Humphrey Bogart et Lauren Bacall en 1947 |
LAUREN BACALL, DROIT DE REGARD
Par Clélia Cohen13 juillet 2018 à 17:26
La star aux yeux langoureux, injustement résumée à ses rôles d’«executive woman», a vu le jour dans une famille ashkénaze du Bronx.
«Quelqu’un aurait du feu ?» La toute jeune femme adossée à l’encadrement de la porte en ayant l’air souverain de se foutre de tout avec ses sourcils en accents circonflexes est loin de se douter qu’elle s’apprête à mettre le feu à la culture populaire, et au cœur de son partenaire, le vieux briscard Humphrey Bogart. Nous sommes en 1944, c’est le Port de l’angoisse, la toute première apparition à l’écran de Lauren Bacall, dans ce film où elle tient le premier rôle féminin. Si on dit souvent des couples mythiques du cinéma qu’ils sont «explosifs», il semble raisonnable d’affirmer que celui que Bacall a formé avec Bogart était «combustible», ne serait-ce qu’à cause du nombre d’allumettes craquées entre eux et de cigarettes qu’ils s’allument l’un l’autre au cours des quatre films qu’ils tournèrent ensemble : le Port de l’angoisse donc, et le Grand Sommeil (1946), tous deux réalisés par Howard Hawks, qui découvre Bacall, la façonne et est le premier à jouer de leur complicité naissante. Puis les Passagers de la nuit de Delmer Daves, en 1947, et Key Largo de John Huston, en 1948.
Tremblements
Quatre ans seulement pour irradier à jamais. Quatre ans pendant lesquels leur alchimie mêlée d’asticotage permanent inspire à Hawks des scènes digressives sur l’incommunicabilité hommes-femmes, ainsi que de nombreux dialogues à double sens sur la meilleure manière de positionner ses lèvres pour siffler (le Port de l’angoisse), ou l’art de la métaphore sexuelle chevaline. Ainsi, dans le Grand Sommeil :
Bogart : «Vous avez de l’allure, mais difficile de savoir jusqu’où vous pouvez aller.»
Bacall : «Tout dépend de qui est en selle.»
Le maître mot de tout cela, et ce qui va probablement rafler la mise bien plus que la beauté renversante, la silhouette ondoyante et le regard embrumé de Bacall, c’est l’insolence absolue qui se dégage d’elle. Jusqu’à elle, on n’avait jamais parlé à Bogart comme ça. Bacall racontera pourtant qu’elle était tellement terrifiée pendant ses premiers essais pour Hawks qu’elle pressa son menton vers sa poitrine pour masquer ses tremblements, inaugurant ce fameux regard «par en dessous», involontairement langoureux, qui allait lui valoir le surnom éternel de «The Look». On ne sait si elle est vraie, mais la légende est belle. De toute façon, comme souvent dans l’usine à rêves de ces années-là, «Lauren Bacall» est pure construction : Slim Hawks, épouse du cinéaste, la repère en couverture de Harper’s Bazaar et la signale à son mari. Il la signe sous contrat, lui fait prendre des cours de diction et rebaptise cette Betty Perske née dans le Bronx, élevée à Brooklyn, de parents juifs ashkénazes. Mais dans le film, «Bogey» la surnomme tout simplement «Slim», comme la femme de Hawks, socialite notoire à qui elle ressemble un peu.
Cette fabrication fait d’elle un mythe à 19 ans. Le plus dur sera la suite évidemment : construire une carrière après ça, et se forger une identité propre après avoir été la moitié d’un couple de cinéma indélébile. Elle s’y emploiera sans relâche, ce sera le dur labeur de sa vie. Elle fait de très beaux films, comme la Femme modèle, scintillante comédie de Minelli, ou l’incandescent mélo de Douglas Sirk E crit sur du vent, mais ne sort pas d’une sorte d’emploi de femme de la jet-set, styliste de mode ou executive woman. Elégante en diable, mais pas aussi vibrante qu’elle le souhaite. C’est finalement à Broadway, sur les planches, qu’elle connaît une véritable reconnaissance dans les années 70.
Yiddish
Après ses treize ans d’union avec Bogart et la mort de celui-ci en 1957, il sera aussi difficile pour elle de se réinventer sentimentalement : un mariage avorté avec Frank Sinatra, et un autre, compliqué, avec l’acteur Jason Robards. «Mrs. Robards», la consonance n’est pas si différente de «Mrs. Bogart»… Elle supportera son alcoolisme sévère pendant huit ans de mariage.
Mais ce qui irrigue le parcours de Bacall, et qui fait l’objet de développements intéressants dans le documentaire de ce soir, c’est ce statut de «star juive», pas très courant pendant l’âge d’or des studios. Bizarrement, Jack Warner n’a jamais cru bon de communiquer sur le fait qu’elle parlait un yiddish parfait, ou qu’elle était une lointaine cousine de Shimon Pérès ! Au détour d’une interview tardive et émouvante, Bacall parle bien de son rapport complexe à sa judéité, regrettant de n’avoir pas réagi aux blagues de Hawks sur les juifs, ou de n’avoir pas cillé non plus à ceux qui lui lançaient, épatés : «C’est dingue, on ne dirait pas !»
La petite (1,74 m, tout de même) juive du Bronx, modelée en emblème de sophistication wasp made in Hollywood, c’est aussi l’histoire souterraine de cette belle plante au regard qui en disait long et au caractère bien trempé. «Slim» était en fait aussi un peu Yentl, comme dans la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer, infiltrée en contrebande dans le monde des hommes…
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