Eric Rohmer |
LES CONTES D’ÉRIC ROHMER: COHÉRENCE ET OBSESSION
Une rétrospective de films d’Éric Rohmer est toujours bienvenue. On découvre leur grande originalité à chaque nouvelle présentation.
La simplicité du récit cache chez Rohmer une complexité dans l’exposition des sentiments; c’est un thriller qui ne dit pas son nom, même si le cinéaste aime les leurres et les énigmes; ses films s’ordonnent autour d’un secret. Le réalisateur a inventé un nouveau sens du dialogue, tant et tellement qu’on peut dire que le dialogue est le sujet même de la mise en scène; la parole y est précise et naturelle, pure ou, plutôt, épurée.
Il est parmi les cinéastes de la Nouvelle Vague, avec Jean-Luc Godard, celui qui a su le mieux filmer la jeunesse — la femme, tout particulièrement —, des jeunes hésitants qui ne savent pas choisir entre le goût du flirt et le désir amoureux perdurable. Son monde ne souffre aucun dérèglement ni dans le déroulement narratif (chaque plan est nécessaire et irremplaçable) ni dans la prise de vues (cadrages serrés, toujours très collés aux acteurs et aux actrices). Il a créé un monde total, diversifié, unique. Son œuvre est une fouille, une archéologie d’un temps donné de la France (entre 1960 et 2000), des mœurs de son pays et de ses jeunes habitants, de leurs discours amoureux, de leurs goûts culturels, de leurs conventions et habitudes. Son cinéma est léger et gracieux, rigoureux jusqu’à l’obsession et ludique jusqu’à la mystification, sans pourtant perdre son humour et son regard aigu.
Éric Rohmer est un excellent conteur. Mais attention: il ne faut pas prendre ses histoires pour ce qu’elles sont d’un premier abord: elles cachent toujours une autre histoire dont le spectateur sera, à la fin, surpris; comme s’il avait été manipulé; il en sort déconcerté. Nous sommes placés au centre de l’incertitude, dans un jeu de cache-cache, là où la dissimulation et le mensonge règnent. Tout se dérobe sous nos yeux — comme se dérobe l’objet d’obsession du personnage. En fait, Rohmer fait du spectateur un obsédé de la vérité.
Ses quelque vingt-cinq films tournés pour le cinéma révèlent une extrême cohérence. Éric Rohmer a, comme un Balzac, planifié son monde, ce que confirme ses suites que sont les Contes moraux, les Comédies et proverbes et lesContes des quatre saisons. Ce sont des explorations narratives menées par une observation des mœurs. On y trouve peu d’événements parce que les histoires sont faites à partir de rien (la disparition d’un collier dans Conte du printemps). Tout est réduit au minimal, elliptique, construit comme un rêve paranoïaque, comme si l’histoire était menacée de se mordre la queue, de s’anéantir. Pourtant, rien n’est plus réaliste que ces films, presque terre-à-terre, mais dont il ne faut pas prendre au comptant ce qui s’y dit ou s’y trame, car tout est factice, ambigu, volatil.
Les Contes moraux comprennent six films, dont deux courts métrages, La boulangère de Monceau (1962) et La carrière de Suzanne (1963). Les quatre longs métrages présentés par TFO sont La collectionneuse (1967), Ma nuit chez Maud (1969), Le genou de Claire (1970) et L’amour l’après-midi (1972). C’est le premier grand projet du cinéaste, qui le fera connaître, en particulier par Ma nuit chez Maud. Projet minutieusement élaboré ayant la même structure et le même sujet. Contes moraux? Oui, dans la mesure où c’est moins l’histoire qui compte que les réflexions que portent sur leurs actions les personnages: leurs états d’âme, leurs visions du monde, leurs conceptions de la morale (autour de l’amour). Au centre: un homme et deux femmes, ou deux hommes et une femme.
Premier film couleur de Rohmer, La collectionneuse raconte la cohabitation dans une villa provençale de deux garçons et une fille. On y reconnaît les thèmes rohmériens qui parcourront toute son œuvre: le désir et son incomplétude. Et peut-être plus qu’ailleurs: l’idée de pureté dans ce qui réunit deux êtres. Interprété par des comédiens amateurs à l’époque, le film obtiendra l’Ours d’argent au Festival de Berlin.
Ma nuit chez Maud, qui devait être le troisième volet de la série, se déroule à Clermont-Ferrand, quelques jours avantNoël. Un jeune ingénieur décide de marier une jeune femme blonde, Françoise, qu’il a rencontrée. Un dîner chez Maud, l’amie divorcée d’un vieil ami, se poursuit en longues discussions sur le mariage, la morale, la religion, Blaise Pascal. Un épilogue situé cinq ans plus tard étonnera le spectateur. Ce conte moral est en fait un conte philosophique sur les probabilités et les hasards, sur Pascal et le socialisme, et où chacun est attaché à son système de référence. Tourné avec des acteurs professionnels, en noir et blanc, le film sera le plus grand succès du cinéaste.
Rohmer réalise sans attendre Le genou de Claire, en couleurs, avec de jeunes acteurs — sauf Jean-Claude Brialy — encore inconnus, comme Fabrice Luchini. Au bord du lac d’Annecy, lors de ses dernières vacances de célibataire, Jérôme, attaché culturel de 35 ans, est fasciné par une jeune fille, Claire. Il ressent un désir irrépressible de toucher son genou… Tout est ici échafaudage intellectuel d’un homme qui joue avec ses sentiments et ses affects. Comme on désire une image, Jérôme désire un objet. C’est un fétichiste, mais plutôt innocent. Le film se dévoile comme une étude sur le discours amoureux, sur la parole qui dit la jouissance.
La série se termine par L’amour l’après-midi dans lequel Frédéric, marié et père, réfléchit sur son rapport aux femmes et constate que l’après-midi est pour lui un moment angoissant. La maîtresse d’un ami, Chloé, viendra le réconforter. Ce film sur la faiblesse morale et la légitimité conjugale, qui décortique l’ambiguïté des comportements, apparaît à la fois comme une synthèse des trois précédents contes (par leurs discours) et leur antithèse (par le filmage).
Après la série des Comédies et proverbes, produite entre 1981 et 1987, le cinéaste se lancera dans une autre tétralogie en 1990: Contes des quatre saisons. Contrairement à ses contes précédents, rien n’est ici établi en tant tel dans leur suite et leur narration, même si les films traitent encore des relations amoureuses et amicales. Ces contes se veulent des légendes autant que des fables sur les incertitudes du cœur et de la raison. Ils s’interrogent sur les principes qui doivent guider une vie. Sortes de commentaires sur le monde sensible, ce sont des fictions sur la parole comme élément d’intrigue, comme élément de suspense.
La tétralogie s’ouvre sur le Conte de printemps, avec Jeanne, jeune professeure de philosophie qui fait son année de stage dans un lycée de la région parisienne. Le plus souvent, elle habite chez son fiancé Mathieu. Comme il est absent pour une semaine, elle préfère rejoindre son propre studio. Celui-ci est occupé par sa cousine et son fiancé. Jeanne n’ose pas mettre le couple dehors. Au cours d’une pendaison de crémaillère, elle rencontre Natacha qui l’invite chez elle; cette dernière souhaite par dépit que Jeanne rencontre son père. Très fin et très perspicace, le réalisateur multiplie lieux et personnages pour mieux souligner les multiples combinaisons du cœur. Toutes les passions y débordent, de la jalousie à la séduction, de l’amitié au rejet, entre rires et crises. Vérités et mensonges sont les éléments organiques des dialogues, de vraies joutes oratoires. C’est un film jubilatoire.
Après Conte de printemps qui mettait en scène trois femmes et un homme, Conte d’hiver réunit une femme et trois hommes. Son sujet assez proche de celui du Rayon vert (1986) puisqu’il présente une jeune fille confiante dans la vie et dans le miracle de l’amour qui arrivera bien un jour. Pour avoir confondu Levallois et Courbevoie, Félicie a perdu la trace de Charles, un amour de vacances de qui elle a eu une petite fille. Quatre ans ont passé. Elle hésite entre l’amour de Loïc et celui de Maxence, qui lui propose de le suivre pour Nevers. Mais elle espère toujours de revoir le père de sa fille. Avec ses duels entre raison et passion — comme toujours les dialogues sont ici extrêmement importants — c’est probablement le conte le plus lumineux de Rohmer, le plus tendre aussi.
Comme Pauline à la plage (1982) et Le rayon vert, Conte d’été se déroule durant les vacances estivales sur une plage. Après un prélude sans paroles, on voit Gaspard, étudiant en mathématiques, qui dépense son temps entre la plage de Dinard et sa chambre où il s’essaie à composer des chansons. Il rencontre une étudiante, Margot, avec laquelle il se lie d’amitié, parlant de lui-même et d’une autre jeune fille dont il attend l’arrivée de plus en plus improbable, Léna. Il rencontre ensuite Solène, qui joue le jeu de la séduction et à laquelle propose de partir à Ouessant, qui est pour lui un lieu mythique, déjà proposé à Margot! Survient Léna… Ce film, qui table sur le quiproquo et le mensonge, est à la fois léger et grave; il mesure l’écart entre les paroles et les actes. Il est question dans ce conte rigoureux et fluide du désir et de son insatisfaction.
Récit lacunaire comme Les nuits de la pleine lune (1984), Conte d’automne met en scène Magali, une viticultrice de 45 ans qui se sent isolée dans sa campagne depuis que son fils et sa fille sont partis. Une amie, Isabelle, lui cherche, à son insu, un mari. Au même moment, Rosine, la petite amie de son fils, se met en tête de lui présenter son ancien professeur de philosophie. Les deux hommes doivent lui être présentés au mariage de la fille d’Isabelle. Le cinéaste retourne à sa stratégie narrative, la machination, n’oubliant pas de filmer la nature automnale de septembre sur les rives du Rhône pour en dégager un certain sentiment, nouveau chez lui, la sérénité. C’est également un film très fort sur l’affection (entre mère et fille, entre amies). Et pour une première fois, l’univers d’Éric Rohmer est peuplé de personnes dans la quarantaine, sans pourtant que le cinéaste cesse de parler d’un de ses thèmes préférés: la séduction.
LES CONTES MORAUX ET LES CONTES DES QUATRE SAISONS D’ERIC ROHMER, TOUS LES JEUDIS DU 5 FÉVRIER AU 26 MARS 21H, SUR TFO.
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