mardi 14 avril 2015

Kafka contre Kafka

Kafka par Sergio Aquindo

Kafka contre Kafka

Kafka contre Kafka - par Alexandre Gefen, Guillaume Métayer dans Mensuel n°539 daté janvier 2014 à la page 46 (889 mots) | Gratuit

En 1914, Kafka entame la rédaction du Procès. L’occasion, cent ans après, de revenir sur l’œuvre du Pragois, qui demeure l’un des totems essentiels de la modernité littéraire.
«Je ne suis que littérature et ne peux ni ne veux être rien d'autre», affirmait Kafka dans une notation restée célèbre de son Journal (1). Figure romanesque - de Vertiges de W. G. Sebald (1990) aux Études de silhouettes de Pierre Senges (2010) en passant par Nous sommes tous Kafka de Nuria Amat (1993), sans parler de la kafkaïenne année 2002 qui a vu paraître K. de Roberto Calasso, Kafka sur le rivage de Haruki Murakami et Le Mal de Montano d'Enrique Vila-Matas -, héros de cinéma (du Kafka de Steven Soderbergh en 1991 au Kafka au Congo de Marlène Rabaud et Arnaud Zajtman en 2010 via Kafka va au cinéma de Hans Zischler en 2002 et À la recherche de Kafka de Jorge Amat en 2006), romancier essaimant ses personnages dans d'autres fictions voire en bande dessinée (Tous les noms de José Saramago, 1999,Insect Dreams de Marc Estrin, en 2002 encore)... Il n'est nul besoin de lire la cohorte de critiques ou de philosophes qui, de Walter Benjamin à Pierre Klossowski, de Maurice Blanchot à Marthe Robert, ont placé l'écrivain tchèque au début ou à la fin de toute écriture, ni d'entamer la lecture d'une de ces biographies qui cherchent à transformer le mystère K. en réincarnant l'homme dans son contexte historique et dans la biographie la plus intime, pour comprendre à quel point Kafka est devenu l'un des noms modernes de la littérature. Ce que le critique universitaire Emmanuel Bouju nomme, d'après Deleuze et Guattari, « le théorème de fonction K (2) » consiste bien en cette capacité de la seule lettre K à produire une infinité de romans, au moment même où elle brandit l'idée de la fin, ou de l'impossibilité, de toute écriture.
Dès 1947 et la naissance de l'épithète « kafkaïen », une kyrielle de fantasmes et d'identifications, de projections de superstructures étatiques et d'infrastructures du Moi imposent l'exigence incessante de penser chacun, à chaque fois face à tant d'autres possibles, à l'instar de son premier découvreur français,« notre Kafka (3) ». Le danger d'arriver bardés de certitudes sur ce qu'est Kafka, et, au lieu de le lire, non sans sourire d'ailleurs, d'avancer dans les brumes chargées d'un monde arpenté d'avance, n'a cessé de croître avec la reconnaissance : oeuvre aussi inaccessible que le château, lettre toujours fuyante, tant il est impossible de se tenir au point de dénuement et de réalité exacts où son texte se place. Et en même temps, à peine voudrions-nous sortir Kafka des projections rétrospectives de l'univers totalitaire que nous reviendrait en mémoire la mort de Milena, à Ravensbrück.
Chez Max Brod, le premier des « kafkaïens », la trame des récits sauvés de la destruction n'est déjà intacte qu'au prix de l'allégorie, comme s'il était besoin d'une telle pression stratosphérique pour se maintenir à ras du texte. L'aimantation des exégèses n'est jamais aussi dangereuse qu'avec Kafka, car nul autant que lui ne vit du scrupule. Nul ne loge autant d'infinis dans le petit, d'abîmes intellectuels et moraux dans le moindre pli. Nul ne cherche à préserver à ce point le langage de lui-même, de ses facilités, de ses emballements. Nul écrivain n'use à ce point de la grande figure littéraire de l'épanorthose, ce « repentir » qui, plus que le « repeint », entraîne le langage dans le cercle vicieux de sa « dialectique tragique », au sens où l'entendait le grand critique hongrois Peter Szondi : la catastrophe qui retourne les moyens du salut en instruments de la chute. Plus la prose de Kafka cherche à éviter le malentendu inhérent au langage, plus elle recourt au langage et risque de faire proliférer le malentendu. Et pourtant, il ressort, malgré tout, à la place de l'enlisement annoncé, une grâce, que la lecture apporte ou accueille. Le lecteur comprend presque instinctivement le projet, la folle tentative d'écrire dans le dos du malentendu. Il considère avec empathie, et même avec compassion, le courage héroïque de cette écriture qui lutte avec elle-même, arpente et affronte sa fatalité. Non sans angoisse ni fièvre, il emboîte le pas de l'auteur dans les défilés du scrupule en quête d'une hypothétique méthode de dire sans donner prise au malentendu et à ses mortelles conséquences. Il y faut au moins un artiste du jeûne et un gymnaste hors pair, toujours sur le fil de la mort. Un Kafka prévenu contre Kafka et qui ne peut être Kafka qu'à cette seule condition.
Car c'est bien à notre propre murmure que le système de mort et d'oppression attache ses machines. Nos propres actes, nos gestes et nos paroles sécrètent les prétextes du malentendu meurtrier. Nous retrouvons Kertész et son idée de coopération de l'individu, par son peu de résistance même autant que par sa volonté de vivre, avec la machine qui l'écrase. Entre l'intenable néant de l'existence et l'impossible innocence de l'expression, Kafka cherche l'improbable issue. Penser Kafka, comme le font dans ce dossier les meilleurs spécialistes de son oeuvre, c'est se résigner au défi impossible de lire sans infléchir et d'analyser sans interpoler, d'écrire sans culpabilité, réelle ou prêtée. Poursuivre l'oeuvre de se rapprocher toujours plus de Kafka, par et par-delà Kafka. Avec, envers et contre Kafka.
Par Alexandre Gefen, Guillaume Métayer
(1) Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, éd. Grasset, 1954, 21 août 1913, p. 288.
(2) « En finir avec les théories de la fin (par la vertu d'Enrique Vila-Matas) », Emmanuel Bouju (www.enriquevilamatas.com/escritores/escrboujue1.html).
(3) Mon Kafka, Alexandre Vialatte, éd. 10/18, 2001.
Illustration : Franz Kafka par Sergio Aquindo





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