Kevin Spacey Poster par T.A. |
RÉHABILITATION KEVIN SPACEY, USUAL SUSPECT
Tentative de réhabilitation de personnages controversés, sinon détestés. Entre ironie, second degré et réelle volonté de penser contre nous-mêmes.
On est le 26 juillet et tu as aujourd’hui 60 ans. Joyeux anniversaire, Kevin ! Nous ne sommes pas nombreux à être ici ce soir autour de toi, dans le ranch que tu as loué pour avoir la paix au cœur du désastre. Je crois voir ton vieux pote Bill Clinton à moitié caché derrière une statue d’ivoire représentant ton idole Jack Lemmon, mais la nuit est tombée et c’est peut-être un sosie. Nous, tes vieux amis du club des FWM (1), on aimait ta sublime maison de Los Feliz, à deux pas des Hollywood Hills. Les plus anciens ont connu ta baraque new-yorkaise de Tribeca, pas très loin de celle où allait atterrir le Français, là, Strauss Something. Pourquoi as-tu revendu celle de Los Feliz quelques mois avant les premières accusations ? Onze millions de dollars, certes. Mais de l’argent, tu n’en manques pas. Tu nous as dit que tu en avais assez, que ta vie avait changé…
Avait changé, ou allait changer ? On ne m’empêchera pas de penser que tu t’es débarrassé de ce merveilleux yacht de style romain parce que tu sentais venir la tempête. A Hollywood, c’est comme ça : la roche tarpéienne est proche du Capitole. Rien n’a vraiment changé depuis le code Hays et depuis McCarthy. Si les critères moraux varient, l’ordre de fer demeure, et il continue de swinguer avec les intérêts.
Au fait, ne t’inquiète pas : comme tu l’as demandé, ce soir, tous les portables sont éteints et il est interdit de filmer. Chacun de nous sait que la technique nous a presque tous rendus traîtres. C’est moi le veinard qu’on a chargé du discours à l’heure du cake, près de la piscine dans laquelle flotte, tu l’as peut-être remarqué, un cadavre à ton effigie : cette poupée gonflable, créée pour toi par Murakami, c’est notre cadeau collectif, à nous, les gars du FWM. L’autre cadeau vient de la justice américaine. Dois-je le rappeler aux convives ? Il y a neuf jours, les poursuites contre toi pour «agression sexuelle» et «attentat à la pudeur», dans l’Etat du Massachusetts, ont été abandonnées. Bien sûr, rien n’est fini. Tu es accusé d’autres turpitudes. Certaines datent du temps où tu dirigeais le théâtre Old Vic, à Londres. D’autres sont plus anciennes encore. Dans l’une d’elles, tu avais 26 ans. Tu dis que tu ne t’en souviens pas… Où est le vrai, où est le faux ? Je me demande qui a la mémoire la plus longue et qui, la plus intéressée. Tes avocats, en attendant, se régalent. Depuis, Ridley Scott t’a sorti d’un film en cours de tournage, Netflix, de la dernière saison de House of Cards, série dont tu faisais la puissance et la gloire. Ton agent t’a quitté. J’en passe, et des bien pires. On te voit en tablier à la cuisine sur une vidéo où tu te défends assez maladroitement, je me dois te le dire, en t’adressant au public comme le ferait Iago, ton modèle avec Richard III. Tous deux ont inspiré ta composition de Francis Underwood, le président des Etats-Unis que tu as si parfaitement incarné.
C’est normal, tu es shakespearien : le bien et le mal, le comique et le tragique, la séduction et l’abjection, tu les mêles et tu les chauffes à blanc en quelques gestes, quelques regards, quelques mots. Mais, franchement, quelle idée de t’adresser aux réseaux sociaux comme si tu étais Francis Underwood, autrement dit un coupable et un manipulateur de génie. Tu donnes à ceux qui veulent t’interdire d’apparition la justification qu’ils attendent : la confusion morale entre l’homme et l’acteur. Dans l’immédiat, pourtant, joyeux anniversaire, Kevin ! L’affaire du Massachusetts, après tout, était la seule inculpation en cours. Je rappelle à ceux qui ont la main leste, prenez-en de la graine, que dans un bar tu aurais mis la tienne sur la bite (pardonnez-moi le mot, mais après tout il s’agissait d’un geste, sinon prouvé, du moins trivial) d’un garçon de 16 ans. Celui-ci aurait filmé le geste, la jeunesse a bien du réflexe, puis il aurait envoyé la vidéo par SMS à son amie, avec des commentaires qu’on ignore. Il n’en fallait pas plus aux réseaux sociaux pour t’accuser de pédophilie. Entre-temps, tu as… quel est le mot : «dit» ? «révélé» ? «admis» ? «avoué» ? - que tu avais été longtemps bisexuel, que finalement tu étais gay. Précisions inutiles. De toute façon, ceux qui t’ont jugé coupable avant tout procès ne te pardonneront jamais de l’être, ni de ne pas l’être.
Le portable de la victime présumée, lui, a disparu. On la soupçonne d’avoir effacé des messages. Pan sur la bite ! Kevin, tu incarnes le paradoxe du comédien, mais à l’envers. Pour Diderot, un comédien doit être étranger à ses rôles, ne rien ressentir ou presque. Toi, tu es le neveu de Rameau, en scène et hors de scène. Tes grands rôles sont si puissants qu’ils semblent avoir contaminé ta vie. Est-ce vrai ? Est-ce un fantasme ? Un peu les deux ? Te reproche-t-on obscurément d’avoir donné tant de plaisir avec tant de mal ? Chacun a sa réponse. Cela ne fait pas de toi un innocent ; mais cela ne fait toujours pas de toi un coupable. Je ne sais pas si le metteur en scène Paul Schrader est ici ce soir. Mon discours l’accueille avec bienveillance, même si je vais le critiquer. C’est l’un des rares à t’avoir publiquement défendu en disant : «Tout art est criminel. Le punir en tant qu’artiste ne fait que diminuer l’art.» J’appellerais ça la défense Georges Bataille (ou Jean Genet, ou Oscar Wilde). Ce n’est pas, ou ce n’est plus, la meilleure défense possible. Je sais bien que Schrader ne voulait pas dire qu’on peut justifier un crime par une œuvre. Il voulait plutôt dire qu’on ne peut accuser l’acteur de crimes commis par l’homme. Ça me paraît juste mais, par les temps sans nuances qui courent, cette défense est devenue incompréhensible.
Dans tes grands rôles, tu as en effet incarné comme personne tantôt des hommes qui jouissent du crime, tantôt des hommes qui le commettent pour obtenir ce qu’ils veulent, et, en tous les cas, de merveilleux acrobates en eaux troubles. Le grand public peut nommer les marches de ton accès à ce paradis des enfers : Usual Suspects (1995), Seven (1995), L.A. Confidential (1997), American Beauty (1999), et, naturellement, de 2013 à 2017, la série House of Cards. Une expression résume ton espèce de grâce négative : tu as le charme noir de l’ambiguïté. Prenons la dernière scène de Usual Suspects : ayant joué à l’intérieur du film l’escroc minable, boiteux et manipulé devant les flics, tu ressors libre et, sur le trottoir, peu à peu, tu cesses de boiter, te redresses et montes, triomphant, dans la voiture qui l’attendait. Le génie du mal, celui qui manipulait tout depuis le début, à commencer par le spectateur, c’était toi. Oui, Kevin, il y a toujours eu dans tes grands rôles une porte de sortie offerte au mal. Chez la plupart, elle est étroite : ça les rassure sur eux-mêmes. Tu l’as joyeusement ouverte.
(1) «Mâles blancs infréquentables», libre traduction de l’anglais Freak White Males (FWM).
LIBÉRATION
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