Rebecca Zlotowski, le 26 août à Paris. Photo Marie Rouge |
REBECCA
ZLOTOWSKI :
«IL Y A UNE PART DE TRANSFERT DE LIBIDO DANS LE CINéma»
Par Julien Gester et Sandra Onana
27 août 2019 à 17:06 (mis à jour à 19:12)
La cinéaste relate comment «Une fille facile», son premier film à se confronter au contemporain, s’est aussi inventé au gré de la complicité nouée avec son actrice, Zahia Dehar.
Après les circuits motos clandestins, les cintres surchauffés d’une centrale nucléaire, des studios de cinéma cernés par la montée du nazisme et quantité de chambres de femmes entre deux âges, Rebecca Zlotowski (Belle Epine, Grand Central, Planétarium) plante son quatrième long métrage, son plus simple, délié et emballant, sur la Côte d’Azur, entre Cannes et Nice, où deux jeunes femmes (les révélations Mina Farid et Zahia Dehar) vont et viennent entre plages, piaules modestes et yachts de riches fauves : Une fille facile. Entretien dans un jardin parisien.
Pourquoi avoir choisi ce titre, qui a une charge d’opprobre ? Le film et les personnages en sont pourtant quasi exempts, avec une prédominance de points de vue féminins, qui ne sont jamais dans le jugement, jamais réactionnaires, pas même la mère ?
Oui, mais cette charge regarde la personne qui parle, qui pense, en ces termes. Je me suis rendu compte à quel point Sofia [jouée par Zahia Dehar, ndlr] est un personnage spéculaire, au carrefour de plein de questions contemporaines, qui tend un miroir à qui le regarde. Sur la question du «female gaze» [regard féminin], cela m’intéresse de sortir de l’ornière qui voudrait que cela ne vienne que du féminin.
C’est-à-dire ?
L’enjeu, c’est de filmer les corps avec loyauté. Et vous relevez, comme une défense et illustration du personnage, que je les filme du point de vue de la femme, et une femme plutôt bienveillante et dans un lien familial. Mais je procède de la même manière sur le corps des hommes. Et je pense qu’on est arrivé à un moment où la mise en scène peut s’amuser de manière habile en ressaisissant le code du regard masculin : il s’agit de le scanner des pieds au crâne en épousant la courbe de la fille. Sur la mère, c’était très important qu’il y ait une promiscuité sentimentale entre elle et sa fille, et il me semblait que c’était beaucoup plus proche des rapports puissants que j’avais pu observer entre de jeunes mères célibataires et leurs filles, des rapports d’identification, d’attirance par la séduction de leur fille, plutôt que de jugement. C’est sans doute aussi ce qui distingue ce film de la chronique de classe dure, d’un certain cinéma, pour lequel je peux avoir de l’affection, qui est plus univoquement politique, et moins libidinal.Vous parlez de «défense et illustration» du personnage. Ce qui se joue dans une scène comme celle chez la grande bourgeoise jouée par Clotilde Courau c’est, peut-être pas une revanche, mais une réparation ?
C’est le bon mot, oui. On voit bien que tout un système de mépris, d’incompréhension, de dégoût et de réaction pourrait se mettre en place autour de la figure de cette jeune femme, et cela en fait, oui, un personnage à défendre. Je crois que, dans le film, on saisit des personnages qui peuvent nous être étrangers, et on va les regarder comme des sœurs ou des frères. Au moment du Festival de Cannes, on m’a rapporté un tweet qui évoquait [les aspects les moins glorieux du]traitement médiatique qu’avait subi Zahia et qui se réjouissait que le cinéma «répare l’époque». Ça me touche, et oui, à ma manière je vois une forme de réparation vis-à-vis d’un stéréotype. J’aime toujours beaucoup travailler sur l’archétype, tout en mettant de côté le cliché. Dans tous mes films, il y a une fille qui peut renvoyer à une idéalisation sexuelle assez patriarcale, mais que j’ai envie de raconter différemment.
L’idée d’un film et d’un monde où des lignes de fracture sociale existent, mais sans conflit, sans clash entre les personnages, sinon le strict minimum dramaturgique, notamment autour de la figure du titre ou de l’arabité des personnages qui apparaît presque anecdotique, tout cela rend le film assez à rebours du contemporain…
C’est vrai, j’aime cette douceur-là. C’est une suavité qui ne masque pas la cruauté des lignes que l’on ne va jamais dépasser. Ces filles appartiennent à une certaine catégorie sociale, les autres aussi, il y a partout dans le film des couples de maîtres et d’esclaves qui se baladent… Tout le monde monnaie quelque chose qu’il possède. C’est déjà assez violent pour que tout ça ne se passe pas sans une certaine douceur. J’ai l’impression que c’est dans la nature de ce sous-genre qui me plaît, le film d’été, d’aller avec cette douceur-là, dont j’avais besoin, dans le tournage, chez les acteurs. Ça me plaît de porter des projets non hystérisés, avec des grilles de lecture sentimentales un peu différentes d’un certain cinéma du clash, de la confrontation, de la dureté, dans lequel je ne me reconnais pas puisque mes émotions ne m’amènent pas sur ce terrain-là. Et pourtant je ressens de la violence, donc elle prend quelle forme ? Par ailleurs, c’est la première fois que je filme des choses comme des téléphones portables, du mobilier urbain, une Twingo, autant d’éléments qui incarnaient à mes yeux une agressivité, une laideur, des codes et des rapports que je mettais à distance dans mes précédents films. Et je me suis dit qu’avec celui-là, j’allais me confronter à l’époque, mais je me rends compte que je l’ai filmée avec un énorme coussin - de poésie j’espère. Qui me permet de raconter les liens sans les travestir, mais en les adoucissant. J’aime les récits optimistes.
A partir de votre rencontre sur Instagram et de vos premiers échanges, qu’est-ce que le film doit à Zahia Dehar ?
Beaucoup. Par le fait qu’elle était là tôt sur le projet, comme Léa Seydoux sur Belle Epine, il y a un échange qui s’est installé, qui a apporté des scènes, des éléments narratifs. Et au-delà de l’apport de la personne au personnage, il y a tout un imaginaire des années 60 qui vient avec elle, et tout ce projet a commencé à prendre du sens dans la relation entre une certaine cinéphilie que j’ai - des films par lesquels ma construction sociale de la féminité est beaucoup passée, étant orpheline de mère - et cette culture qui traversait aussi Zahia Dehar. Et tout ça s’est retrouvé au cœur d’Une fille facile, qui évoque par sa manière de parler quelque chose de légèrement anachronique, et qui me bouleverse parce qu’elle a un corps totalement contemporain. C’est cette complexité, cette surprise-là qu’elle a apportée dans le film.
Qu’entendez-vous par anachronique ?
Il y a une part de mélancolie très puissante chez elle, qui me plaît chez les acteurs. Il y a la même chez Benoît Magimel. J’aime les acteurs dont on sent qu’ils se sont inventé un rapport à leur genre, à leur sexe, d’une manière un peu exagérée. Il a une stature de Sean Penn ou, si on remonte un peu, il y a quelque chose de Cary Grant en lui. On sent qu’il brouille les pistes, il a une espèce de pudeur d’homme féminin qui est un héritage des quarante dernières années. Zahia Dehar est hyper mélancolique, au bord de la dépression parfois, et en cela, est anachronique en tout point. Cela faisait vraiment partie du projet. J’aime souvent faire des films qui se conjuguent à l’imparfait. Comment réussir à filmer du contemporain en le réinventant sans en prendre tous les tics et les travers ? C’est peut-être ça, un projet de pop culture. Et les travers du monde dans lequel on vit, on les connaît : un libéralisme dégoûtant, une hystérisation des rapports, une absence de douceur, un cynisme…
Pensez-vous, alors qu’elle devient tout juste actrice, que Zahia Dehar soit indissociable d’un sujet, qu’elle porterait en elle par son histoire, par son discours féministe très affirmé, ou encore par les goûts qu’elle affiche - pour Cet Obscur Objet du désir de Buñuel par exemple -, qui renvoient souvent à la tension entre désir, liberté et argent ?
Il y a ça, mais aussi les rapports de force. Je ne connais pas toute sa cinéphilie, mais c’est plutôt un usage du cinéma comme excitant, comme zone d’érotisme, qui l’intéresse, et ce n’est pas loin de moi. Moi aussi j’adore ça, et j’ai envie d’aller plus loin là-dedans. Je le vois bien quand la personne à la Cinémathèque à côté de moi regarde un film avec un sac plastique dans la main droite tout en se masturbant de la main gauche : il y a une part masturbatoire, de transfert de libido dans le cinéma. Pour elle comme pour moi, c’est un champ de la représentation qui fabrique de la pensée mais aussi de l’érotisme. Je suis intéressée par l’un et l’autre, mais de plus en plus par la circulation de l’érotisme. Et quand je dis ça, il ne s’agit pas juste de sexualité à l’écran et de nudité. Alors il se peut qu’elle soit assignée à ça, peut-être. Mais c’est une actrice en tout cas qui n’en a pas peur. Et ce qui me passionne, ce n’est pas tant qu’elle soit si à l’aise avec sa nudité, sa sexualité - ça, beaucoup de femmes le sont. Ce qui m’intéresse, c’est qu’elle le revendique. Et c’est là qu’elle est moderne, c’est là qu’elle est courageuse et qu’elle est transgressive. C’est du napalm pour plein de gens, notamment issus de son milieu. Je m’enorgueillis de penser qu’après ce personnage, on ne la regardera pas de la même manière.
Quel genre de carrière lui prédisez-vous ?
Je n’en étais pas sûre avant, mais après l’avoir vue sur le plateau et en promotion pour le film, j’ai la certitude qu’elle va inspirer d’autres metteurs en scène sur un registre comique, plus inattendu. C’est une actrice comique géniale, avec une sorte de fausse candeur, de corset, de surmoi. D’inadéquation entre l’époque et ce qu’elle est, de classe, d’élégance, de fausse bêtise, d’humour, avec une construction un peu campée de son personnage : tout cela en fait une actrice comique puissante.
Vous avez souvent loué qu’elle ne se plaignait jamais de la faim, de la fatigue, n’avait pas de problème de pudeur, etc. Ça interpelle : on peut d’une part se dire que la pudeur n’est pas forcément un caprice, d’autre part se demander à quel point vous avez des messages à faire passer à Léa Seydoux, Natalie Portman…
En l’occurrence j’ai dit la même chose les concernant ! Zahia Dehar s’inscrit dans mon désir pour certaines actrices qui n’ont pas de limites, notamment sur leur nudité, et qui sont généreuses avec. Je n’ai jamais de difficulté avec les acteurs, ou peut-être un peu plus avec les hommes. Est-ce lié au fait que ce soit une femme qui les filme ? Et c’est chiant, pour un metteur en scène qui a mesuré sa demande, de devoir la négocier, la questionner. Parce qu’en vérité, quand on demande une nudité, dont on sait bien que ce n’est pas pareil que des larmes, je peux totalement comprendre et respecter [les réticences], mais malgré tout, c’est une remise en question d’une demande de cinéaste qui fait sens dans le projet du film. Même si on est un petit peu roublard parfois, parce qu’au fond, la libido peut aussi s’exercer entre deux personnes du même sexe, et de temps en temps, mettre les actrices nues procède d’une espèce de fascination de démiurge quand on se dit que l’on peut demander à quelqu’un de se dénuder, et que la personne va le faire. Mais ça fait partie aussi de cette espèce de contrat, consenti, bouleversant qu’il y a entre une metteuse en scène et une actrice ou un acteur. Et qu’on doit revendiquer, qu’on doit prôner. Ça doit continuer à exister, en parfaite intelligence et possession de ses moyens de part et d’autre.
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