels où ils séjournaient après le procès. Ils durent changer de nom et s’exiler avec leur mère en Allemagne. Plus tard, par hostilité envers Oscar Wilde, on refusa même d’admettre Vyvyan à l’Université d’Oxford.

Lady Wilde, qui a toute sa vie pris le parti des combattants pour la liberté, plonge dans une humeur noire à l’annonce de la condamnation de son fils. Elle meurt mutique le 3 février 1896 sans avoir obtenu l’autorisation de voir son fils en prison. Constance, la femme d’Oscar Wilde, tombe quant à elle dans un escalier après avoir fait un faux pas. Touchée à la moelle épinière, elle meurt des suites de l’opération de la dernière chance, le 7 avril 1898.
Les enfants de l’écrivain ne reverront jamais leur père, chassés de tous les hôtels où ils séjournent avant de trouver refuge dans la Principauté de Monaco. Par hostilité envers Oscar Wilde, on refuse plus tard d’admettre Vyvyan à l’Université d’Oxford.

Lord Alfred Douglas, après un mariage de convenance qui ne dura pas longtemps, traduisit les Protocoles des sages de Sion et dirigea un hebdomadaire populiste et antijuif, Plain English. En 1923, il comparait à son tour devant la cour d’Old Bailey pour avoir diffamé dans ses articles Winston Churchill, alors secrétaire d’État aux Colonies. Il est condamné à six mois de prison fermes.

Sphinx nu

Il n’en reste pas moins qu’à travers ses mots d’esprit, ses saillies et ses provocations, Wilde s’est d’abord fait le défenseur d’un art sans entraves et de la liberté de l’écrivain. Même si, contrairement à ce qu’ont prétendu certains, il ne s’est pas immolé, victime consentante, sur l’autel de l’homosexualité, il a brisé par son geste les tabous d’une société bâtie sur les faux-semblants et l’hypocrisie. En poussant ses théories et son comportement subversif jusqu’à la limite, Oscar Wilde est passé d’une « éternité de gloire » à une « éternité d’infamie ».

À sa sortie de prison, il écrit à l’un de ses amis : « Oui, je n’ai aucun doute que nous gagnerons, mais la route est longue et rouge d’un monstrueux martyre. » En 1902, le mot « homosexuel » fait son entrée dans le supplément du Nouveau Larousse illustré et désigne une « pathologie ». En 1967, trois mois après la mort de son fils cadet, Vyvyan Holland qui, à défaut d’avoir conservé le nom de son père a défendu sa mémoire, le Criminal Law Amendement Act est abrogé. Et ce n’est qu’en 2000 que le Royaume-Uni abroge l’une de ses dernières législations anti-homosexuelles. Hasard du calendrier, on fête cette année-là le centenaire de la mort du vibrionnant esthète.

En 1909, les restes d’Oscar Wilde sont transférés au cimetière du Père-Lachaise, division 89. Le tombeau a été réalisé par Jacob Epstein, pionnier de la sculpture moderne. Un sphinx monumental, ailé et nu, surplombe le caveau. Et le scandale repartira de plus belle, l’artiste ayant doté l’ange-démon d’attributs virils. Accusé d’obscénité, il refuse de modifier son œuvre. D’autant qu’il en est très fier : le bloc de pierre de plusieurs tonnes a été sculpté à grande échelle, directement et sans fragmentation. Il fut alors décidé de « plâtrer » l’objet du délit. Finalement, une plaque de bronze fit office de feuille de vigne. Mais quelque temps plus tard, un commando d’artistes et de poètes contestataires arracha le cache-sexe. Le monument fut alors recouvert jusqu’en 1914 d’une bâche et surveillé par la police. Il devint par la suite un objet culte, un lieu de pèlerinage, et se couvrit progressivement de graffitis, de marques de rouge à lèvres et d’inscriptions en tous genres. Restauré une première fois et doté d’une clôture qui fit long feu, rien ne put freiner l’ardeur des admirateurs. Sa tombe au Père-Lachaise vient d’être rénovée et protégée.

 Joseph Vebret




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