L’ART BRUT AU PIED DE LA LETTRE
Par Mathieu Lindon
2 novembre 2016 à 18:51
La parution de la correspondance entre Jean Dubuffet, héraut d’une création «hors-les-normes», et le collectionneur Alain Bourbonnais témoigne de la vigilance rigoureuse de l’artiste envers l’utilisation de son concept.
«Ce que j’ai toujours visé sous le nom d’"art brut" est la création à son état brut, c’est-à-dire non inhibée ou altérée ou d’aucune façon influencée par les normes culturelles. C’est en somme l’art hors-les-normes, l’art libéré de l’emprise des normes.» Déborah Couette place ces phrases de Jean Dubuffet en tête de sa présentation de la correspondance, qui va de 1971 à 1984, entre le peintre, sculpteur et écrivain né en 1901 et mort en 1985 et Alain Bourbonnais (1925-1988), qui voulait lui-même constituer une collection d’art hors-les-normes. Celle-ci existe désormais à La Fabuloserie, à Dicy (Yonne) - Dubuffet l’aida considérablement (sans toutefois jamais se rendre là-bas).
«Jean Dubuffet invente l’"art brut" en 1945, non pas pour créer une nouvelle école, mais pour renouveler notre regard sur l’art», écrit Déborah Couette. Dans son Guide d’un petit voyage en Suisse publié en 1947, Jean Paulhan décrit ainsi Jean Dubuffet : «Il est poursuivi par l’idée d’un art immédiat et sans exercice - un art brut, dit-il - dont il pense trouver le rudiment chez les fous et les prisonniers. S’il apprenait qu’en quelque canton, un ours s’est mis à peindre, il y bondirait.» (Pour rester dans la zoologie, quand Dubuffet se brouillera avec Paulhan, il expliquera : «Je n’aime pas les veaux gras primés des concours agricoles.»)
Collectionner l’art brut rend compte à sa manière du lien de Dubuffet à cet art brut qui n’est plus sa priorité alors qu’il est pris par son œuvre («je me sens un vrai cochon d’être comme je le suis maintenant exclusivement obsédé par mes propres travaux au point que je ne puis m’en détacher un instant pour m’informer de ceux des autres»), bientôt prêt à «faire retraite» et que lui tombe dessus en 1977 l’affaire du Salon d’été, sculpture monumentale commandée par la régie Renault et qu’elle veut soudain, prétextant des infiltrations d’eau et que la véritable œuvre serait en fait la maquette, enterrer au sens propre.
Lettre incendiaire
Alain Bourbonnais se manifeste auprès de Jean Dubuffet en 1971, après que celui-ci, mécontent de l’inattention des intellectuels français à l’égard de celle-ci, a fait don de sa collection d’art brut à Lausanne (le ministère de la Culture français, contrairement à ce qu’on a longtemps cru, n’a pas «dédaigné» la collection, précise Déborah Couette). Alain Bourbonnais est «Architecte en Chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux» et son travail artistique l’apparente selon lui à l’art brut. Dubuffet lui répond rapidement, impatient «d’assister à une éclosion de bâtiments incivils et palais paranationaux sur lesquels soufflerait cette salubre tempête». Dès lors, les relations entre les deux hommes sembleront idylliques, à deux points près : ce qui touche à la commercialisation et ce qui touche à l’art brut proprement dit. «Je suis opposé à ce que le terme d’"art brut" soit utilisé dans l’organisme en constitution. Il faut que l’expression d’"art brut" soit exclusivement réservée à l’association créée en 1948 sous ce nom et à l’activité de celle-ci et ses collections», écrit Dubuffet dès janvier 1972. En 1980, quand une émission de télévision où il intervient utilise les mots, Alain Bourbonnais reçoit une lettre incendiaire : «Personne cependant n’a manifesté autant de désinvolture que vous dans l’utilisation de ce terme dont je suis obligé de vous rappeler qu’il est la propriété de la Collection de l’Art Brut et que vous ne devez pas l’emprunter comme vous vous employez à le faire pour présenter des œuvres qui font depuis quelques années récentes l’objet de votre commerce. Il y a à le faire une tromperie contre laquelle je proteste.» Le destinataire, pour se réconcilier avec succès avec Dubuffet, fera intervenir les auteurs de l’émission qui expliqueront qu’il n’était qu’un intervenant et s’étonneront que Dubuffet puisse «revendiquer un véritable droit de propriété sur deux mots de la langue française» - puis s’y soumettront.
«Grande rigueur»
Si l’édition de Collectionner l’art brut est très bienveillante à l’égard d’Alain Bourbonnais et de sa femme, Caroline, elle ne manque pas de rigueur et publie en annexes diverses autres lettres de Dubuffet qui manifestent une distance et lui permettent de préciser sa pensée sur l’art brut. Au critique Michel Ragon (qu’il traîne dans la boue ou porte aux nues selon les lettres) en février 1976 : «Cependant, naturellement, il faut laisser à chacun son dû et éviter tout ce qui peut porter le public à faire des confusions. La Collection de l’Art Brut est une chose et la très sympathique action de Alain Bourbonnais en est une autre.» La plupart des auteurs présentés à l’Atelier Jacob (ancêtre de La Fabuloserie) «s’assimilent à ceux qui ont été classés dans les "collections annexes" de l’Art Brut, et non dans la vraie Collection de l’Art Brut. Ils sont en effet un peu marginaux par rapport à l’art tout à fait exempt de professionnalisme et de commercialisation qui fait l’objet de la Collection de l’Art Brut. […] Je suis persuadé qu’il faut préserver la notion d’"art brut" avec une grande rigueur, faute de quoi elle perdrait toute signification. Si on y mettait Chaissac [peintre autodidacte mort en 1964 dont Gallimard a publié la Correspondance avec Dubuffet en 2013, ndlr] alors il faudrait, de proche en proche, y mettre aussi Miró et toutes sortes d’autres, et pour finir, sans doute, Goya, Rembrandt et Raphaël. Les notions, si on en étend trop le champ, perdent tout sens.»A peine Dubuffet mort, c’est Alain Bourbonnais qui écrit à Michel Ragon, sans plus prendre de précaution sur l’emploi des mots, «qu’en France il s’agit bien de reconnaître que le lieu où se trouvent rassemblées des pièces d’ART BRUT c’est à la FABU» - c’est-à-dire à La Fabuloserie, son propre lieu.
Il est également intéressant de voir la conduite de Dubuffet par rapport à l’argent. Il est d’une extrême générosité, consacrant du temps à Alain Bourbonnais, lui confiant mille informations. Quand Bourbonnais fait des demandes plus ou moins explicites d’argent, Dubuffet n’en rajoute pas : il prend sa part, mais pas plus. Il ne veut pas être le sponsor ou le commanditaire de l’Atelier Jacob ni de La Fabuloserie. Quand Bourbonnais a un problème financier avec une artiste, Dubuffet le résout à ses frais, mais tient à récupérer les œuvres. Il ne faut jamais que l’autre exagère. La dernière lettre de Dubuffet de cette correspondance est d’ailleurs sèche. Bourbonnais se chamaille, pour des histoires de «commissions d’intermédiaire» bien peu dans le genre de l’art brut, avec l’historien d’art et philosophe Michel Thévoz, qui dirige alors la Collection de l’Art Brut et pour qui Dubuffet a «grande estime». «S’il fallait faire les comptes des donnés et reçus, qui, de vous et l’Art Brut, serait débiteur ?» Quelques mois auparavant, «l’homme aux idées mirobolantes», ainsi que l’a désigné Bourbonnais, a explicité son rapport à l’art et l’argent : «La production d’art se porte d’autant mieux que moins s’en soucient le public et surtout les pouvoirs publics. Ce qui est sain est que le public ne se soucie pas des productions d’art et que les producteurs d’art ne se soucient pas du public.» Et Dubuffet de regretter d’avoir demandé en 1967 à la Ville de Paris que cette Collection d’Art Brut soit reconnue «d’utilité publique», et de se féliciter que ça lui ait été refusé. Mais, évidemment, ça ne va pas être facile de faire fonctionner financièrement La Fabuloserie sur de pareils présupposés.
«Tous des cons»
Jean Dubuffet est reconnaissant à Alain Bourbonnais de la découverte d’artistes bruts que lui-même ne connaissait pas. Et il fait appel à ses compétences d’architecte au moment du scandale du Salon d’été.«Croyez-en mes vingt-cinq ans d’expérience, ça n’est qu’exceptionnellement que les problèmes techniques ne peuvent être dominés.» C’est bien que Renault ne veut pas de l’œuvre (ce qui sera aussi la raison pour laquelle Dubuffet, après des années de procédure puisqu’il a d’abord perdu en première instance et en appel, après avoir fini par gagner pour le principe, renoncera à construire l’œuvre dans un lieu «où elle a été si injurieusement traitée»). Il y a une lettre à Alain Bourbonnais dont le post-scriptum est explicite quant à l’opinion de Dubuffet sur le président de la République de l’époque et ses ministres de la Culture et autre : «Soisson est un con. Giscard est un con. Peyrefitte, Lecat, tous des cons minables. Leur centre Beaubourg archi-con.» Il faut voir aussi dans le volume les œuvres de Dubuffet consacrées à l’affaire, et leurs titres, par exemple : Tribunal prononçant qu’il est loisible de détruire les monuments si l’on sauvegarde leurs maquettes estimées légitimement moins encombrantes.
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