jeudi 3 novembre 2016

Leïla Slimani / "Madame Bovary X"


Leïla Slimani

LEÏLA SLIMANI «MADAME BOVARY X»

Par Alexandra Schwartzbrod— 29 septembre 2014 à 18:36

Cette romancière franco-marocaine, également journaliste, raconte les besoins et désarrois d’une nymphomane.



C’était il y a un an, ou presque. Un banquier de nos connaissances nous envoie un mail : «Pourriez-vous recevoir la jeune femme dont le CV suit ? Elle s’interroge sur la poursuite de sa carrière et les mérites de diverses voies… si bien sûr vous en avez l’envie et le temps.» Le temps jamais, mais l’envie de nouvelles rencontres toujours. Rendez-vous pris, la jeune femme s’avère être journaliste, pour Jeune Afrique entre autres, mère d’un enfant de 2 ans et demi, et épouse d’un banquier (d’où la connexion). Elle est franco-marocaine, douce, lumineuse et indécise sur le sens à donner à sa vie. Peut-être souffle-t-elle dans la conversation qu’elle écrit un roman mais l’info glisse et se perd. Et l’entretien se clôt sur quelque encouragement sans réelle substance.
Le temps passe jusqu’à ce jour de juin où l’on reçoit, parmi la quantité de livres de la rentrée littéraire, un roman de Gallimard, Dans le jardin de l’ogre. Le nom de l’auteure nous est vaguement familier, mais l’on ne sait plus trop d’où, et l’on commence par lire les premières phrases. Et là, impossible de lâcher : c’est sexe, c’est cru, c’est froid, c’est violent. L’histoire d’une femme souffrant d’une addiction au sexe. Souffrant est bien le mot. Le plaisir n’est nulle part, ou peut-être dans la chasse, dans l’instant fugace de la conquête. Page 14 : «Elle agrippe les fesses d’Adam, imprime au corps de l’homme des mouvements vifs, violents, de plus en plus rapides. Elle essaie d’arriver quelque part, elle est prise d’une rage infernale. "Plus fort, plus fort", se met-elle à crier. Elle connaît ce corps et ça la contrarie. C’est trop simple, trop mécanique. La surprise de son arrivée ne suffit pas à sublimer Adam. Leur étreinte n’est ni assez obscène ni assez tendre.» A notre grande stupéfaction, l’auteure est bien la douce jeune femme recommandée par le banquier. Et l’incompréhension s’accroît quand nous découvrons ces trois mots de dédicace : «A mes parents.»
«Sans mes parents, sans ce que sont mes parents, je n’aurais jamais pu écrire ce livre», nous confirme-t-elle quelques semaines plus tard dans le salon de son appartement parisien, au pied du Sacré-Cœur. Gracile et souriante dans son jeans noir slim et son sweat gris, elle a l’air d’une étudiante. Difficile de faire le lien, elle qui confie aimer «la pudeur et le secret», avec Adèle, sa créature dure et glacée qui, à peine son mari parti travailler, aspire à trouver, dans les bras des hommes de passage, «ce sentiment magique de toucher du doigt le vil et l’obscène, la perversion bourgeoise et la misère humaine».
«Je vous ai préparé le tajine-boulettes de ma mère», annonce-t-elle timidement.
Leïla Slimani est née à Rabat d’une mère mi-alsacienne, mi-algérienne et d’un père marocain, né à Fès. Elle a étudié au lycée français et parle à peine l’arabe, ses parents ayant toujours privilégié le français à la maison. Son père, Othmane, était… banquier. D’origine modeste, il a bénéficié d’une bourse pour faire de brillantes études d’économie en France qu’il a tenu à mettre au service du Maroc. Secrétaire d’Etat aux affaires économiques dans les années 70, il a fini par prendre la présidence d’une banque qui, embringuée dans un scandale financier, a causé sa chute bien qu’il ait clamé jusqu’au bout son innocence. Il est mort d’un cancer en 2004. Sa mère, Béatrice-Najat, est médecin ORL. «Une des premières femmes médecins du Maroc, dit fièrement sa fille. Elle a un sens du courage et de la dignité incroyable, elle est insubmersible.» Les parents, laïques, ont toujours nourri une passion pour l’art et la littérature, transmise à leurs trois filles. «Chez nous, il n’y avait aucun impératif vestimentaire ou idéologique. On était libre, on parlait de tout.»
Leïla Slimani a 18 ans quand elle quitte Rabat pour Paris. Elle rêve d’être psychiatre mais son goût pour les lettres l’oriente vers hypokhâgne et khâgne puis Sciences-Po. Fascinée par l’univers de Stefan Zweig, elle part quelques mois en Europe de l’Est. Découvre Prague, Vienne, Budapest et aussi le racisme. Visite avec sa mère les demeures des grands écrivains à Moscou. Puis regagne Paris, s’essaie au cinéma avec une réalisatrice marocaine, s’inscrit au cours Florent. «Mais j’étais une comédienne médiocre et le milieu du cinéma ne m’intéressait pas», confesse-t-elle. Elle s’inscrit à l’ESCP, section média, et se retrouve dans une classe parrainée par Christophe Barbier [directeur de la rédaction de l’Express, ndlr]. Il lui propose un stage à l’Express. Elle s’éclate mais comprend vite que le journal n’embauche pas. Alors Barbier l’oriente sur Jeune Afriquequi lui offre un CDI. Elle vient juste de se marier avec Antoine, rencontré dans un bar. Banquier, protestant, carré, posé. Son antithèse. «Mais c’est un hédoniste, comme moi, dit-elle en souriant. Nous avons le même goût de la fête.»
Dans son roman, Adèle est journaliste et porte un regard peu amène sur la profession. Leïla Slimani confirme. «Je trouve ce métier dur et chronophage. J’avais toujours l’impression de ne pas en faire assez, de ne pas être à la hauteur. Et puis… c’est un métier où l’on ne vieillit pas bien» [sans commentaire, ndlr]. Elle démissionne pour se consacrer à l’écriture, son rêve de toujours, mais reste pigiste.
Elle accouche d’Emile en mai 2011. L’allaite devant la télé où défilent les images de l’affaire DSK. C’est là que se produit le déclic. «J’étais fascinée, comment pouvait-on mettre ainsi sa vie en péril ? Mais je trouvais plus intéressant d’étudier cette addiction au sexe du côté d’une femme. J’ai toujours eu envie de parler de la sexualité féminine. Quand on vit dans un pays comme le Maroc, on voit que les interdits pesant sur la sexualité créent un drôle de rapport au corps. Tout se fait en cachette, dans une sorte de malaise.» Elle se jette sur Madame Bovary, Thérèse Desqueyroux, Anna KarénineBelle de jour… et, un matin, c’est la révélation. «Adèle m’est apparue. Comme une petite musique lancinante. Ce qui est subversif chez elle, ce n’est pas le sexe, c’est sa passivité, sa paresse. Elle ne veut pas correspondre aux rôles qu’on lui propose.» Et puis, dit-elle, «je trouve qu’il y a quelque chose de très triste dans la sexualité». Elle écrit quelques chapitres qu’elle adresse à Jean-Marie Laclavetine, rencontré dans un atelier d’écriture chez Gallimard. Il l’encourage, lui conseille de dire le moins possible ce que pense Adèle mais de décrire un maximum ce qu’elle fait. D’où ce style sec, sans affect, qui donne son charme au roman.
A sa lecture, sa mère s’exclame : «C’est Madame Bovary X !» «Je n’ai pas été choquée du tout, nous dit-elle au téléphone. Ce qui est important, pour moi, c’est que Leïla ait atteint son but, réalisé son rêve, écrire. Le fond, c’est de l’art, de la littérature, je n’ai pas à le juger.» Nous ne dirons pas comment finit Adèle. Leïla Slimani, elle, brûle de se remettre à écrire. Elle a trouvé sa voie. C’est le banquier (du mail) qui doit être content.

En 7 dates

3 octobre 1981 Naissance à Rabat (Maroc). 
Septembre 1999 Arrivée à Paris. 
2 avril 2004 Mort du père.
24 avril 2008 Mariage. 
6 octobre 2008 Journaliste à Jeune Afrique
2 mai 2011 Naissance de son fils, Emile. 
Août 2014 Dans le jardin de l’ogre, (Gallimard).



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