lundi 27 avril 2015

Oscar Wilde / Il est imprudent de montrer son cœur au monde

Oscar Wilde
Henri de Toulouse-Lautrec
Oscar Wilde

 « Il est imprudent de montrer son cœur au monde. »


Ses aphorismes cinglants et volontiers cyniques. Sa dégaine que l’on imagine fluide, à la limite maniérée, malgré l’empâtement qui gagna les traits de son visage, et une robustesse de silhouette cédant la place, l’âge venant, à un envahissant embonpoint. Ses mœurs affichées, assumées, qui en font une icône principielle de la culture homosexuelle. Le prix qu’il paya de sa personne, physiquement, pour avoir bravé les lois de l’Angleterre victorienne. Les chefs-d’œuvre qu’il en reste, comme Le Portrait de Dorian Gray ou des perles noires de l’eau du Crime de Lord Arthur Saville. Tous ces éléments concernant Oscar Wilde (1854-1900) semblent bien connus du public et ont contribué à bâtir sa sulfureuse légende. Si l’homme demeure controversé au point d’avoir suscité quelque tapageur biopic, son œuvre n’est, quant à elle, plus en procès depuis longtemps – en tout cas dans le domaine francophone puisqu’elle a intégré la collection de la Pléiade dès 1996.

Mais, à l’instar de maints individus qui travaillent leur image jusqu’au moindre détail tout en affectant un souverain détachement par rapport au Siècle, Wilde fut un homme complexe, torturé par des douleurs intérieures dont l’on a du mal à imaginer qu’elles aient pu germer sous sa coruscante carapace. À commencer par les affres de la passion amoureuse.
Qui mieux que Daniel Salvatore Schiffer, déjà signataire d’une kyrielle d’ouvrages traitant de la question du dandysme sous ses aspects philosophiques, métaphysiques ou esthétiques ; qui davantage que cet authentique « Docteur ès brummellogie » pouvait prétendre sonder le cœur et les reins de l’auteur de L’Importance d’être Constant ? Non seulement il dispose de l’érudition sur le sujet et les thèmes connexes, mais l’élégance de sa plume épouse en outre parfaitement les mouvements ondoyants d’une destinée qui fut, stricto sensu, hors du commun.

À découvrir page après page cette somme (qui ne se parcourt pas en dilettante, c’est la seule frivolité interdite à son lecteur !), l’on mesure à quel point il subsiste de zones d’ombres à explorer, dans la bio- comme dans la biblio- graphie de Wilde. Voyageur (en Europe principalement, avec quand même une incursion aux États-Unis, pour y asseoir son succès), rencontreur, séducteur, jouisseur, Wilde fut un insatiable curieux, qui courait avec une égale énergie les salons de la Haute et les venelles des plus sordides bas-fonds. Et s’il s’agit de chercher un modèle d’artiste ayant appliqué l’injonction rimbaldienne d’être « absolument moderne », autant prendre l’alphabet à rebours pour plus vite arriver à son nom et s’y fixer. Préraphaélisme, symbolisme, « décadence »… Pas une tendance fin-de-siècle dont ce marginal absolu ne se soit imprégné, puis qu’il ait transcendée par son art solitaire, sans souci des dynamiques de groupes ou d’écoles. Wilde fut, à lui seul, une avant-garde.

Pour parvenir à un tel niveau de qualité, Schiffer a bénéficié d’un privilège de taille : l’accès à des archives inédites, dont celles que Merlin Holland, petit-fils de Wilde, lui a laissé non seulement consulter, mais surtout reproduire ! Voici donc, sous vos yeux éblouis, l’enveloppe contenant une mèche de cheveux de sa défunte sœur adorée Isola, et que Wilde a adornée d’inscriptions et de dessins débordant d’affection ; voici le fringant oxfordien costumé en Prince Rupert à l’occasion d’un bal en mai 1878 ; voici les alliances imbriquées témoignant de son mariage avec Constance Lloyd, qu’il regrettera d’avoir rendue si mal, si peu, heureuse. Et ces documents jouxtent des annonces de spectacles, des unes de presse et des caricatures puritaines relatives au fameux procès, des tableaux de Félicien Rops ou de Dante Gabriel Rossetti, d’inquiétantes vues des geôles où Wilde fut littéralement supplicié lors des pires moments de son existence, enfin l’ultime cliché, flou mais saisissant, du gisant sur son lit d’agonie. Une mention d’excellence également pour l’orchestration typographique, particulièrement subtile, qui joue sur la taille des polices de caractères pour faire ressortir quelques citations ou traits d’esprit sans jamais les désolidariser du commentaire général. Une finition ciselée qui aurait plu au perfectionniste, voire maniaque, Wilde.

« Splendeur et misère » était la formule idoine pour résumer la trajectoire du personnage ici revisité. Car celui qui côtoya Huysmans, Mallarmé, Proust, Ruskin, Verlaine, Sarah Bernhardt, bref les plus grands, finit dans un minable hôtel parisien, n’eut droit qu’à un enterrement de sixième classe, et il fallut attendre 1908 pour que sa dépouille se trouvât soclée au Père-Lachaise, en un monument taillé à sa (dé)mesure. Le « pestiféré des temps modernes » comme le rebaptise Schiffer se dérobait, mieux vaut tard que jamais, au régal des vermines. Désormais doté de cette seule vertu des morts qu’est la patience, il connut la vanité posthume de figurer, à l’occasion de sa pleine et entière réhabilitation littéraire, le 14 février 1995… sur un vitrail de l’abbaye de Westminster. Prochaine étape, la canonisation ? Il l’obtiendra, assurément, à condition que ce soit Schiffer qui monte le dossier.

Frédéric Saenen

Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde. Splendeur et misère d’un dandy, Éditions de La Martinière, 216 pp., 32 €.





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