Albert Camus
JONAS
JONAS
ou L'ARTISTE AU TRAVAIL
Jetez-moi
dans la mer.... car je sais que c'est moi qui attire sur vous cette grande
tempête.
JONAS, I, 12.
Il se montra un peu plus étonné lorsqu'un marchand de
tableaux lui proposa une mensualité qui le délivrait de tout souci. En vain,
l'architecte Rateau, qui depuis le lycée aimait [130] Jonas et son étoile, lui
représenta-t-il que cette mensualité lui donnerait une vie à peine décente et
que le marchand n'y perdrait rien. « Tout de même », disait Jonas.
Rateau, qui réussissait, mais à la force du poignet, dans tout ce qu'il
entreprenait, gourmandait son ami. « Quoi, tout de même ? Il faut
discuter. » Rien n'y fit. Jonas en lui-même remerciait son étoile.
« Ce sera comme vous voudrez », dit-il au marchand. Et il abandonna
les fonctions qu'il occupait dans la maison d'éditions paternelle, pour se
consacrer tout entier à la peinture. « Ça, disait-il, c'est une chance ! »
Il pensait en réalité : « C'est une chance
qui continue. » Aussi loin qu'il pût remonter dans sa mémoire, il trouvait
cette chance à l'oeuvre. Il nourrissait ainsi une tendre reconnaissance à
l'endroit de ses parents, d'abord parce qu'ils l'avaient élevé distraitement,
ce qui lui avait fourni le loisir de la rêverie, ensuite parce qu'ils s'étaient
séparés, pour raison d'adultère. C'était du moins le prétexte invoqué par son
père qui oubliait de préciser qu'il s'agissait d'un adultère assez
particulier : il ne pouvait supporter les bonnes oeuvres de sa femme, véritable
sainte laïque, qui, sans y voir malice, avait fait le don de sa personne à
l'humanité souffrante. Mais le mari prétendait disposer en maître des vertus
[131] de sa femme. « J'en ai assez, disait cet Othello, d'être trompé avec
les pauvres. »
Ce malentendu fut profitable à Jonas. Ses parents,
ayant lu, ou appris, qu'on pouvait citer plusieurs cas de meurtriers sadiques
issus de parents divorcés, rivalisèrent de gâteries pour étouffer dans l'oeuf
les germes d'une aussi fâcheuse évolution. Moins apparents étaient les effets
du choc subi, selon eux, par la conscience de l'enfant, et plus ils s'en
inquiétaient : les ravages invisibles devaient être les plus profonds.
Pour peu que Jonas se déclarât content de lui ou de sa journée, l'inquiétude
ordinaire de ses parents touchait à l'affolement. Leurs attentions redoublaient
et l'enfant n'avait alors plus rien à désirer.
Son malheur supposé valut enfin à Jonas un frère
dévoué en la personne de son ami Rateau. Les parents de ce dernier invitaient
souvent son petit camarade de lycée parce qu'ils plaignaient son infortune.
Leurs discours apitoyés inspirèrent à leur fils, vigoureux et sportif, le désir
de prendre sous sa ; protection l'enfant dont il admirait déjà les
réussites nonchalantes. L'admiration et la condescendance firent un bon mélange
pour une amitié que Jonas reçut, comme le reste, avec une simplicité encourageante.
[132] Quand Jonas eut terminé, sans effort particulier,
ses études, il eut encore la chance d'entrer dans la maison d'éditions de son
père pour y trouver une situation et, par des voies indirectes, sa vocation de
peintre. Premier éditeur de France, le père de Jonas était d'avis que le livre,
plus que jamais, et en raison même de la crise de la culture, était l'avenir.
« L'histoire montre, disait-il, que moins on lit et plus on achète de
livres. » Partant, il ne lisait que rarement les manuscrits qu'on lui
soumettait, ne se décidait à les publier que sur la personnalité de l'auteur ou
l'actualité de son sujet (de ce point de vue, le seul sujet toujours actuel
étant le sexe, l'éditeur avait fini par se spécialiser) et s'occupait seulement
de trouver des présentations curieuses et de la publicité gratuite. Jonas reçut
donc, en même temps que le département des lectures, de nombreux loisirs dont
il fallut trouver l'emploi. C'est ainsi qu'il rencontra la peinture.
Pour la première fois, il se découvrit une ardeur
imprévue, mais inlassable, consacra bientôt ses journées à peindre et, toujours
sans effort, excella dans cet exercice. Rien d'autre ne semblait l'intéresser
et c'est à peine s'il put se marier a l'âge convenable : la peinture le
dévorait tout entier. Aux êtres et aux circonstances ordinaires [133] de la
vie, il ne réservait qu'un sourire bienveillant qui le dispensait d'en prendre
souci. Il fallut un accident de la motocyclette que Rateau conduisait trop
vigoureusement, son ami en croupe, pour que Jonas, la main droite enfin
immobilisée dans un bandage, et s'ennuyant, pût s'intéresser à l'amour. Là
encore, il fut porte à voir dans ce grave accident les bons effets de son
étoile. Sans lui, il n'eût pas pris le temps de regarder Louise Poulin comme
elle le méritait.
Selon Rateau, d'ailleurs, Louise ne méritait pas
d'être regardée. Petit et râblé lui-même, il n'aimait que les grandes femmes.
« Je ne sais pas ce que tu trouves à cette fourmi », disait-il.
Louise était en effet petite, noire de peau, de poils et d'œil, mais bien faite,
et de jolie mine. Jonas, grand et solide, s'attendrissait sur la fourmi, d'autant
plus qu'elle était industrieuse. La vocation de Louise était l'activité. Une
telle vocation s'accordait heureusement au goût de Jonas pour l'inertie, et
pour ses avantages. Louise se dévoua d'abord à la littérature, tant qu'elle
crut du moins que l'édition intéressait Jonas. Elle lisait tout, sans ordre, et
devint, en peu de semaines, capable de parler de tout. Jonas l'admira et se
jugea définitivement dispensé de lectures puisque Louise le renseignait [134] assez,
et lui permettait de connaître l'essentiel des découvertes contemporaines.
« Il ne faut plus dire, affirmait Louise, qu'un tel est méchant ou laid,
mais qu'il se veut méchant ou laid. » La nuance était importante et
risquait de mener au moins, comme le fit remarquer Rateau, à la condamnation du
genre humain. Mais Louise trancha en montrant que cette vérité étant à la fois
soutenue par la presse du cœur et les revues philosophiques, elle était
universelle et ne pouvait être discutée. « Ce sera comme vous
voudrez », dit Jonas, qui oublia aussitôt cette cruelle découverte pour
rêver à son étoile.
Louise déserta la littérature dès qu'elle comprit que
Jonas ne s'intéressait qu'à la peinture. Elle se dévoua aussitôt aux arts
plastiques, courut musées et expositions, y traîna Jonas qui comprenait mal ce
que peignaient ses contemporains et s'en trouvait gêné dans sa simplicité
d'artiste. Il se réjouissait cependant d'être si bien renseigné sur tout ce qui
touchait à son art. Il est vrai que le lendemain, il perdait jusqu'au nom du
peintre dont il venait de voir les œuvres. Mais Louise avait raison lorsqu'elle
lui rappelait péremptoirement une des certitudes qu'elle avait gardées de sa
période littéraire, à savoir qu'en réalité on n'oubliait jamais [135] rien.
L'étoile décidément protégeait Jonas qui pouvait ainsi cumuler sans mauvaise
conscience les certitudes de la mémoire et les commodités de l'oubli.
Mais les trésors de dévouement que prodiguait Louise
étincelaient de leurs plus beaux feux dans la vie quotidienne de Jonas. Ce bon
ange lui évitait les achats de chaussures, de vêtements et de linge qui abrègent,
pour tout homme normal, les jours d'une vie déjà si courte. Elle prenait à
charge, résolument, les mille inventions de la machine à tuer le temps, depuis
les imprimés obscurs de la sécurité sociale jusqu'aux dispositions sans cesse
renouvelées de la fiscalité. « Oui, disait Rateau, c'est entendu. Mais
elle ne peut aller chez le dentiste à ta place. » Elle n'y allait pas,
mais elle téléphonait et prenait les rendez-vous, aux meilleures heures ;
elle s'occupait des vidanges de la 4 CV, des locations dans les hôtels de vacances,
du charbon domestique ; elle achetait elle-même les cadeaux que Jonas
désirait offrir, choisissait et expédiait ses fleurs et trouvait encore le
temps, certains soirs, de passer chez lui, en son absence, pour préparer le lit
qu'il n'aurait pas besoin cette nuit-là d'ouvrir avant de se coucher.
Du même élan, aussi bien, elle entra dans ce [136] lit,
puis s'occupa du rendez-vous avec le maire, y mena Jonas deux ans avant que son
talent fût enfin reconnu et organisa le voyage de noces de manière que tous les
musées fussent visités. Non sans avoir trouvé, auparavant, en pleine crise du
logement, un appartement de trois pièces où ils s'installèrent, au retour. Elle
fabriqua ensuite, presque coup sur coup, deux enfants, garçon et fille, selon
son plan qui était d'aller jusqu'à trois et qui fut rempli peu après que Jonas
eut quitté la maison d'éditions pour se consacrer à la peinture.
Dès qu'elle eut accouché, d'ailleurs, Louise ne se
dévoua plus qu'à son, puis ses enfants. Elle essayait encore d'aider son mari
mais le temps lui manquait. Sans doute, elle regrettait de négliger Jonas, mais
son caractère décidé l'empêchait de s'attarder à ces regrets. « Tant pis,
disait-elle, chacun son établi. » Expression dont Jonas se déclarait
d'ailleurs enchanté, car il désirait, comme tous les artistes de son époque,
passer pour un artisan. L'artisan fut donc un peu négligé et dut acheter ses
souliers lui-même. Cependant, outre que
cela était dans la nature des choses, Jonas fut encore tenté de s'en féliciter.
Sans doute, il devait faire effort pour visiter les magasins, mais cet effort
était récompensé par l'une de ces heures de solitude [137] qui donne tant de
prix au bonheur des couples.
Le problème de l'espace vital l'emportait de loin,
pourtant, sur les autres problèmes du ménage, car le temps et l'espace se
rétrécissaient du même mouvement, autour d'eux. La naissance des enfants, le
nouveau métier de Jonas, leur installation étroite, et la modestie de la
mensualité qui interdisait d'acheter un plus grand appartement, ne laissaient
qu'un champ restreint à la double activité de Louise et de Jonas. L'appartement
se trouvait au premier étage d'un ancien hôtel du XVIIIe siècle, dans le vieux
quartier de la capitale. Beaucoup d'artistes logeaient dans cet arrondissement,
fidèles au principe qu'en art la recherche du neuf doit se faire dans un cadre
ancien. Jonas, qui partageait cette conviction, se réjouissait beaucoup de
vivre dans ce quartier.
Pour ancien, en tout cas, son appartement l'était.
Mais quelques arrangements très modernes lui avaient donné un air original qui
tenait principalement à ce qu'il offrait à ses hôtes un grand volume d'air
alors qu'il n'occupait qu'une surface réduite. Les pièces, particulièrement
hautes, et ornées de superbes fenêtres, avaient été certainement destinées, si
on en jugeait par leurs majestueuses proportions, à la [138] réception et à l'apparat.
Mais les nécessités de l'entassement urbain et de la rente immobilière avaient
contraint les propriétaires successifs à couper par des cloisons ces pièces
trop vastes, et à multiplier par ce moyen les stalles qu'ils louaient au prix
fort à leur troupeau de locataires. Ils n'en faisaient pas moins valoir ce
qu'ils appelaient « l'important cubage d'air ». Cet avantage n'était
pas niable. Il fallait seulement l'attribuer à
l'impossibilité où s'étaient trouvés les propriétaires de cloisonner
aussi les pièces dans leur hauteur. Sans quoi, ils n'eussent pas hésité à faire
les sacrifices nécessaires pour offrir quelques refuges de plus à la génération
montante, particulièrement marieuse et prolifique à cette époque. Le cubage
d'air ne présentait pas, d'ailleurs, que des
avantages. Il offrait l'inconvénient de rendre les pièces difficiles à
chauffer en hiver, ce qui obligeait malheureusement les propriétaires à majorer
l'indemnité de chauffage. En été, à cause de la vaste surface vitrée,
l'appartement était littéralement violé par la lumière : il n'y avait pas
de persiennes. Les propriétaires avaient négligé d'en placer, découragés sans
doute par la hauteur des fenêtres et le prix de la menuiserie. D'épais rideaux,
après tout, pouvaient jouer le même rôle, et ne posaient aucun problème quant
au [139] prix de revient, puisqu'ils étaient à la charge des locataires. Les
propriétaires, au demeurant, ne refusaient pas d'aider ces derniers et leur
offraient à des prix imbattables des rideaux venus de leurs propres magasins.
La philanthropie immobilière était en effet leur violon d'Ingres. Dans
l'ordinaire de la vie, ces nouveaux princes vendaient de la percale et du
velours.
Jonas s'était extasié sur les avantages de
l'appartement et en avait admis sans peine les inconvénients. « Ce sera
comme vous voudrez », dit-il au propriétaire pour l'indemnité de
chauffage. Quant aux rideaux, il approuvait Louise qui trouvait suffisant de
garnir la seule chambre à coucher et de laisser les autres fenêtres nues.
« Nous n'avons rien à cacher », disait ce cœur pur. Jonas avait été
particulièrement séduit par la plus grande pièce dont le plafond était si haut
qu'il ne pouvait être question d'y installer un système d'éclairage. On entrait
de plain-pied dans cette pièce qu'un étroit couloir reliait aux deux autres,
beaucoup plus petites, et placées en enfilade. Au bout de l'appartement, la
cuisine voisinait avec les commodités et un réduit décoré du nom de salle de
douches. Il pouvait en effet passer pour tel à la condition d'y installer un
appareil, de le placer dans le sens vertical, [140] et de consentir à recevoir
le jet bienfaisant dans une immobilité absolue.
La hauteur vraiment extraordinaire des plafonds, et
l'exiguïté des pièces, faisaient de cet appartement un étrange assemblage de
parallélépipèdes presque entièrement vitrés, tout en portes et en fenêtres, où
les meubles ne pouvaient trouver d'appui et où les êtres, perdus dans la
lumière blanche et violente, semblaient flotter comme des ludions dans un
aquarium vertical. De plus, toutes les fenêtres donnaient sur la cour,
c'est-à-dire, à peu de distance, sur d'autres fenêtres du même style derrière
lesquelles on apercevait presque aussitôt le haut dessin de nouvelles fenêtres
donnant sur une deuxième cour. « C'est le cabinet des glaces »,
disait Jonas ravi. Sur le conseil de Rateau, on avait décidé de placer la
chambre conjugale dans l'une des petites pièces, l'autre devant abriter
l'enfant qui s'annonçait déjà. La grande pièce servait d'atelier à Jonas
pendant la journée, de pièce commune le soir et à l'heure des repas. On pouvait
d'ailleurs, à la rigueur, manger dans la cuisine, pourvu que Jonas, ou Louise,
voulût bien se tenir debout. Rateau, de son côté, avait multiplié les
installations ingénieuses. À force de portes roulantes, de tablettes
escamotables et de tables pliantes, il était par [141] venu à compenser la
rareté des meubles, en accentuant l'air de boîte à surprises de cet original
appartement.
Mais quand les pièces furent pleines de tableaux et
d'enfants, il fallut songer sans tarder à une nouvelle installation. Avant la
naissance du troisième enfant, en effet, Jonas travaillait dans la grande
pièce, Louise tricotait dans la chambre conjugale, tandis que les deux petits
occupaient la dernière chambre, y menaient grand train, et roulaient aussi,
comme ils le pouvaient, dans tout l'appartement. On décida alors d'installer le
nouveau-né dans un coin de l'atelier que Jonas isola en superposant ses toiles
à la manière d'un paravent, ce qui offrait l'avantage d'avoir l'enfant à la
portée de l'oreille et de pouvoir ainsi répondre à ses appels. Jonas d'ailleurs
n'avait jamais besoin de se déranger, Louise le prévenait. Elle n'attendait pas
que l'enfant criât pour entrer dans l'atelier, quoique avec mille précautions,
et toujours sur la pointe des pieds. Jonas, attendri par cette discrétion,
assura un jour Louise qu'il n'était pas si sensible et qu'il pouvait très bien
travailler sur le bruit de ses pas. Louise répondit qu'il s'agissait aussi de
ne pas réveiller l'enfant. Jonas, plein d'admiration pour le cœur maternel
qu'elle découvrait ainsi, rit de bon cœur de sa méprise. Du coup, il [142] n'osa
pas avouer que les interventions prudentes de Louise étaient plus gênantes
qu'une franche irruption. D'abord parce qu'elles duraient plus longtemps,
ensuite parce qu'elles s'exécutaient selon une mimique où Louise, les bras
largement écartés, le torse un peu renversé en arrière, et la jambe lancée très
haut devant elle, ne pouvait passer inaperçue. Cette méthode allait même contre
ses intentions avouées, puisque Louise risquait à tout moment d'accrocher
quelqu'une des toiles dont l'atelier était encombré. Le bruit réveillait alors
l'enfant qui manifestait son mécontentement selon ses moyens, du reste assez
puissants. Le père, enchanté des capacités pulmonaires de son fils, courait le
dorloter, bientôt relayé par sa femme. Jonas relevait alors ses toiles, puis,
pinceaux en mains, écoutait, charmé, la voix insistante et souveraine de son
fils.
Ce fut le moment aussi où le succès de Jonas lui
valut beaucoup d'amis. Ces amis se manifestaient au téléphone, ou à l'occasion
de visites impromptu. Le téléphone qui, tout bien pesé, avait été placé dans
l'atelier, résonnait souvent, toujours au préjudice du sommeil de l'enfant qui
mêlait ses cris à la sonnerie impérative de l'appareil. Si, d'aventure, Louise
était en train de soigner les autres enfants, elle s'efforçait [143] d'accourir
avec eux, mais, la plupart du temps, elle trouvait Jonas tenant l'enfant d'une
main et, de l'autre, les pinceaux avec le récepteur du téléphone qui lui
transmettait une invitation affectueuse à déjeuner. Jonas s'émerveillait qu'on
voulût bien déjeuner avec lui, dont la conversation était banale, mais
préférait les sorties du soir afin de garder intacte sa journée de travail. La
plupart du temps, malheureusement, l'ami n'avait que le déjeuner, et ce déjeuner-ci,
de libre ; il tenait absolument à le réserver au cher Jonas. Le cher Jonas
acceptait : « Comme vous voudrez ! », raccrochait :
« Est-il gentil celui-là ! », et rendait l'enfant à Louise. Puis
il reprenait son travail, bientôt interrompu par le déjeuner ou le dîner. Il
fallait écarter les toiles, déplier la table perfectionnée, et s'installer avec
les petits. Pendant le repas, Jonas gardait un œil sur le tableau en train, et
il lui arrivait, au début du moins, de trouver ses enfants un peu lents à
mastiquer et à déglutir, ce qui donnait à chaque repas une longueur excessive.
Mais il lut dans son journal qu'il fallait manger avec lenteur pour bien
assimiler, et trouva dès lors dans chaque repas des raisons de se réjouir
longuement.
D'autres fois, ses nouveaux amis lui faisaient
visite. Rateau, lui, ne venait qu'après dîner. Il [144] était à son bureau dans
la journée, et puis, il savait que les peintres travaillent à la lumière du
jour. Mais les nouveaux amis de Jonas appartenaient presque tous à l'espèce
artiste ou critique. Les uns avaient peint, d'autres allaient peindre, et les
derniers enfin s'occupaient de ce qui avait été peint ou le serait. Tous,
certainement, plaçaient très haut les travaux de l'art, et se plaignaient de
l'organisation du monde moderne qui rend si difficile la poursuite des dits
travaux et l'exercice, indispensable à l'artiste, de la méditation. Ils s'en
plaignaient des après-midis durant, suppliant Jonas de continuer à travailler,
de faire comme s'ils n'étaient pas là, et d'en user librement avec eux qui
n'étaient pas bourgeois et savaient ce que valait le temps d'un artiste. Jonas,
content d'avoir des amis capables d'admettre qu'on pût travailler en leur
présence, retournait à son tableau sans cesser de répondre aux questions qu'on
lui posait, ou de rire aux anecdotes qu'on lui contait.
Tant de naturel mettait ses amis de plus en plus à
l'aise. Leur bonne humeur était si réelle qu'ils en oubliaient l'heure du
repas. Les enfants, eux, avaient meilleure mémoire. Ils accouraient, se
mêlaient à la société, hurlaient, étaient pris en charge par les visiteurs,
sautaient de genoux en genoux. La lumière déclinait [145] enfin sur le carré du
ciel dessiné par la cour, Jonas posait ses pinceaux. Il ne restait qu'à inviter
les amis, à la fortune du Pot, et a parler encore, tard dans la nuit, de l'art
bien sûr, mais surtout des peintres sans talent, plagiaires ou intéressés, qui
n'étaient pas là. Jonas, lui, aimait à se lever tôt, pour profiter des
premières heures de la lumière. Il savait que ce serait difficile, que le petit
déjeuner ne serait pas prêt à temps, et que lui-même serait fatigué. Mais il se
réjouissait aussi d'apprendre, en un soir, tant de choses qui ne pouvaient
manquer de lui être profitables, quoique de manière invisible, dans son art.
« En art, comme dans la nature, rien ne se perd, disait-il. C'est un effet
de l'étoile. »
Aux amis se joignaient parfois les disciples :
Jonas maintenant faisait école. Il en avait d'abord été surpris, ne voyant pas
ce qu'on pouvait apprendre de lui qui avait tout à découvrir. L'artiste, en
lui, marchait dans les ténèbres ; comment aurait-il enseigné les vrais chemins ?
Mais il comprit assez vite qu'un disciple n'était pas forcément quelqu'un qui
aspire à apprendre quelque chose. Plus souvent, au contraire, on se faisait
disciple pour le plaisir désintéressé d'enseigner son maître. Dès lors, il put
accepter, avec humilité, ce surcroît d'honneurs. [146] Les disciples de Jonas
lui expliquaient longuement ce qu'il avait peint, et pourquoi. Jonas découvrait
ainsi dans son œuvre beaucoup d'intentions qui le surprenaient un peu, et une
foule de choses qu'il n'y avait pas mises. Il se croyait pauvre et, grâce à ses
élèves, se trouvait riche d'un seul coup. Parfois, devant tant de richesses jusqu'alors
inconnues, un soupçon de fierté effleurait Jonas. « C'est tout de même
vrai, se disait-il. Ce visage-là, au dernier plan, on ne voit que lui. Je ne
comprends pas bien ce qu'ils veulent dire en parlant d'humanisation indirecte.
Pourtant, avec cet effet, je suis allé assez loin. » Mais bien vite, il se
débarrassait sur son étoile de cette incommode maîtrise. « C'est l'étoile,
disait-il, qui va loin. Moi, je reste près de Louise et des enfants. »
Les disciples avaient d'ailleurs un autre
mérite : ils obligeaient Jonas à une plus grande rigueur envers lui-même.
Ils le mettaient si haut dans leurs discours, et particulièrement en ce qui
concernait sa conscience et sa force de travail, qu'après cela aucune faiblesse
ne lui était plus permise. Il perdit ainsi sa vieille habitude de croquer un
bout de sucre ou de chocolat quand il avait terminé un passage difficile, et
avant de se remettre au travail. Dans la solitude, malgré tout, il eût cédé
clandestinement [147] à cette faiblesse. Mais il fut aidé dans ce progrès moral
par la présence presque constante de ses disciples et amis devant lesquels il
se trouvait un peu gêné de grignoter du chocolat et dont il ne pouvait
d'ailleurs, pour une si petite manie, interrompre l'intéressante conversation.
De plus, ses disciples exigeaient qu'il restât fidèle
à son esthétique. Jonas, qui peinait longuement pour recevoir de loin en loin
une sorte d'éclair fugitif où la réalité surgissait alors à ses yeux dans une
lumière vierge, n'avait qu'une idée obscure de sa propre esthétique. Ses
disciples, au contraire, en avaient plusieurs idées, contradictoires et
catégoriques ; ils ne plaisantaient pas là-dessus. Jonas eût aimé,
parfois, invoquer le caprice, cet humble ami de l'artiste. Mais les froncements
de sourcils de ses disciples devant certaines toiles qui s'écartaient de leur
idée le forçaient à réfléchir un peu plus sur son art, ce qui était tout
bénéfice.
Enfin, les disciples aidaient Jonas d'une autre
manière en le forçant à donner son avis sur leur propre production. Il ne se
passait pas de jours, en effet, qu'on ne lui apportât quelque toile à peine
ébauchée que son auteur plaçait entre Jonas et le tableau en train, afin de
faire bénéficier l'ébauche de la meilleure lumière. Il [148] fallait donner un
avis. Jusqu'à cette époque, Jonas avait toujours eu une secrète honte de son
incapacité profonde à juger d'une oeuvre d'art. Exception faite pour une
poignée de tableaux qui le transportaient, et pour les gribouillages évidemment
grossiers, tout lui paraissait également intéressant et indifférent. Il fut
donc forcé de se constituer un arsenal de jugements, d'autant plus variés que
ses disciples, comme tous les artistes de la capitale, avaient en somme un certain
talent, et qu'il lui fallait établir, lorsqu'ils étaient là, des nuances assez
diverses pour satisfaire chacun. Cette heureuse obligation le contraignit donc
à se faire un vocabulaire, et des opinions sur son art. Sa naturelle bienveillance
ne fut d'ailleurs pas aigrie par cet effort. Il comprit rapidement que ses
disciples ne lui demandaient pas des critiques, dont ils n'avaient que faire,
mais seulement des encouragements et, s'il se pouvait, des éloges. Il fallait
seulement que les éloges fussent différents. Jonas ne se contenta plus d'être
aimable, à son ordinaire. Il le fut avec ingéniosité.
Ainsi coulait le temps de Jonas, qui peignait au
milieu d'amis et d'élèves, installés sur des chaises maintenant disposées en
rangs concentriques autour du chevalet. Souvent, aussi bien, [149] des voisins
apparaissaient aux fenêtres d'en face et s'ajoutaient à son public. Il
discutait, échangeait des vues, examinait les toiles qui lui étaient soumises,
souriait aux passages de Louise, consolait les enfants et répondait
chaleureusement aux appels téléphoniques, sans jamais lâcher ses pinceaux avec
lesquels, de temps en temps, il ajoutait une touche au tableau commencé. Dans
un sens, sa vie était bien remplie, toutes ses heures étaient employées, et il
rendait grâces au destin qui lui épargnait l'ennui. Dans un autre sens, il
fallait beaucoup de touches pour remplir un tableau et il pensait parfois que
l'ennui avait du bon puisqu'on pouvait s'en évader par le travail acharné. La
production de Jonas, au contraire, ralentissait dans la mesure où ses amis
devenaient plus intéressants. Même dans les rares heures OÙ il était tout à
fait seul, il se sentait trop fatigué pour mettre les bouchées doubles. Et dans
ces heures, il ne pouvait que rêver d'une nouvelle organisation qui
concilierait les plaisirs de l'amitié et les vertus de l'ennui.
Il s'en ouvrit à Louise qui, de son côté,
s'inquiétait devant la croissance de ses deux aînés et l'étroitesse de leur
chambre. Elle proposa de les installer dans la grande pièce en masquant leur
lit par un paravent, et de transporter [150] le bébé dans la petite pièce où il
ne serait pas réveillé par le téléphone. Comme le bébé ne tenait aucune place,
Jonas pouvait faire de la petite pièce son atelier. La grande servirait alors
aux réceptions de la journée, Jonas pourrait aller et venir, rendre visite à
ses amis ou travailler, sûr qu'il était d'être compris dans son besoin
d'isolement. De plus, la nécessité de coucher les grands enfants permettrait
d'écourter les soirées. « Superbe, dit Jonas après réflexion. - Et puis,
dit Louise, si tes amis partent tôt, nous nous verrons un peu plus. »
Jonas la regarda. Une ombre de tristesse passait sur le visage de Louise. Ému,
il la prit contre lui, l'embrassa avec toute sa tendresse. Elle s'abandonna et,
pendant un instant, ils furent heureux comme ils l'avaient été au début de leur
mariage. Mais elle se secoua : la pièce était peut-être trop petite pour
Jonas. Louise se saisit d'un mètre pliant et ils découvrirent qu'en raison de
l'encombrement créé par ses toiles et par celles de ses élèves, de beaucoup les
plus nombreuses, il travaillait, ordinairement, dans un espace à peine plus
grand que celui qui lui serait, désormais, attribué. Jonas procéda sans tarder
au déménagement.
Sa réputation, par chance, grandissait d'autant plus
qu'il travaillait moins. Chaque exposition [151] était attendue et célébrée
d'avance. Il est vrai qu'un petit nombre de critiques, parmi lesquels se
trouvaient deux des visiteurs habituels de l'atelier, tempéraient de quelques réserves
la chaleur de leur compte rendu. Mais l'indignation des disciples compensait,
et au-delà, ce petit malheur. Bien sûr, affirmaient ces derniers avec force,
ils mettaient au-dessus de tout les toiles de la première période, mais les
recherches actuelles préparaient une véritable révolution. Jonas se reprochait
le léger agacement qui lui venait chaque fois qu'on exaltait ses premières
œuvres et remerciait avec effusion. Seul Rateau grognait : « Drôles
de pistolets... Ils t'aiment en statue, immobile. Avec eux, défense de
vivre ! » Mais Jonas défendait ses disciples : « Tu ne peux
pas comprendre, disait-il à Rateau, toi, tu aimes tout ce que je fais. »
Rateau riait : « Parbleu. Ce ne sont pas tes tableaux que j'aime.
C'est ta peinture. »
Les tableaux continuaient de plaire en tout cas et,
après une exposition accueillie chaleureusement, le marchand proposa, de
lui-même, une augmentation de la mensualité. Jonas accepta, en protestant de sa
gratitude. « À vous entendre, dit le marchand, on croirait que vous attachez
de l'importance à l'argent. » Tant de bonhomie conquit le cœur du [152] peintre.
Cependant, comme il demandait au marchand l'autorisation de donner une toile à
une vente de charité, celui-ci s'inquiéta de savoir s'il s'agissait d'une
charité « qui rapportait ». Jonas l'ignorait. Le marchand proposa
donc d'en rester honnêtement aux termes du contrat qui lui accordait un
privilège exclusif quant à la vente. « Un contrat est un contrat »,
dit-il. Dans le leur, la charité n'était pas prévue. « Ce sera comme vous
voudrez », dit le peintre.
La nouvelle organisation n'apporta que des
satisfactions à Jonas. Il put, en effet, s'isoler assez souvent pour répondre
aux nombreuses lettres qu'il recevait maintenant et que sa courtoisie ne
pouvait laisser sans réponse. Les unes concernaient l'art de Jonas, les autres,
de beaucoup les plus nombreuses, la personne du correspondant, soit qu'il
voulût être encouragé dans sa vocation de peintre, soit qu'il eût à demander un
conseil ou une aide financière. À mesure que le nom de Jonas paraissait dans
les gazettes, il fut aussi sollicité, comme tout le monde, d'intervenir pour
dénoncer des injustices très révoltantes. Jonas répondait, écrivait sur l'art,
remerciait, donnait son conseil, se privait d'une cravate pour envoyer un petit
secours, signait enfin les justes protestations qu'on [153] lui soumettait.
« Tu fais de la politique, maintenant ? Laisse ça aux écrivains et
aux filles laides », disait Rateau. Non, il ne signait que les
protestations qui se déclaraient étrangères à tout esprit de parti. Mais toutes
se réclamaient de cette belle indépendance. A longueur de semaines, Jonas
traînait ses poches gonflées d'un courrier, sans cesse négligé et renouvelé. Il
répondait aux plus pressantes, qui venaient généralement d'inconnus, et gardait
pour un meilleur temps celles qui demandaient une réponse à loisir,
c'est-à-dire les lettres d'amis. Tant d'obligations lui interdisaient en tout
cas la flânerie, et l'insouciance du cœur. Il se sentait toujours en retard, et
toujours coupable, même quand il travaillait, ce qui lui arrivait de temps en
temps.
Louise était de plus en plus mobilisée par les
enfants, et s'épuisait à faire tout ce que lui-même, en d'autres circonstances,
eût pu faire dans la maison. Il en était malheureux. Après tout, il
travaillait, lui, pour son plaisir, elle avait la plus mauvaise part. Il s'en
apercevait bien quand elle était en courses. « Le téléphone ! »
criait l'aîné, et Jonas plantait là son tableau pour y revenir, le cœur en paix,
avec une invitation supplémentaire. « C'est pour le gaz ! »
hurlait un employé dans la porte qu'un [154] enfant lui avait ouverte.
« Voilà, voilà ! » Quand Jonas quittait le téléphone, ou la
porte, un ami, un disciple, les deux parfois, le suivaient jusqu'à la petite pièce
pour terminer la conversation commencée. Peu à peu, tous devinrent familiers du
couloir. Ils s'y tenaient, bavardaient entre eux, prenaient de loin Jonas à
témoin, ou bien faisaient une courte irruption dans la petite pièce.
« Ici, au moins, s'exclamaient ceux qui entraient, on peut vous voir un
peu, et à loisir. » Jonas s'attendrissait : « C'est vrai,
disait-il. Finalement, on ne se voit plus. » Il sentait bien aussi qu'il
décevait ceux qu'il ne voyait pas, et il s'en attristait. Souvent, il
s'agissait d'amis qu'il eût préféré rencontrer. Mais le temps lui manquait, il
ne pouvait tout accepter. Aussi, sa réputation s'en ressentit. « Il est
devenu fier, disait-on, depuis qu'il a réussi. Il ne voit plus personne. »
Ou bien : « Il n'aime personne, que lui. » Non, il aimait sa
peinture, et Louise, ses enfants, Rateau, quelques-uns encore, et il avait de
la sympathie pour tous. Mais la vie est brève, le temps rapide, et sa propre
énergie avait des limites. Il était difficile de peindre le monde et les hommes
et, en même temps, de vivre avec eux. D'un autre côté, il ne pouvait se
plaindre ni expliquer ses empêchements. Car on lui frappait [155] alors sur
l'épaule. « Heureux gaillard ! C'est la rançon de la
gloire ! »
Le courrier s'accumulait donc, les disciples ne
toléraient aucun relâchement, et les gens du monde maintenant affluaient que
Jonas d'ailleurs estimait de s'intéresser à la peinture quand ils eussent pu,
comme chacun, se passionner pour la royale famille d'Angleterre ou les relais
gastronomiques. À la vérité, il s'agissait surtout de femmes du monde, mais qui
avaient une grande simplicité de manières. Elles n'achetaient pas elles-mêmes
de toiles et amenaient seulement leurs amis chez l'artiste dans l'espoir,
souvent déçu, qu'ils achèteraient à leur place. En revanche, elles aidaient
Louise, particulièrement en préparant du thé pour les visiteurs. Les tasses
passaient de main en main, parcouraient le couloir, de la cuisine à la grande
pièce, revenaient ensuite pour atterrir dans le petit atelier où Jonas, au
milieu d'une poignée d'amis et de visiteurs qui suffisaient à remplir la
chambre, continuait de peindre jusqu'au moment où il devait déposer ses
pinceaux pour prendre, avec reconnaissance, la tasse qu'une fascinante personne
avait spécialement remplie pour lui.
Il buvait son thé, regardait l'ébauche qu'un disciple
venait de poser sur son chevalet, riait [156] avec ses amis, s'interrompait
pour demander à l'un d'eux de bien vouloir poster le paquet de lettres qu'il
avait écrites dans la nuit, redressait le petit deuxième tombé dans ses jambes,
posait pour une photographie et puis : « Jonas, le
téléphone ! » il brandissait sa tasse, fendait en s'excusant la foule
qui occupait son couloir, revenait, peignait un coin de tableau, s'arrêtait
pour répondre à la fascinante que, certainement, il ferait son portrait, et
retournait au chevalet. Il travaillait, mais : « Jonas, une
signature ! - Qu'est-ce que c'est, disait-il, le facteur ? - Non, les
forçats du Cachemire. - Voilà, voilà ! » Il courait alors à la porte
recevoir un jeune ami des hommes et sa protestation, s'inquiétait de
savoir s'il s'agissait de politique,
signait après avoir reçu un complet apaisement en même temps que des
remontrances sur les devoirs que lui créaient ses privilèges d'artiste et réapparaissait
pour qu'on lui présente, sans qu'il pût comprendre leur nom, un boxeur
fraîchement victorieux, ou le plus grand dramaturge d'un pays étranger. Le
dramaturge lui faisait face pendant cinq minutes, exprimant par des regards
émus ce que son ignorance du français ne lui permettait pas de dire plus
clairement, pendant que Jonas hochait la tête avec une sincère sympathie.
Heureusement, [157] cette situation sans issue était dénouée par l'irruption du
dernier prédicateur de charme qui voulait être présenté au grand peintre. Jonas,
enchanté, disait qu'il l'était, tâtait le paquet de lettres dans sa poche,
empoignait ses pinceaux, se préparait à reprendre un passage, mais devait
d'abord remercier pour la paire de setters qu'on lui amenait à l'instant, allait
les garer dans la chambre conjugale, revenait pour accepter l'invitation à
déjeuner de la donatrice, ressortait aux cris de Louise pour constater sans
doute possible que les setters n'avaient pas été dressés à vivre en
appartement, et les menait dans la salle de douches où ils hurlaient avec tant
de persévérance qu'on finissait par ne plus les entendre. De loin en loin,
par-dessus les têtes, Jonas apercevait le regard de Louise et il lui semblait
que ce regard était triste. La fin du jour arrivait enfin, des visiteurs
prenaient congé, d'autres s'attardaient dans la grande pièce, et regardaient
avec attendrissement Louise coucher les enfants, aidée gentiment par une
élégante à chapeau qui se désolait de devoir tout à l'heure regagner son hôtel
particulier OÙ la vie, dispersée sur deux étages, était tellement moins intime
et chaleureuse que chez les Jonas.
Un samedi après-midi, Rateau vint apporter [158] à
Louise un ingénieux séchoir à linge qui pouvait se fixer au plafond de la
cuisine. Il trouva l'appartement bondé et, dans la petite pièce, entouré de
connaisseurs, Jonas qui peignait la donatrice aux chiens, mais était peint
lui-même par un artiste officiel. Celui-ci, selon Louise, exécutait une
commande de l'État. « Ce sera l'Artiste au travail. » Rateau se
retira dans un coin de la pièce pour regarder son ami, absorbé visiblement par
son effort. Un des connaisseurs, qui n'avait jamais vu Rateau, se pencha vers
lui : « Hein, dit-il, il a bonne mine ! » Rateau ne
répondit pas. « Vous peignez, continua l'autre. Moi aussi. Eh bien,
croyez-moi, il baisse. - Déjà ? dit Rateau. - Oui. C'est le succès. On ne
résiste pas au succès. Il est fini. - Il baisse ou il est fini ? - Un
artiste qui baisse est fini. Voyez, il n'a plus rien à peindre. On le peint lui-même
et on l'accrochera au mur. »
Plus tard, au milieu de la nuit, dans la chambre
conjugale, Louise, Rateau et Jonas, celui-ci debout, les deux autres assis sur
un coin du lit, se taisaient. Les enfants dormaient, les chiens étaient en
pension à la campagne, Louise venait de laver la nombreuse vaisselle que Jonas
et Rateau avaient essuyée, la fatigue était bonne. « Prenez une domestique »,
avait dit Rateau, devant la pile d'assiettes. Mais Louise, [159] avec
mélancolie : « Où la mettrions-nous ? » Ils se taisaient
donc. « Es-tu content ? » demanda soudain Rateau. Jonas sourit,
mais il avait l'air las. « Oui. Tout le monde est gentil avec moi. - Non,
dit Rateau. Méfie-toi. Ils ne sont pas tous bons. - Qui ? - Tes amis
peintres, par exemple. - je sais, dit Jonas. Mais beaucoup d'artistes sont
comme ça. Ils ne sont pas sûrs d'exister, même les plus grands. Alors, ils cherchent
des preuves, ils jugent, ils condamnent. Ça les fortifie, c'est un commencement
d'existence. Ils sont seuls ! » Rateau secouait la tête. « Crois-moi,
dit Jonas, je les connais. Il faut les aimer. - Et toi, dit Rateau, tu existes
donc ? Tu ne dis jamais de mal de personne. » Jonas se mit à
rire : « Oh ! j'en pense souvent du mal. Seulement,
j'oublie. » Il devint grave : « Non, je ne suis pas certain
d'exister. Mais j'existerai, j'en suis sûr. »
Rateau demanda à Louise ce qu'elle en pensait. Elle
sortit de sa fatigue pour dire que Jonas avait raison : l'opinion de leurs
visiteurs n'avait pas d'importance. Seul le travail de Jonas importait. Et elle
sentait bien que l'enfant le gênait. Il grandissait d'ailleurs, il faudrait
acheter un divan, qui prendrait de la place. Comment faire, en attendant de
trouver un plus grand appartement ! Jonas regardait la chambre conjugale. [160]
Bien sûr, ce n'était pas l'idéal, le lit était très large. Mais la pièce était
vide toute la journée. Il le dit à Louise qui réfléchit. Dans la chambre, du
moins, Jonas ne serait pas dérangé ; on n'oserait tout de même pas se
coucher sur leur lit. « Qu'en pensez-vous ? » demanda Louise, à
son tour, à Rateau. Celui-ci regardait Jonas. Jonas contemplait les fenêtres
d'en face. Puis, il leva les yeux vers le ciel sans étoiles, et alla tirer les
rideaux. Quand il revint, il sourit à Rateau et s'assit, près de lui, sur le
lit, sans rien dire. Louise, visiblement fourbue, déclara qu'elle allait
prendre sa douche. Quand les deux amis furent seuls, Jonas sentit l'épaule de
Rateau toucher la sienne. Il ne le regarda pas, mais dit : « J'aime
peindre. Je voudrais peindre ma vie entière, jour et nuit. N'est-ce pas une
chance, cela ? » Rateau le regardait avec tendresse :
« Oui, dit-il, c'est une chance. »
Les enfants grandissaient et Jonas était heureux de
les voir gais et vigoureux. Ils allaient en classe, et revenaient à quatre
heures. Jonas pouvait encore en profiter le samedi après-midi, le jeudi, et
aussi, à longueur de journées, pendant de fréquentes et longues vacances. Ils
n'étaient pas encore assez grands pour jouer sagement, mais se montraient assez
robustes pour meubler l'appartement de leurs disputes et de [161] leurs rires.
Il fallait les calmer, les menacer, faire mine parfois de les battre. Il y
avait aussi le linge à tenir propre, les boutons à recoudre ; Louise n'y
suffisait plus. Puisqu'on ne pouvait loger une domestique, ni même l'introduire
dans l'étroite intimité où ils vivaient, Jonas suggéra d'appeler à l'aide la
sœur de Louise, Rose, qui était restée veuve avec une grande fille. « Oui,
dit Louise, avec Rose, on ne se gênera pas. On la mettra à la porte quand on
voudra. » Jonas se réjouit de cette solution qui soulagerait Louise en
même temps que sa propre conscience, embarrassée devant la fatigue de sa femme.
Le soulagement fut d'autant plus grand que la sœur amenait souvent sa fille en
renfort. Toutes deux avaient le meilleur cœur du monde ; la vertu et le
désintéressement éclataient dans leur
nature honnête. Elles firent l'impossible pour venir en aide au ménage
et n'épargnèrent pas leur temps. Elles y furent aidées par l'ennui de leurs
vies solitaires et le plaisir d'aise qu'elles trouvaient chez Louise. Comme
prévu, en effet, personne ne se gêna et les deux parentes, dès le premier jour,
se sentirent vraiment chez elles. La grande pièce devint commune, à la fois
salle à manger, lingerie, et garderie
d'enfants. La petite pièce où dormait le dernier né servit à entreposer les
toiles [162] et un lit de camp où dormait parfois Rose, quand elle se trouvait
sans sa fille.
Jonas occupait la chambre conjugale et travaillait
dans l'espace qui séparait le lit de la fenêtre. Il fallait seulement attendre
que la chambre fût faite, après celle des enfants. Ensuite, on ne venait plus
le déranger que pour chercher quelque pièce de linge : la seule armoire de
la maison se trouvait en effet dans cette chambre. Les visiteurs, de leur côté,
quoique un peu moins nombreux, avaient pris des habitudes et, contre
l'espérance de Louise, n'hésitaient pas à se coucher sur le lit conjugal pour
mieux bavarder avec Jonas. Les enfants venaient aussi embrasser leur père.
« Fais voir l'image. » Jonas leur montrait l'image qu'il peignait et
les embrassait avec tendresse. En les renvoyant, il sentait qu'ils occupaient
tout l'espace de son cœur, pleinement, sans restriction. Privé d'eux, il ne retrouverait
plus que vide et solitude. Il les aimait autant que sa peinture parce que,
seuls dans le monde, ils étaient aussi vivants qu'elle.
Pourtant, Jonas travaillait moins, sans qu'il pût
savoir pourquoi. Il était toujours assidu, mais il avait maintenant de la
difficulté à peindre, même dans les moments de solitude. Ces moments, il les
passait à regarder le ciel. Il [163] avait toujours été distrait et absorbé, il
devint rêveur. Il pensait à la peinture, à sa vocation, au lieu de peindre.
« J'aime peindre », se disait-il encore, et la main qui tenait le
pinceau pendait le long de son corps, et il écoutait une radio lointaine.
En même temps, sa réputation baissait. On lui
apportait des articles réticents, d'autres mauvais, et quelques-uns si méchants
que son cœur se serrait. Mais il se disait qu'il y avait aussi du profit à
tirer de ces attaques qui le pousseraient à mieux travailler. Ceux qui continuaient
à venir le traitaient avec moins de déférence, comme un vieil ami, avec qui il
n'y a pas à se gêner. Quand il voulait retourner à son travail :
« Bah ! disaient-ils, tu as bien le temps ! » Jonas sentait
que d'une certaine manière, ils l'annexaient déjà à leur propre échec. Mais,
dans un autre sens, cette solidarité nouvelle avait quelque chose de
bienfaisant. Rateau haussait les épaules : « Tu es trop bête. Ils ne
t'aiment guère. - Ils m'aiment un peu maintenant, répondait Jonas. Un peu
d'amour, c'est énorme. Qu'importe comme on l'obtient ! » Il
continuait donc de parler, d'écrire des lettres et de peindre, comme il
pouvait. De loin en loin, il peignait vraiment, surtout le dimanche après-midi,
quand les enfants sortaient avec Louise [164] et Rose. Le soir, il se
réjouissait d'avoir un peu avancé le tableau en cours. À cette époque, il
peignait des ciels.
Le jour où le marchand lui fit savoir qu'à son
regret, devant la diminution sensible des ventes, il était obligé de réduire sa
mensualité, Jonas l'approuva, mais Louise montra de l'inquiétude. C'était le
mois de septembre, il fallait habiller les enfants pour la rentrée. Elle se mit
elle-même à l'ouvrage, avec son courage habituel, et fut bientôt dépassée.
Rose, qui pouvait raccommoder et coudre des boutons, n'était pas couturière.
Mais la cousine de son mari l'était ; elle vint aider Louise. De temps en
temps, elle s'installait dans la chambre de Jonas, sur une chaise de coin, où
cette personne silencieuse se tenait d'ailleurs tranquille. Si tranquille même
que Louise suggéra à Jonas de peindre une Ouvrière. « Bonne idée »,
dit Jonas. Il essaya, gâcha deux toiles, puis revint à un ciel commence. Le
lendemain, il se promena longuement dans l'appartement et réfléchit au lieu de
peindre. Un disciple, tout échauffé, vint lui montrer un long article, qu'il
n'aurait pas lu autrement, où il apprit que sa peinture était en même temps
surfaite et périmée ; le marchand lui téléphona pour lui dire encore son
inquiétude devant la courbe des ventes. Il continuait [165] pourtant de rêver
et de réfléchir. Il dit au disciple qu'il y avait du vrai dans l'article, mais
que lui, Jonas, pouvait compter encore sur beaucoup d'années de travail. Au
marchand, il répondit qu'il comprenait son inquiétude, mais qu'il ne la
partageait pas. Il avait une grande œuvre, vraiment nouvelle, à faire ;
tout allait recommencer. En parlant, il sentit qu'il disait vrai et que son
étoile était là. Il suffisait d'une bonne organisation.
Les jours qui suivirent, il tenta de travailler dans
le couloir, le surlendemain dans la salle de douches, à l'électricité, le jour
d'après dans la cuisine. Mais, pour la première fois, il était gêné par les
gens qu'il rencontrait partout, ceux qu'il connaissait à peine et les siens,
qu'il aimait. Pendant quelque temps, il s'arrêta de travailler et réfléchit. Il
aurait peint sur le motif si la saison s'y était prêtée. Malheureusement, on
allait entrer dans l'hiver, il était difficile de faire du paysage avant le printemps.
Il essaya cependant, et renonça : le froid pénétrait jusqu'à son cœur. Il
vécut plusieurs jours avec ses toiles, assis près d'elles le plus souvent, ou
bien planté devant la fenêtre ; il ne peignait plus. Il prit alors
l'habitude de sortir le matin. Il se donnait le projet de croquer un détail, un
arbre, une maison de guingois, un profil saisi au passage. Au bout de la
journée, il n'avait rien fait. La moindre tentation, les journaux, une
rencontre, des vitrines, la chaleur d'un café, le fixait au contraire. Chaque
soir, il fournissait sans trêve en bonnes excuses une mauvaise conscience qui
ne le quittait pas. Il allait peindre, c'était sûr, et mieux peindre, après
cette période de vide apparent. Ça travaillait au-dedans, voilà tout, l'étoile
sortirait lavée à neuf, étincelante, de ces brouillards obscurs. En attendant,
il ne quittait plus les cafés. Il avait découvert que l'alcool lui donnait la
même exaltation que les journées de grand travail, au temps où il pensait à son
tableau avec cette tendresse et cette chaleur qu'il n'avait jamais ressenties
que devant ses enfants. Au deuxième cognac, il retrouvait en lui cette émotion
poignante qui le faisait à la fois maître et serviteur du monde. Simplement, il
en jouissait dans le vide, les mains oisives, sans la faire passer dans une
oeuvre. Mais c'était là ce qui se rapprochait le plus de la joie pour laquelle
il vivait et il passait maintenant de longues heures, assis, rêvant, dans des
lieux enfumés et bruyants.
Il fuyait pourtant les endroits et les quartiers
fréquentés par les artistes. Quand il rencontrait une connaissance qui lui
parlait de sa peinture, une panique le prenait. Il voulait fuir, cela se [167] voyait,
il fuyait alors. Il savait ce qu'on disait derrière lui : « Il se
prend pour Rembrandt », et son malaise grandissait. Il ne souriait plus,
en tout cas, et ses anciens amis en tiraient une conclusion singulière, mais inévitable :
« S'il ne sourit plus, c'est qu'il est très content de lui. » Sachant
cela, il devenait de plus en plus fuyant et ombrageux. Il lui suffisait,
entrant dans un café, d'avoir le sentiment d'être reconnu par une personne de
l'assistance pour que tout s'obscurcît en lui. Une seconde, il restait planté
là, plein d'impuissance et d'un étrange chagrin, le visage fermé sur son
trouble, et aussi sur un avide et subit besoin d'amitié. Il pensait au bon
regard de Rateau et il sortait brusquement. « Tu parles d'une
gueule ! » dit un jour quelqu'un, tout près de lui, au moment où il
disparaissait.
Il ne fréquentait plus que les quartiers excentriques
où personne ne le connaissait. Là, il pouvait parler, sourire, sa bienveillance
revenait, on ne lui demandait rien. Il se fit quelques amis peu exigeants. Il
aimait particulièrement la compagnie de l'un d'eux, qui le servait dans un
buffet de gare où il allait souvent. Ce garçon lui avait demandé « ce
qu'il faisait dans la vie ». « Peintre, avait répondu Jonas. -
Artiste peintre ou peintre en bâtiment ? - Artiste. - [168] Eh bien !
avait dit l'autre, c'est difficile. » Et ils n'avaient plus abordé la
question. Oui, c'était difficile, mais Jonas allait s'en tirer, dès qu'il
aurait trouvé comment organiser son travail.
Au hasard des jours et des verres, il fit d'autres
rencontres, des femmes l'aidèrent. Il pouvait leur parler, avant ou après
l'amour, et surtout se vanter un peu, elles le comprenaient même si elles
n'étaient pas convaincues. Parfois, il lui semblait que son ancienne force revenait.
Un jour où il avait été encouragé par une de ses amies, il se décida. Il revint
chez lui, essaya de travailler à nouveau dans la chambre, la couturière étant
absente. Mais au bout d'une heure, il rangea sa toile, sourit à Louise sans la
voir et sortit. Il but le jour entier et passa la nuit chez son amie, sans être
d'ailleurs en état de la désirer. Au matin, la douleur vivante, et son visage
détruit, le reçut en la personne de Louise. Elle voulut savoir s'il avait pris
cette femme. Jonas dit qu'il ne l'avait pas fait, étant ivre, mais qu'il en
avait pris d'autres auparavant. Et pour la première fois, le cœur déchiré, il
vit à Louise ce visage de noyée que donnent la surprise et l'excès de la
douleur. Il découvrit alors qu'il n'avait pas pensé à elle pendant tout ce
temps et il en eut honte. Il lui demanda pardon, c'était fini, demain tout
recommencerait comme auparavant. [169] Louise ne pouvait parler et se détourna
pour cacher ses larmes.
Le jour d'après, Jonas sortit très tôt. Il pleuvait.
Quand il rentra, mouillé comme un champignon, il était chargé de planches. Chez
lui, deux vieux amis, venus aux nouvelles, prenaient du café dans la grande
pièce. « Jonas change de manières. Il va peindre sur bois ! »
dirent-ils. Jonas souriait : « Ce n'est pas cela. Mais je commence
quelque chose de nouveau. » Il gagna le petit couloir qui desservait la
salle de douches, les toilettes et la cuisine. Dans l'angle droit que faisaient
les deux couloirs, il s'arrêta et considéra longuement les hauts murs qui
s'élevaient jusqu'au plafond obscur. Il fallait un escabeau qu'il descendit chercher
chez le concierge.
Quand il remonta, il y avait quelques personnes de
plus chez lui et il dut lutter contre l'affection de ses visiteurs, ravis de le
retrouver, et les questions de sa famille, pour parvenir au bout du couloir. Sa
femme sortait à ce moment de la cuisine. Jonas, posant son escabeau, la serra
très fort contre lui. Louise le regardait : Je t'en prie, dit-elle, ne recommence
pas. - Non, non, dit Jonas. Je vais peindre. Il faut que je peigne. » Mais
il semblait se parler à lui-même, son regard était ailleurs. Il se mit au [170]
travail. À mi-hauteur des murs, il construisit un plancher pour obtenir une
sorte de soupente étroite, quoique haute et profonde. À la fin de l'après-midi,
tout était terminé. En s'aidant de l'escabeau, Jonas se pendit alors au
plancher de la soupente et, pour éprouver la solidité de son travail, effectua
quelques tractions. Puis, il se mêla aux autres, et chacun se réjouit de le
trouver à nouveau si affectueux. Le soir, quand la maison fut relativement
vide, Jonas prit une lampe à pétrole, une chaise, un tabouret et un cadre. Il
monta le tout dans la soupente, sous le regard intrigué des trois femmes et des
enfants. « Voilà, dit-il du haut de son perchoir. Je travaillerai sans
déranger personne. » Louise demanda s'il en était sûr. « Mais oui,
dit-il, il faut peu de place. Je serai plus libre. Il y a eu de grands peintres
qui peignaient à la chandelle, et... - Le plancher est-il assez
solide ? » Il l'était. « Sois tranquille, dit Jonas, c'est une
très bonne solution. » Et il redescendit.
Le lendemain, à la première heure, il grimpa dans la
soupente, s'assit, posa le cadre sur le tabouret, debout contre le mur, et
attendit sans allumer la lampe. Les seuls bruits qu'il entendait directement venaient
de la cuisine ou des toilettes. Les autres rumeurs semblaient lointaines et les
visites, les sonneries de l'entrée ou [171] du téléphone, les allées et venues,
les conversations, lui parvenaient étouffées à moitié, comme si elles
arrivaient de la rue ou de l'autre cour. De plus, alors que tout l'appartement
regorgeait d'une lumière crue, l'ombre était ici reposante. De temps en temps,
un ami venait et se campait sous la soupente. « Que fais-tu là,
Jonas ? – Je travaille. - Sans lumière ? - Oui, pour le
moment. » Il ne peignait pas, mais il réfléchissait. Dans l'ombre et ce
demi-silence qui, par comparaison avec ce qu'il avait vécu jusque-là, lui
paraissait celui du désert ou de la tombe, il écoutait son propre cœur. Les
bruits qui arrivaient jusqu'à la soupente semblaient désormais ne plus le
concerner, tout en s'adressant à lui. Il était comme ces hommes qui meurent
seuls, chez eux, en plein sommeil, et, le matin venu, les appels téléphoniques
retentissent, fiévreux et insistants, dans la maison déserte, au-dessus d'un
corps à jamais sourd. Mais lui vivait, il écoutait en lui-même ce silence, il attendait
son étoile, encore cachée, mais qui se préparait à monter de nouveau, à surgir
enfin, inaltérable, au-dessus du désordre de ces jours vides. « Brille,
brille, disait-il. Ne me prive pas de ta lumière. » Elle allait briller de
nouveau, il en était sûr. Mais il fallait qu'il réfléchît encore plus
longtemps, puisque la chance lui était enfin donnée [172] d'être seul sans se
séparer des siens. Il fallait qu'il découvre ce qu'il n'avait pas encore
compris clairement, bien qu'il l'eût toujours su, et qu'il eût toujours peint
comme s'il le savait. Il devait se saisir enfin de ce secret qui n'était pas
seulement celui de l'art, il le voyait bien. C'est pourquoi il n'allumait pas
la lampe.
Chaque jour, maintenant, Jonas remontait dans sa
soupente. Les visiteurs se firent plus rares, Louise, préoccupée, se prêtant
peu à la conversation. Jonas descendait pour les repas et remontait dans le
perchoir. Il restait immobile, dans l'obscurité, la journée entière. La nuit,
il rejoignait sa femme déjà couchée. Au bout de quelques jours, il pria Louise
de lui passer son déjeuner, ce qu'elle fit avec un soin qui attendrit Jonas.
Pour ne pas la déranger en d'autres occasions, il lui suggéra de faire quelques
provisions qu'il entreposerait dans la soupente. Peu à peu, il ne redescendit
plus de la journée. Mais il touchait à peine à ses provisions.
Un soir, il appela Louise et demanda quelques
couvertures : « je passerai la nuit ici. » Louise le regardait,
la tête penchée en arrière. Elle ouvrit la bouche, puis se tut. Elle examinait
seulement Jonas avec une expression inquiète et triste ; il vit soudain à
quel point elle avait vieilli, et que la fatigue de leur vie avait mordu [173]
profondément sur elle aussi. Il pensa alors qu'il ne l'avait jamais vraiment
aidée. Mais avant qu'il pût parler, elle lui sourit, avec une tendresse qui
serra le cœur de Jonas. « Comme tu voudras, mon chéri », dit-elle.
Désormais, il passa ses nuits dans la soupente dont
il ne redescendait presque plus. Du coup, la maison se vida de ses visiteurs
puisqu'on ne pouvait plus voir Jonas ni dans la journée ni le soir. À certains,
on disait qu'il était à la campagne, à d'autres, quand on était las de mentir,
qu'il avait trouvé un atelier. Seul, Rateau venait fidèlement. Il grimpait sur
l'escabeau, sa bonne grosse tête dépassait le niveau du plancher :
« Ça va ? disait-il. - Le mieux du monde. - Tu travailles ?
-C'est tout comme. - Mais tu n'as pas de toile ! - je travaille quand même. »
Il était difficile de prolonger ce dialogue de l'escabeau et de la soupente.
Rateau hochait la tête, redescendait, aidait Louise en réparant les plombs ou
une serrure, puis, sans monter sur l'escabeau, venait dire au revoir à Jonas
qui répondait dans l'ombre : « Salut, vieux frère. » Un soir,
Jonas ajouta un merci à son salut. « Pourquoi merci ? - Parce que tu
m'aimes. - Grande nouvelle ! » dit Rateau et il partit.
Un autre soir, Jonas appela Rateau qui accourut. [174]
La lampe était allumée pour la première fois. Jonas se penchait, avec une expression
anxieuse, hors de la soupente. « Passe-moi une toile, dit-il. - Mais
qu'est-ce que tu as ? Tu as maigri, tu as l'air d'un fantôme. - J'ai à
peine mangé depuis plusieurs jours. Ce West rien, il faut que je travaille. -
Mange d'abord. - Non, je n'ai pas faim. » Rateau apporta une toile. Au
moment de disparaître dans la soupente, Jonas lui demanda : « Comment
sont-ils ? - Qui ? - Louise et les enfants. - Ils vont bien. Ils
iraient mieux si tu étais avec eux. - je ne les quitte pas. Dis-leur surtout
que je ne les quitte pas. » Et il disparut. Rateau vint dire son inquiétude
à Louise. Celle-ci avoua qu'elle se tourmentait elle-même depuis plusieurs
jours. « Comment faire ? Ah ! si je pouvais travailler à sa
place ! » Elle faisait face à Rateau, malheureuse. « je ne peux
vivre sans lui », dit-elle. Elle avait de nouveau son visage de jeune
fille qui surprit Rateau. Il s'aperçut alors qu'elle avait rougi.
La lampe resta allumée toute la nuit et toute la
matinée du lendemain. À ceux qui venaient, Rateau ou Louise, Jonas répondait
seulement : « Laisse, je travaille. » À midi, il demanda du
pétrole. La lampe, qui charbonnait, brilla de nouveau d'un vif éclat jusqu'au
soir. Rateau [175] resta pour dîner avec Louise et les enfants. À minuit, il
salua Jonas. Devant la soupente toujours éclairée, il attendit un moment, puis
partit sans rien dire. Au matin du deuxième jour, quand Louise se leva, la
lampe était encore allumée.
Une belle journée commençait, mais Jonas ne s'en
apercevait pas. Il avait retourné la toile contre le mur. Épuise, il attendait,
assis, les mains offertes sur ses genoux. Il se disait que maintenant il ne
travaillerait plus jamais, il était heureux. Il entendait les grognements de
ses enfants, des bruits d'eau, les tintements de la vaisselle. Louise parlait.
Les grandes vitres vibraient au passage d'un camion sur le boulevard. Le monde
était encore là, jeune, adorable : Jonas écoutait la belle rumeur que font
les hommes. De si loin, elle ne contrariait pas cette force joyeuse en lui, son
art, ces pensées qu'il ne pouvait pas dire, à jamais silencieuses, mais qui le
mettaient au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif. Les enfants
couraient à travers les pièces, la fillette riait, Louise aussi maintenant,
dont il n'avait pas entendu le rire depuis longtemps. Il les aimait !
Comme il les aimait ! Il éteignit la lampe et, dans l'obscurité revenue,
là, n'était-ce pas son étoile qui brillait toujours ? C'était elle, il la
reconnaissait, [176] le cœur plein de gratitude, et il la regardait encore
lorsqu'il tomba, sans bruit.
« Ce n'est rien, déclarait un peu plus tard le
médecin qu'on avait appelé. Il travaille trop. Dans une semaine, il sera
debout. - Il guérira, vous en êtes sûr ? disait Louise, le visage défait.
- Il guérira. » Dans l'autre pièce, Rateau regardait la toile, entièrement
blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits
caractères, un mot qu'on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s'il
fallait y lire solitaire ou solidaire.
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