«ONCE UPON A TIME… IN HOLLYWOOD», CONTE À REBOURS
Par Clélia Cohen
13 août 2019 à 19:56
Le neuvième film de Tarantino, roi de la pop culture américaine, raconte une journée dans le Hollywood de 1969, à la veille d’un irrémédiable point de bascule. Magnifiquement incarné par le duo DiCaprio-Pitt, le film privilégie le mythe au détriment de la profondeur historique.
On ne se souvient pas depuis quand les films de Quentin Tarantino sont devenus des numéros, mais une grosse partie de la com autour de Once Upon a Time… in Hollywood le présente avec insistance comme son neuvième film. Probablement parce que le cinéaste a souvent déclaré qu’il arrêterait après dix, et que ce chiffre le rapproche, au moins publicitairement, d’une sorte d’apothéose de carrière. Incidemment, la même impression de compte à rebours domine la première partie de ce nouveau film, qui détaille une journée passée à Hollywood par trois protagonistes, l’acteur Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) et son acolyte cascadeur Cliff Booth (Brad Pitt), tous deux fictifs, ainsi que l’actrice réelle Sharon Tate (Margot Robbie), alors épouse de Roman Polanski et en pleine ascension vers la gloire.
Indolente, ensoleillée, la journée se déroule tout en étirements et digressions chers au réalisateur de Pulp Fiction, tandis que la date affichée du 9 février 1969 pointe vers un horizon irrémédiable, duquel le film se rapprochera en seconde partie. Six mois plus tard, tout aura changé : le 14 juillet, Easy Rider sort en salles et son réalisateur, Dennis Hopper, consume en quelques plans les vieilles habitudes d’une industrie alors gérée par une poignée de septuagénaires ; et le 9 août, Sharon Tate et quatre amis à elle sont sauvagement assassinés dans sa villa des Hollywood Hills par des membres du clan de Charles Manson, le fossoyeur du Summer of Love. Once Upon a Time… in Hollywoodexplore donc une sorte de bulle temporelle un peu indécidable où les utopies des sixties n’ont pas encore volé en éclats et où se joue, en sourdine, la transition vers le Nouvel Hollywood.
Ce calme avant plusieurs tempêtes est d’abord l’occasion pour Tarantino de modeler avec un plaisir non dissimulé la matière qu’il a sous les doigts. Même s’il clame haut et fort que Once Upon a Time… in Hollywood est la première de ses réalisations depuis longtemps qui ne soit pas un film de genre (faisant semblant de ne pas savoir que le «film sur Hollywood» est un genre en soi, de Minnelli à Altman en passant par Wilder ou Kazan), il se délecte tout de même de fabriquer de faux extraits conséquents pour constituer une filmographie à Rick Dalton : série télé western, film de guerre, western spaghetti, reportages sur ses tournages, publicités… Sa connaissance ogresque du matériau produit un voyage ébouriffant dans l’usine à images, avec ce goût pour son artisanat autant que pour ses coulisses : les cascadeurs qui zonent entre deux prises, les décors peints qui glissent le long des allées du studio, les affiches vintage dessinées à la main qui saturent presque chacun de ses plans.
Princes déchus
Au royaume de ces simulacres, Leonardo DiCaprio et Brad Pitt cheminent en princes déchus, à la fois ringards et cool. Le duo que forment leurs personnages est la réussite la plus éclatante du film. Le premier en acteur de seconde division ayant percé grâce à une de ces séries western comme Au nom de la loi ou Rawhide qui pullulaient à la fin des années 50, quand la télé se mit à «resucer» comme un vampire tout ce qui avait fait le lustre du classicisme hollywoodien. Mais contrairement aux deux immenses stars issues de ces exemples (Steve McQueen et Clint Eastwood), lui n’a jamais passé la vitesse supérieure, et le voilà, une décennie plus tard, réduit à jouer les guest stars dans les séries des autres, essayant tant bien que mal de se souvenir de son texte malgré l’alcool ingurgité la veille au soir, et sincèrement bouleversé, voire étonné, quand on le complimente sur son jeu - très belle séquence avec une enfant-actrice déjà redoutablement concentrée sur sa carrière, tandis que lui l’est si peu, ou si mal.
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Brad Pitt, quant à lui, interprète son cascadeur attitré mais qui, progressivement désœuvré à mesure que les rôles de Dalton se sont modifiés, s’est peu à peu reconverti en son chauffeur et homme à tout faire. Chaque soir, il le dépose après le studio, avant de rentrer chez lui au volant de son petit bolide idéalement rouillé, direction l’autre côté des collines : la San Fernando Valley, beaucoup moins glamour que Hollywood, où il habite une simple caravane isolée à proximité d’un drive-in… Toujours flegmatique et solaire, il dissimule pourtant une violence qui peut jaillir çà et là (jusqu’à tendre vers un carnage potentiel). Il ne vit que dans l’ombre déjà vacillante de Rick Dalton, et semble s’en contenter sans la moindre trace d’amertume. Réunis pour la première fois à l’écran, les deux énormes stars trouvent une vraie alchimie dans la dynamique de leurs personnages respectifs, Pitt n’ayant jamais atteint, malgré les succès, le statut de grand acteur virtuose dévolu à DiCaprio, de dix ans son cadet. Tous deux avaient pourtant été traités à la même enseigne de «joli blond jetable» lorsqu’ils ont émergé à peu près en même temps dans les années 90. Il ne reste plus grand-chose du DiCaprio éthéré de cette époque, tandis que Pitt en conserve son beau torse bronzé, que Tarantino se plaît à exhiber en le bardant de cicatrices.
Gloire vintage
L’affection résignée qu’ils ont l’un pour l’autre, leurs solitudes parallèles, le monde finissant qu’ils incarnent, donnent au film sa couleur sentimentale, renforcée par ses penchants déambulatoires. Car il était une fois, et peut-être plus que tout, une ode à Los Angeles reconstitué dans sa gloire vintage avec un amour infini, sans recours aux trucages numériques, parsemé d’enseignes et de néons aux frontons des restaurants et cinémas pas forcément mythiques (le resto préféré des producteurs de l’âge d’or Musso & Frank, mais aussi le fast-food mexicain basique Taco Bell), que Tarantino prend plaisir à regarder s’allumer à la tombée du soir, comme autant de vestiges archéologiques pour cette ville née de nulle part sur un lopin de désert peu de temps après la fin de la ruée vers l’or. C’est son seul patrimoine. Et on a parfois l’impression que le cinéaste a fait ce film juste pour filmer Leo et Brad en train de «cruiser» gracieusement en voiture sur Hollywood Boulevard au son de la radio, prenant à l’occasion une hippie en stop avec un joint pour tout paiement, exactement comme dans Model Shop, flânerie californienne de Jacques Demy filmée la même année - le film de Demy fait partie, avec neuf autres, d’une liste communiquée par Tarantino, à potasser avant de voir le sien.
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A côté de cet hédonisme angelino fatigué incarné par le trio DiCaprio-Pitt-LA, la trame Tate-Manson paraît beaucoup moins aboutie. Malgré les efforts louables de Margot Robbie, Sharon Tate fonctionne ici plus comme «figure» que comme réel personnage, une sorte de vecteur charmant pour nous mener en dansant, entourée de Steve McQueen et Mama Cass, à la rencontre de la jet-set de l’époque et des fêtes données à la Playboy Mansion. Si sacrée qu’elle n’est qu’effleurée, sauf lors d’une séquence attendrie où elle se découvre à l’écran dans un cinéma de Westwood.
Timidité et admiration
Charles Manson quant à lui se contente d’une apparition fugace, et ses adeptes, surtout des filles à cheveux longs parquées dans un ranch désaffecté, sont loin d’apparaître aussi inquiétantes qu’il le faudrait. Le mal, ici, ne se regarde pas en face. Ou alors il ne s’agit que de le «surpasser», par la violence revancharde d’une résolution gore aux penchants complaisants. Et l’on est en droit de se sentir hermétique à cette overdose d’hémoglobine, qui prolonge depuis Inglorious Basterds un curieux rapport du réalisateur envers l’histoire comme quelque chose qui doit forcément être modifié par les moyens fantasmatiques du cinéma.
Heureusement, le film ne s’arrête pas là, et c’est là que Tarantino semble avoir grandi. Le vrai finale orchestre une rencontre «toute simple» autour d’un portail et d’un interphone entre Rick Dalton et l’un des occupants de la villa voisine de la sienne, Jay Sebring (coiffeur, membre de l’entourage de Sharon Tate et son ex-petit ami), incarné par Emile Hirsch. DiCaprio n’a peut-être jamais été aussi merveilleux que lorsqu’il se tortille en regardant ses pieds tandis que Sharon Tate lui parle à l’interphone, rejouant la timidité de Tarantino lui-même vis-à-vis de l’actrice pointée plus haut. Entre le has-been en fin de course et le jeune branché qui lui exprime sous les étoiles tout son amour de fan, entre la timidité du premier et l’admiration décomplexée du deuxième, ils partagent soudain, en plus de tous leurs silences gênés, cette sensation volatile et triste d’un dernier été passé à Hollywood.
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