L'oeuvre de James Joyce
Depuis deux ou trois ans, James Joyce a obtenu parmi les gens de lettres de sa génération une notoriété extraordinaire. Aucun critique ne s'est encore occupé de son œuvre et c'est à peine si la partie la plus lettrée du public anglais et américain commence à entendre parler de lui; mais il n'y a pas d'exagération à dire que, parmi les gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi discutés que peuvent l'être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Sigmund Freud ou d'Albert Einstein. Là, il est pour quelques-uns le plus grand des écrivains de langue anglaise actuellement vivants, l'égal de Jonathan Swift, de Laurence Sterne et de Henry Fielding, et tous ceux qui ont lu son Portrait de l'artiste dans sa jeunesse s'accordent, même lorsqu'ils sont de tendance tout opposées à celles de Joyce, pour reconnaître l'importance de cet ouvrage; tandis que ceux qui ont pu lire les fragments d'Ulysse publiés dans une revue de New York en 1919 et 1920 prévoient que la renommée et l'influence de James Joyce seront considérables. Cependant, si, d'autre part, vous allez demander à un membre de la Société (américaine) pour la Répression du Vice: "Qui est James Joyce ?" vous recevrez la réponse suivante: "C'est un Irlandais qui a écrit un ouvrage pornographique intitulé Ulysse que nous avons poursuivi avec succès en police correctionnelle lorsqu'il paraissait dans la Little Review de New York."
Il s'est en effet passé pour Joyce aux Etats-Unis ce qui s'est passé chez nous pour Gustave Flaubert et pour Charles Baudelaire. Il y a eu plusieurs procès intentés contre The Little Review à propos d'Ulysse. Les débats ont été parfois dramatiques et plus souvent comiques, mais toujours à l'honneur de la directrice de The Little Review, Miss Margaret Anderson, qui a combattu vaillamment pour l'art méconnu et la pensée persécutée.
Etant donné les précédents que je viens de citer (Flaubert et Baudelaire), auxquels il convient d'ajouter celui de Walt Whitman, dont les livres ont été, en leur temps, officiellement classés comme "matière obscène" et de ce fait déclarés intransportables par l'administration des postes aux Etats-Unis, nous ne pouvons pas hésiter un instant entre les jugements des membres de la Société pour la Répression du Vice et l'opinion des lettrés qui connaissent l'œuvre de James Joyce. Il est en effet bien invraisemblable que des gens assez cultivés pour goûter un auteur aussi difficile que celui-ci prennent un ouvrage pornographique pour un ouvrage littéraire.
Je vais maintenant essayer de décrire l'œuvre de James Joyce aussi exactement que possible, et sans chercher à en faire une étude critique: j'aurai bien assez de dégager, ou d'essayer de dégager, pour la première fois, les grandes lignes de cette œuvre et d'en donner une idée un peu précise aux lecteurs pour lesquels elle n'est pas, ou pas encore, accessible car, au moment où j'écris ces lignes, le plus récent et jusqu'ici le plus important des ouvrages de Joyce, Ulysse, n'a pas encore paru en volume.
D'abord, quelques mots sur l'auteur: l'indispensable notice biographique.
James Joyce est né en 1882, à Dublin, d'une très ancienne famille, originaire en partie du sud et en partie de l'ouest de l'Irlande. Il est ce qu'on appelle un pur "milésien": Irlandais et catholique de vieille souche; de cette Irlande qui se sent quelques affinités avec l'Espagne, la France et l'Italie, mais pour qui l'Angleterre est un pays étranger dont rien, pas même la communauté de langue, ne la rapproche.
Il a été élevé dans un établissement d'éducation des pères Jésuites, qui lui ont donné une solide culture classique, la même qu'ils donnaient chez nous à leurs élèves du XVIIIe siècle: le latin enseigné comme une langue vivante, et allant de pair avec la langue nationale, etc. Ses humanités finies, Joyce entreprit, d'abord à l'université de Dublin, puis à celle de Paris, des études de médecine qu'il ne termina pas, mais qui ont certainement contribué à la formation de son esprit. En même temps, il étudiait, pour son propre compte et sans songer à une carrière, la philosophie, et en particulier la philosophie grecque et la scolastique. C'est ainsi que, pendant qu'il était à Paris, il passait plusieurs heures chaque soir à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, lisant Aristote et saint Thomas d'Aquin, alors que la sagesse mondaine, peut-être, aurait voulu qu'il préparât avec plus de soin son P.C.N.
Revenu en Irlande, il s'y maria, et presque aussitôt après il s'expatria, et habita successivement Zurich, Trieste, Rome et de nouveau Trieste. Il s'était consacré à l'enseignement, sans toutefois abandonner ses études personnelles, qu'il poussa très loin dans plusieurs directions: philosophie et mathématiques surtout. En 1915, il quitta Trieste pour Zurich et depuis 1920 il habite de nouveau, avec sa famille, Paris. Tout compte fait, c'est en Italie ou en pays italien qu'il a vécu le plus longtemps (environ quatorze ans), et c'est en Italie que ses enfants sont nés.
Comme élève des jésuites, il serait également inexact de dire qu'il les sert ou qu'il les combat. Attitude bien différente de celle qu'ont eue ceux de nos propres écrivains du XIXe siècle qui sont sortis des établissements d'éducation des pères; et c'est ce qu'il ne faudra pas perdre de vue lorsqu'on voudra porter un jugement sur son œuvre. Lui-même se plaît à reconnaître que son esprit porte l'empreinte de l'éducation que les pères Jésuites lui ont donnée et il admet qu'au point de vue intellectuel il leur doit beaucoup. Du reste — je puis bien le dire dès à présent —, je crois que l'audace et la dureté avec lesquelles Joyce décrit et met en scène les instincts réputés les plus bas de la nature humaine lui viennent, non pas, comme l'ont dit quelques-uns des critiques de son Portrait de l'Artiste, des naturalistes français, mais bien de l'exemple que lui ont donné les grands casuistes de la Compagnie. Quiconque se souvient de certains passages des Provinciales, et notamment de ceux où il est question de l'adultère et de la fornication, comprendra ce que je veux dire; et il semble bien qu'au fond, derrière James Joyce, c'est Escobar et le père Sanchez que la Société pour la Répression du Vice a poursuivis en police correctionnelle ! De ces grands casuistes, Joyce a la froideur intrépide, et, à l'égard des faiblesses de la chair, la même absence de tout respect humain.
Comme Irlandais, James Joyce n'a pas pris effectivement parti dans le conflit qui a mis aux prises, de 1914 à ces derniers jours, l'Angleterre et l'Irlande. Il ne sert aucun parti, et il est possible que ses livres ne plaisent à aucun et qu'il soit également désavoué par les Nationalistes et les Unionistes. Quoi qu'il en soit, il ne fait pas figure de patriote militant, et n'a rien de commun avec ces écrivains de Risorgimento qui étaient surtout les serviteurs d'une cause et se présentaient comme les citoyens d'une nation opprimée pour laquelle ils réclamaient l'autonomie, et en faveur de laquelle ils demandaient l'aide des patriotes et des révolutionnaires de tous les pays. Autant que nous en pouvons juger, James Joyce présente une peinture tout à fait impartiale, historique, de la situation politique de l'Irlande. Si, dans ses livres, les personnages anglais sont traités en étrangers et quelquefois en ennemis par ses personnages irlandais, il ne fait nulle part un portrait idéalisé de l'Irlandais. En somme, il ne plaide pas. Cependant, il faut remarquer qu'en écrivant Gens de Dublin, Portrait de l'Artiste et Ulysse, il a fait autant que tous les héros du nationalisme irlandais pour attirer le respect des intellectuels de tous les pays vers l'Irlande. Son œuvre redonne à l'Irlande, ou plutôt donne à la jeune Irlande, une physionomie artistique, une identité intellectuelle; elle fait pour l'Irlande ce que l'œuvre d'Henrik Ibsen a fait en son temps pour la Norvège, celle d'August Strindberg pour la Suède, celle de Friedrich Nietzsche pour l'Allemagne de la fin du XIXe siècle, et ce que viennent de faire les livres de Gabriel Miro et de Ramon Gomez de la Sema pour l'Espagne contemporaine. Le fait qu'elle est écrite en anglais ne doit pas nous donner le change: l'anglais est la langue de l'Irlande moderne, comme il est la langue des Etats-Unis d'Amérique; ce qui montre combien peu nationale peut être une langue littéraire. (Ecrire de nos jours en irlandais, ce serait comme si un auteur français contemporain écrivait en vieux français.) Bref, on peut dire qu'avec l'œuvre de James Joyce, et en particulier avec cet Ulysse qui va bientôt paraître à Paris, l'Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature européenne.
Je voudrais pouvoir parler d'Ulysse dès maintenant, mais je crois qu'il vaut mieux suivre l'ordre chronologique, et du reste Ulysse, qui est par lui-même un livre difficile, serait presque inexplicable si on ne connaissait pas les ouvrages antérieurs de Joyce. Nous allons donc les examiner l'un après l'autre, dans l'ordre où ils ont été composés et publiés.
Musique de chambre
Son premier ouvrage est un recueil de trente-six poèmes, dont aucun ne remplit plus d'une page. Cette plaquette parut en mai 1907. A première vue, c'étaient de petits poèmes lyriques ayant l'amour pour thème principal. Cependant les connaisseurs, et notamment Arthur Symons, virent tout de suite de quoi il s'agissait. Ces courts poèmes présentés modestement sous le titre de Musique de chambrecontinuaient, ou plus exactement renouvelaient une grande tradition: celle de la chanson élizabéthaine. Cet aspect de l'époque littéraire la plus glorieuse de l'Angleterre nous est trop souvent caché par l'éclat et le prestige des dramaturges, et nous ne savons pas assez que les chansons dont William Shakespeare a orné quelques-unes de ses pièces sont des échantillons, et souvent des chefs-d'œuvre, d'un genre qui eut à la même époque une grande quantité d'adeptes, et quelques maîtres qui ont laissé des œuvres et des noms immortels à la fois dans l'histoire littéraire et dans l'histoire musicale de l'Angleterre: par exemple William Byrd, John Dowland, Thomas Campion, Robert Jones, Bateson, Rosseter (le collaborateur de Campion), Greeves, etc.
De 1888 à 1898, plusieurs anthologies de ces chansons élizabéthaines avaient été publiées, notamment par A. H. Bullen, et les recueils de l'époque avaient paru si riches en pièces lyriques du plus haut mérite, même que les admirateurs les plus passionnés de l'époque shakespearienne en étaient surpris. Mais personne ne songeait sérieusement à une renaissance de ce genre. On ne pouvait guère espérer que d'habiles pastiches. Eh bien, ce que Joyce fit, dans ces trente-six poèmes, ce fut de renouveler le genre sans tomber dans le pastiche. Il obéit aux mêmes lois prosodiques que les Dowland et les Campion, et, comme eux, il chante, sous le nom d'amour, la joie de vivre, la santé, la grâce et la beauté. Et cependant il a su être moderne dans l'expression comme dans le sentiment. Le succès obtenu parmi les lettrés fut grand et cette mince plaquette suffit à classer Joyce parmi les meilleurs poètes irlandais de la génération de 1900: deux ou trois des poèmes de Musique de chambre furent insérés dans The Dublin book of Irish verse, une anthologie de la poésie irlandaise publiée à Dublin en 1909; et en 1914, lorsque le groupe des Imagistes publia son premier recueil, une des poésies de Joyce y figurait.
Nous retrouverons le poète lyrique dans l'œuvre ultérieure de James Joyce, mais ce sera seulement par échappées et pour ainsi dire accessoirement. Il aura dépassé ce stade. D'autres aspects de la vie, d'autres formes de la pensée et de l'imagination l'attireront. Il prêtera, il abandonnera son don lyrique à ses personnages: c'est ce qu'il fait par exemple dans les trois dernières pages de la quatrième partie et dans certains passages de la cinquième partie du Portrait de l'Artiste, et très souvent dans les monologues d'Ulysse. Mais déjà au moment où il composait les derniers de ces poèmes, dont quelques-uns ont été mis en musique, soit par Joyce lui-même, soit par des amis, son imagination se tournait de plus en plus vers ces autres aspects de la vie, plus graves et plus humains que les sentiments qui peuvent servir de thème à la poésie lyrique. Je veux dire qu'il se sentait de plus en plus possédé par le désir d'exprimer et de peindre des caractères, des hommes, des femmes: en somme ce que ses maîtres les jésuites lui avaient appris à appeler des âmes.
Gens de Dublin
Et en effet, il avait commencé à écrire des nouvelles qui devaient paraître, après bien des retards et des difficultés, sous le titre de Gens de Dublin, à Londres en 1914. Je dirai quelques mots de ces difficultés. Ce recueil se compose de quinze nouvelles qui se trouvaient achevées et prêtes à paraître dès 1907, sinon plus tôt. La seconde, intitulée Une Rencontre, traite, d'une manière parfaitement décente et qui ne peut choquer aucun lecteur, un sujet assez délicat: en fait, elle raconte comment deux collégiens qui font l'école buissonnière rencontrent un homme dons les allures et les discours étranges — principalement sur les châtiments corporels et les petites intrigues amoureuses des écoliers et des écolières — les étonnent, puis les effraient. Dans une autre, la sixième, l'auteur met en scène deux Dublinois de position sociale indécise et de profession douteuse, et qui sont en somme des confrères irlandais de notre Bubu de Montparnasse. Ce sont là les deux seules nouvelles du recueil dont les sujets soient de ceux que semblent ou plutôt que semblaient, jusqu'à ces dernière années, éviter les romanciers et conteurs de langue anglaise. Cependant, elles pouvaient fournir aux éditeurs un prétexte pour refuser le manuscrit. Mais à défaut de ce prétexte, les éditeurs irlandais pouvaient trouver quelques raisons plus sérieuses pour refuser de publier le livre tel qu'il était. D'abord, non seulement toute la topographie de Dublin y est exactement reproduite; c'est-à-dire que les rues et les places y gardent leur vrai nom, mais encore les noms des commerçants n'ont pas été changés et certains notables habitants pouvaient se croire mis en scène et protester. Mais surtout, dans la nouvelle qui décrit l'anniversaire de la mort de Parnell dans la salle du comité électoral, des bourgeois de Dublin, des journalistes, des agents électoraux, parlent librement de la politique, donnent leur opinion sur le problème de l'autonomie irlandaise et font quelques remarques assez peu respectueuses, ou plutôt très familières, sur la reine Victoria et sur la vie privée d'Edouard VII. C'est cela qui fit hésiter même l'éditeur le plus désireux de publier Gens de Dublin. En effet, étant donné les conditions politiques de l'Irlande, les exemplaires mis en vente auraient pu être saisis et confisqués par l'autorité. Devant les hésitations de son éditeur, Joyce écrivit à S. M. George V, soumettant à son appréciation les passages considérés comme dangereux. La réponse fut, par l'intermédiaire du secrétaire de Sa Majesté, qu'il était contraire à l'étiquette de la cour que le roi formulât une opinion sur une question de ce genre. Là-dessus l'éditeur irlandais consentit à imprimer le livre, à condition que l'auteur verserait une caution en prévision d'une action judiciaire de la part des autorités. Au reçu de cette nouvelle, Joyce, qui habitait alors Trieste, partit pour Dublin. Avec l'aide de quelques amis, il réunit la caution demandée. Et enfin, le livre fut imprimé. Mais le jour où il vint prendre livraison de l'édition, l'éditeur, à sa grande surprise, lui apprit que l'édition avait été achetée — par qui ? on ne l'a jamais su —, achetée en bloc et aussitôt après brûlée, dans l'imprimerie même, à l'exception d'un seul exemplaire, qui lui fut remis. Comme je l'ai dit, Gens de Dublin ne put paraître qu'en juin 1914, à Londres.
La plupart des critiques qui se sont occupés de ce livre parlent beaucoup de Gustave Flaubert, et de Guy de Maupassant, et des naturalistes français. Et en effet il semble bien que c'est de là que Joyce est parti et non pas des romanciers anglais et russes qui l'ont précédé, ni des romanciers français qui ont succédé aux grands maîtres du naturalisme. Cependant, avant de se prononcer sur cette question, il faudrait faire une recherche sérieuse des sources de chacune des nouvelles. Ce n'est qu'une hypothèse que je soumets au lecteur. En tout cas, c'est avec nos naturalistes que le Joyce de ce premier ouvrage en prose a le plus d'affinités. Toutefois, il faudrait bien se garder de le considérer comme un naturaliste attardé, comme un imitateur ou un vulgarisateur, en langue anglaise, des procédés de Flaubert, ou de Maupassant, ou du groupe de Médan. Ce serait aussi absurde que de voir en lui un pasticheur de Dowland et de Campion. Même l'épithète de néonaturaliste ne lui conviendrait pas, car, alors, on serait tenté, sur une connaissance toute superficielle de son œuvre, de le prendre pour un Émile Zola ou un Joris-Karl Huysmans, ou encore pour un Jean Richepin aux audaces purement verbales. Car même en admettant qu'il soit parti du naturalisme, on est bien obligé de reconnaître qu'il n'a pas tardé, non pas à s'affranchir de cette discipline, mais à la perfectionner et à l'assouplir à tel point que dans Ulysse on ne reconnaît plus l'influence du naturalisme et qu'on songerait plutôt à Arthur Rimbaud et à Lautréamont, que Joyce n'a pas lus.
Le monde de Gens de Dublin est déjà le monde du Portrait de l'Artiste et d'Ulysse. C'est Dublin et ce sont des hommes et des femmes de Dublin. Leurs figures se détachent avec un grand relief sur le fond des rues, des places, du port et de la baie de Dublin. Jamais peut-être l'atmosphère d'une ville n'a été mieux rendue, et dans chacune de ces nouvelles, les personnes qui connaissent Dublin retrouveront une quantité d'impressions qu'elles croyaient avoir oubliées. Mais ce n'est pas la ville qui est le personnage principal, et le livre n'a pas d'unité: chaque nouvelle est isolée; c'est un portrait, ou un groupe, et ce sont des individualités bien marquées que Joyce se plaît à faire vivre. Nous en retrouverons du reste quelques-uns, que nous reconnaîtrons, autant à leurs paroles et à leurs traits qu'à leurs noms, dans ses livres suivants.
La dernière des quinze nouvelles est peut-être, au point de vue technique, la plus intéressante; comme dans les autres, Joyce se conforme à la discipline naturaliste: écrire sans faire appel au public, raconter une histoire en tournant le dos aux auditeurs; mais en même temps, par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu'il y a entre la préparation et le dénouement, il prélude à ses futures innovations, lorsqu'il abandonnera à peu près complètement la narration et lui substituera des formes inusitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l'ont précédé: le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu'à une forme empruntée au catéchisme: question, réponse; question, réponse.
Portrait de l'Artiste dans sa jeunesse.
Portrait de l'Artiste dans sa Jeunesse parut, deux ans après Gens de Dublin, à New York, les imprimeurs anglais ayant refusé de l'imprimer; mais il avait attendu beaucoup moins longtemps et il n'avait pas rencontré les mêmes difficultés que Gens de Dublin.
Dans ce livre, qui a la forme d'un roman, Joyce s'est proposé de reconstituer l'enfance et l'adolescence d'un artiste dans un milieu et des circonstances données. En même temps, le titre nous indique que c'est aussi, en un certain sens, l'histoire de la jeunesse de l'artiste en général, c'est-à-dire de tout homme doué du tempérament artiste.
Le héros — l'artiste — s'appelle Stephen Dedalus: Etienne Dédale. Et ici, nous abordons une des difficultés de l'œuvre de Joyce: son symbolisme, que nous retrouverons dans Ulysse et qui sera la trame même de ce livre extraordinaire.
D'abord le nom de Stephen Dedalus est symbolique: son patron est saint Etienne, le protomartyr, et son nom de famille est Dédale, le nom de l'architecte du Labyrinthe et du père d'Icare. Mais dans l'esprit de l'auteur, il a aussi deux autres noms, il est le symbole de deux autres personnes. L'un de ces noms est James Joyce. L'enfance et l'adolescence de Stephen Dedalus sont évidemment l'enfance et l'adolescence de James Joyce: c'est son milieu, ses souvenirs de famille, ses études chez les jésuites. Même, les armoiries de Stephen Dedalus sont les armoiries de la famille Joyce. Et, à la fin, Stephen part pour continuer ses études à Paris, exactement comme le fit Joyce lui-même. Mais il est aussi — nous le verrons dans Ulysse — Télémaque, l'homme dont le nom signifie "loin de la guerre", l'artiste qui reste à l'écart de la mêlée des intérêts et des appétits qui mènent les hommes d'action; l'homme de science et l'homme d'imagination qui reste sur la défensive, toutes ses forces absorbées par la tâche de connaître, de comprendre et d'exprimer.
Ainsi le héros de ce roman est à la fois un personnage réel, et un personnage symbolique, comme le seront tous les personnages d'Ulysse. C'est du reste la seule apparition que fait le symbolisme dans Portrait de l'Artiste. Tout le reste est purement historique, et le plan du livre est fondé sur l'ordre chronologique. Autour du héros, nous rencontrons une foule de personnages très réellement vivants et humains: des enfants, des prêtres, des "gens de Dublin", des étudiants, tous présentés avec un relief saisissant et une netteté extraordinaire. Il n'y a pas d'à peu près, pas de profils perdus dans les livres de Joyce: on peut faire le tour de ses personnages; rien n'est en trompe-l'œil. Les livres de Joyce sont grouillants, animés, sans truquage, sans morceaux de bravoure.
Les critiques anglais qui se sont occupés du Portrait de l'Artiste ont encore une fois parlé de naturalisme et de réalisme, à peu près comme s'il se fût agi de tel ou tel roman d'Octave Mirbeau. Ce n'était pas cela. Ils auraient pu tout aussi bien, ou aussi mal, parler de Samuel Butler. En effet, et j'en parlais l'autre jour avec une amie qui était arrivée à la même conclusion que moi, il y a certaines ressemblances fortuites, commandées par la situation et par le génie des deux écrivains, entre la crise religieuse d'Ernest Pontifex et celle de Stephen Dedalus; comme aussi entre les longs monologues de Christina et la forme du monologue intérieur qui tient tant de place chez Joyce. Mais c'est tout au plus si on peut considérer Butler comme le précurseur de Joyce sur ces points-là.
Non, ces critiques se sont fourvoyés. A partir du Portraits de l'Artiste, Joyce est lui-même et rien que lui-même.
Ils se sont trompés aussi ceux qui n'ont voulu voir dans ce livre qu'une autobiographie: "l'auteur qui, sous un nom supposé, etc." Ce n'est pas cela. Joyce a tiré Stephen Dedalus de lui-même, mais en même temps l'a créé. Autant dire, alors, que Raskholnikoff c'est Fédor Dostoïevski.
Le succès de ce livre a été grand, et c'est à partir de sa publication que Joyce a été connu des lettrés. Ça été un succès de scandale. Les critiques, pour la plupart anglais et protestants, ont été choqués par la franchise et l'abscence de respect humain dont témoignaient ces "confessions" (toujours l'autobiographie). Quelqu'un a même écrit que c'était un livre "extraordinairement mal élevé" ! Il est certain qu'en pays catholique, le ton de la presse aurait été bien différent. Nous avons eu en France, dans ces dix dernières années, plusieurs romans dans lesquels un collégien se débat entre ses croyances ou ses habitudes religieuses et les exigences de ses sens qui le poussent à des visites furtives aux maisons closes. En fait, le meilleur article de critique consacré au Portrait de l'Artiste fut celui de la Dublin Review, une des grandes revues du monde catholique, rédigée ou du moins inspirée par des prêtres.
Le style du Portrait est plus riche et plus souple que celui de Gens de Dublin. Le monologue intérieur et la conversation se substituent de plus en plus à la narration. Nous sommes de plus en plus souvent transportés au sein de la pensée des personnages: nous voyons ces pensées se former, nous les suivons, nous assistons à l'arrivée des sensations à la conscience et c'est par ce que pense le personnage que nous apprenons qui il est, ce qu'il fait, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. Le nombre des images, des analogies et des symboles augmente. Sur la page où le collégien résout son problème, les équations se développent comme des constellations et puis se résolvent comme une poussière d'étoiles qui tombent à travers l'infini. Nous ne sommes pas prévenus, nous ne sommes pas préparés; les choses ne nous sont pas racontées; elles arrivent; elles nous arrivent. Et déjà les symboles apparaissent: tout le symbolisme de l'Eglise. Les différentes significations de chaque objet employé dans le culte, de chaque geste fait par le prêtre, sans parler des préfigurations, des prophéties et des concordances. Comme dans les Bestiaires mystiques, comme dans le Livre de Kells et dans la statuaire des cathédrales, les figures symboliques et la figuration des péchés, avec toutes les représentations obscènes, qui évidemment ne choquaient pas les chrétiens de ces siècles qui nous apparaissent comme des époques de grande ferveur religieuse. Tout cela, du reste, s'applique encore mieux à Ulysse qu'au Portrait de l'Artiste.
Je laisse de côté, à mon grand regret, mais l'espace me manque ici pour en parler, le beau drame publié en 1918, et intitulé Exilés, et je passe à Ulysse.
Ulysse
Le lecteur qui, sans avoir L'Odyssée bien présente à l'esprit, aborde ce livre, se trouve assez dérouté. Je suppose naturellement qu'il s'agit d'un lecteur lettré, capable de lire sans rien en perdre des auteurs comme François Rabelais, Michel de Montaigne et René Descartes; car un lecteur non lettré ou à demi lettré abandonnerait Ulysse au bout de trois pages. Je dis qu'il est d'abord dérouté; et en effet, il tombe au milieu d'une conversation qui lui paraît incohérente, entre des personnages qu'il ne distingue pas, dans un lieu qui n'est ni nommé, ni décrit, et c'est par cette conversation qu'il doit apprendre peu à peu où il est et qui sont les interlocuteurs. Et puis, voici un livre qui a pour titre Ulysse, et aucun des personnages ne porte ce nom, et même le nom d'Ulysse n'y apparaît que quatre fois. Enfin, il commence à voir un peu clair. Incidemment, il apprendra qu'il est à Dublin. Il reconnaît le héros du Portrait de l'Artiste, Stephen Dedalus, revenu de Paris et vivant parmi les intellectuels de la capitale irlandaise. Il va le suivre pendant trois chapitres, le verra agir, l'écoutera penser. C'est le matin, et de huit heures à onze heures, le lecteur suit Stephen Dedalus; puis au quatrième chapitre, il fait la connaisance d'un certain Léopold Bloom qu'il va suivre pas à pas toute la journée et une partie de la nuit, c'est-à-dire pendant les quinze chapitres qui, avec les trois premiers, constituent le livre entier, environ huit cents pages. Ainsi, cet énorme livre raconte une seule journée ou, plus exactement, commence à huit heures du matin et finit dans la nuit, vers trois heures.
Donc, le lecteur va suivre Bloom à travers sa longue journée; car même si, à une première lecture, beaucoup de choses lui échappent, assez d'autres le frappent pour que sa curiosité et son intérêt demeurent constamment en éveil. Il s'aperçoit qu'avec l'entrée en scène de Bloom, l'action reprend à huit heures du matin, et que les trois premiers chapitres de la marche de Bloom à travers sa journée coïncident, dans le temps, avec les trois premiers chapitres du livre, ceux au cours desquels il a suivi Stephen Dedalus. C'est ainsi qu'un nuage que Stephen a vu du haut de la tour à neuf heures moins le quart, par exemple, est vu, soixante ou quatre-vingts pages plus loin, mais à la même minute, par Léopold Bloom qui traverse une rue.
J'ai dit qu'on suit Bloom pas à pas; et en effet, on le prend dès son lever, on l'accompagne de la chambre où il vient de laisser sa femme Molly encore mal éveillée, jusqu'à la cuisine, puis dans l'antichambre, puis aux cabinets où il lit un vieux journal et fait des projets littéraires tout en se soulageant; puis chez le boucher où il achète des rognons pour son petit déjeuner, et en revenant il s'excite sur les hanches d'une servante. Le voici de nouveau dans sa cuisine où il met les rognons dans une poêle et la poêle sur le feu; puis il monte rejoindre sa femme à laquelle il porte son déjeuner; il s'attarde à lui parler; une odeur de viande qui brûle; il redescend précipitamment à la cuisine; et ainsi de suite. De nouveau dans la rue; au bain; à un enterrement; à la salle de rédaction d'un journal; au restaurant où il déjeune; à la bibliothèque publique; dans le bar d'un hôtel où un concert est donné; sur la plage; dans une maternité où il va prendre des nouvelles d'une amie et où il rencontre des camarades; au quartier de la prostitution et dans un bordel où il reste très longtemps, perd le peu de dignité qui pouvait lui rester, sombre dans un morne délire provoqué par l'alcool et la fatigue, et, enfin, sort accompagné de Stephen Dedalus qu'il a retrouvé et avec qui il va passer les deux dernières heures de sa journée, c'est-à-dire le seizième et le dix-septième chapitre du livre, le dernier étant rempli par le long monologue intérieur de sa femme qu'il a réveillée en se couchant près d'elle.
Tout cela, comme je l'ai dit, ne nous est pas raconté, et le livre n'est pas que l'histoire détaillée de la journée de Stephen et de Bloom dans Dublin. Il contient un grand nombre d'autres choses, personnages, incidents, descriptions, conversations, visions. Mais pour nous, lecteurs, Bloom et Stephen sont comme les véhicules dans lesquels nous passons à travers le livre. Installés dans l'intimité de leur pensée, et quelquefois dans la pensée des autres personnages, nous voyons à travers leurs yeux et entendons à travers leurs oreilles ce qui se passe et ce qui se dit autour d'eux. Ainsi, dans ce livre, tous les éléments se fondent constamment les uns dans les autres, et l'illusion de la vie, de la chose en train d'avoir lieu, est complète, et le mouvement est partout.
Mais le lecteur lettré que j'ai supposé ne se laisserait pas continuellement entraîner par ce mouvement. Ayant l'habitude de lire et une longue expérience des livres, il voudrait voir comment et de quoi est fait ce qu'il lit. Il analyserait Ulysse tout en continuant à le lire. Et voici quel serait, sans doute, après une première lecture, le résultat de cette analyse. Il dira: en somme, c'est encore une fois le monde de Gens de Dublin et les dix-huit parties d'Ulysse peuvent, provisoirement, s'assimiler à dix-huit nouvelles ayant pour sujets différents aspects de la vie de la capitale irlandaise. Toutefois, chacune de ces dix-huit parties diffère de l'une quelconque des quinze nouvelles de Gens de Dublin par beaucoup de points, et en particulier par son étendue, par la forme dans laquelle elle est écrite, et la qualité des personnages qu'elle met en scène: ainsi, les gens qui font figure de personnages principaux dans chacune des nouvelles de Gens de Dublin ne seraient dans Ulysse que des comparses, de petites gens, ou, ce qui revient au même, des gens vus de l'extérieur par l'écrivain. Ici, dans Ulysse, ceux qui sont au premier plan sont tous, littérairement parlant, des princes, des personnages sortis de la vie profonde de l'écrivain, faits avec son expérience et sa sensibilité et auxquels il porte son intelligence, sa sensibilité et son lyrisme. Les conversations ne sont plus seulement typiques d'individus appartenant à telle ou telle classe sociale: certaines constituent de véritables essais philosophiques, théologiques, de critique littéraire, de satire politique, d'histoire. Des théories scientifiques y sont exposées ou discutées. Or, ces morceaux que nous pourrions considérer comme des digressions ou plutôt comme des pièces rapportées, des essais composés en dehors du livre et artificiellement insérés dans chacune des "nouvelles", sont si bien adaptés à l'action, au mouvement et à l'atmosphère des différentes parties où ils figurent, que nous sommes obligés de reconnaître qu'ils appartiennent au livre, au même titre que les personnages dans la bouche ou dans la pensée desquels ils ont été mis. Mais déjà même, nous ne pouvons plus considérer ces dix-huit parties comme des nouvelles isolées: Bloom, Stephen, et quelques autres personnages en restent, tantôt ensemble, tantôt séparément, les figures principales, et l'histoire, le drame et la comédie de leur journée se poursuit à travers elles. Il faut le reconnaître: bien que chacune de ces dix-huit parties diffère de toutes les autres par la forme et le langage, elles forment cependant un tout organisé, un livre.
Et en même temps que nous arrivons à cette conclusion, toutes sortes de concordances, d'analogies et de correspondances entre ces différentes parties nous apparaissent, comme la nuit, lorsqu'on regarde un peu de temps le ciel, le nombre des étoiles paraît augmenter. Nous commençons à découvrir et à pressentir des symboles, un dessein, un plan, derrière ce qui nous paraissait d'abord une masse brillante mais confuse de notations, de paroles, de faits, de pensées profondes, de cocasseries, d'images splendides, d'absurdités, de situations comiques ou dramatiques, et nous comprenons que nous sommes en présence d'un livre beaucoup plus compliqué que nous n'avions cru, que tout ce qui paraissait arbitraire et parfois extravagant est en réalité voulu et prémédité, et enfin, que nous sommes peut-être en présence d'un livre à clef.
Mais alors, où est la clef ? Eh bien, elle est, si j'ose dire, sur la porte, ou plutôt sur la couverture ! c'est le titre: Ulysse.
Se pourrait-il donc que ce Léopold Bloom, ce personnage que l'auteur traite avec si peu de ménagements, qu'il nous montre dans toutes sortes de postures ridicules ou humiliantes fût le fils de Laërte, le subtil Ulysse ?
Nous le verrons tout à l'heure. En attendant, je reviens à ce lecteur non lettré qui a été rebuté dès les premières pages du livre, trop difficile pour lui, et je suppose qu'après lui avoir lu quelques passages pris dans différents épisodes, on lui dise: "Vous savez, Stephen Dedalus est Télémaque, et Bloom est Ulysse." II croira, cette fois, qu'il a compris: l'œuvre de Joyce ne lui paraîtra plus ni rebutante, ni choquante; il dira: "Je vois: c'est une parodie de L'Odyssée." Et, en effet, pour lui L'Odyssée est une grande machine solennelle, et Ulysse et Télémaque sont des héros, des hommes de marbre inventés par la froide Antiquité pour servir de modèles moraux et de sujets de dissertations scolaires. Ce sont pour lui des personnages solennels et ennuyeux, inhumains, et il ne peut s'intéresser à eux que si on le fait rire à leurs dépens, — c'est-à-dire, en somme, quand on leur donne un peu de cette humanité dont il croit, de bonne foi, qu'ils manquent.
Or, il y a des chances pour que le lecteur lettré n'ait pas une opinion bien différente de celle-là sur L'Odyssée. Il est resté sous l'impression qu'il en a reçue au collège: une impression d'ennui; et comme il a oublié le grec, s'il a jamais été capable de le lire couramment, il lui est à peu près impossible de vérifier par la suite si cette impression était juste. La seule différence qui le sépare du lecteur non lettré, c'est que pour lui L'Odyssée est, non pas solennelle et pompeuse, mais simplement sans intérêt, et par conséquent il n'aura pas la naïveté de rire quand il la verra travestie: la parodie l'ennuiera autant que l'œuvre elle-même. Combien de lettrés sont dans ce cas, même parmi ceux qui pourraient lire L'Odysséedans le texte ! Pour d'autres, elle sera une étude de grand luxe, surtout philologique, historique et ethnographique, une très noble manie, et ils ne sentiront qu'accidentellement la beauté de tel ou tel passage. Quant aux créateurs, aux poètes, ils n'ont pas le temps d'examiner la question et préfèrent la considérer comme réglée. L'Antiquité, l'Athènes intellectuelle, est trop loin, et le voyage coûte trop cher, et ils sont trop occupés pour y aller. Du reste, sa civilisation ne leur a-t-elle pas été transmise par héritage, de poète en poète, jusqu'à eux ? Pourtant, eux seuls pourraient comprendre les paroles de leur ancêtre commun. Certains finissent cependant par faire le voyage, mais ils s'y prennent trop tard, à une époque de leur vie où la puissance créatrice est éteinte en eux. Ils ne peuvent plus qu'admirer et parler aux autres de leur admiration; quelques-uns essaient de la faire partager et de la justifier, et alors ils consument leurs dernières années à faire une traduction, généralement mauvaise, et toujours insuffisante, de L'Iliade et de L'Odyssée.
Le grand bonheur, la chance extraordinaire de James Joyce, ç'a été de faire le voyage à l'époque où la puissance créatrice commençait à s'éveiller en lui.
Encore enfant, chez les pères, il s'était senti attiré vers Ulysse, tout juste entrevu dans une traduction de L'Odyssée, et un jour que le professeur avait proposé à toute la classe ce thème: "Quel est votre héros préféré ?" tandis que ses camarades répondaient en citant les noms des différents héros nationaux de l'Irlande ou de grands hommes tels que saint François d'Assise, Galilée ou Napoléon Bonaparte, il avait répondu: "Ulysse" — réponse qui n'avait que médiocrement plu au professeur qui, bon humaniste et connaissant assez bien le héros d'Homère, devait le juger défavorablement. Ce choix d'Ulysse pour héros favori ne fut pas chez Joyce un caprice d'enfant. Il resta fidèle au fils de Laërte, et au cours de son adolescence il lut et relut L'Odyssée, non pas pour l'amour du grec ou parce que la poésie d'Homère l'attirait alors particulièrement, mais pour l'amour d'Ulysse. Le travail de création dut commencer dès cette époque-là. Joyce tira Ulysse hors du texte et surtout hors des énormes remparts que la critique et l'érudition ont élevés autour de ce texte, et au lieu de chercher à le rejoindre dans le temps, à remonter jusqu'à lui, il fit de lui son contemporain, son compagnon idéal, son père spirituel.
Quelle est donc, dans L'Odyssée, la figure morale d'Ulysse ? Il me serait impossible de répondre brièvement à cette question, mais des gens compétents l'ont étudiée et il existe plusieurs études sur ce sujet. Je prends celle d'Emile Gebhart, qui a le mérite d'être courte et dont la conclusion est précise. En voici les points principaux: homo est, il est homme; Ithacae, matris, nati, patris sociorumque amans: il est attaché à son pays, à sa femme, à son fils, à son père et à ses amis; misericordia benevolentiaque insignis: il est sensible aux peines des autres et d'une grande bonté... Mais, poursuit notre auteur: humanam fragilitatem non effugit: il n'est pas exempt des faiblesses humaines. Léopold Bloom non plus, nous l'avons bien vu. Mortem scilicet reformidat: en effet, il craint la mort; ac diutius in insula Circes moratur: et il reste trop longtemps dans l'île de Circé; oui, — comme Bloom dans le bouge de Dublin.
Il est homme, et le plus complètement humain de tous les héros du cycle épique, et c'est ce caractère qui lui a valu d'abord la sympathie du collégien; puis peu à peu, en le rapprochant toujours davantage de lui-même, le poète adolescent a recréé cette humanité, ce caractère humain, comique et pathétique de son héros. Et en le recréant, il l'a placé dans les conditions d'existence qu'il avait sous les yeux, qui étaient les siennes: à Dublin, de nos jours, dans la complication de la vie moderne, et au milieu des croyances, des connaissances et des problèmes de notre temps.
Du moment qu'il recréait Ulysse, il devait, logiquement, recréer tous les personnages qui, dans L'Odyssée, tiennent de près ou de loin à Ulysse. De là à recréer une Odyssée à leur niveau, une Odyssée moderne, il n'y avait qu'un pas à franchir.
Et de là le plan du poème. Dans L'Odyssée, Ulysse n'apparaît qu'au chant V. Dans les quatre premiers, il est question de lui, mais le personnage qui est en scène est Télémaque; c'est la partie de L'Odysséequ'on appelle la Télémachie: elle décrit la situation presque désespérée dans laquelle les prétendants mettent l'héritier du roi d'Ithaque, et le départ de Télémaque pour Lacédémone, où il espère avoir des nouvelles de son père. Donc, dans Ulysse, les trois premiers épisodes correspondent à la Télémachie: Stephen Dedalus, le fils spirituel d'Ulysse et son héritier, est constamment en scène.
Du chant V au chant XIII se déroulent les aventures d'Ulysse. Joyce en distingue douze principales, et c'est à elles que correspondent les douze chapitres ou épisodes centraux de son livre. Les derniers chants de L'Odyssée racontent le retour d'Ulysse à Ithaque et toutes les péripéties qui aboutissent au massacre des prétendants et à sa reconnaissance par Pénélope. A cette partie de L'Odyssée, qu'on appelle le Retour, Nôoroç, correspondent, dans Ulysse, les trois derniers épisodes qui, dans Ulyssemême, font pendant aux trois épisodes de la Télémachie.
Voilà les grandes lignes du plan qu'on peut représenter graphiquement de la façon suivante: en haut, trois panneaux: la Télémachie; au-dessous, les douze épisodes; et, en bas, les trois épisodes du Retour. En tout: dix-huit panneaux, — les dix-huit nouvelles.
A partir de là, sans perdre complètement de vue L'Odyssée, Joyce trace un plan particulier à l'intérieur de chacun de ses dix-huit panneaux, ou épisodes.
Ainsi chaque épisode traitera d'une science ou d'un art particulier, contiendra un symbole particulier, représentera un organe donné du corps humain, aura sa couleur particulière (comme dans la liturgie catholique), aura sa technique propre, et en tant qu'épisode, correspondra à une des heures de la journée.
Ce n'est pas tout, et dans chacun des panneaux ainsi divisés, l'auteur inscrit de nouveaux symboles plus particuliers, des correspondances.
Pour être plus clair, prenons un exemple: l'épisode IV des aventures. Son titre est Eole: le lieu où il se passe est la salle de rédaction d'un journal; l'heure à laquelle il a lieu est midi; l'organe auquel il correspond: le poumon; l'art dont il traite: la rhétorique; sa couleur: le rouge; sa figure symbolique: le rédacteur en chef; sa technique: l'euthymène; ses correspondances: un personnage qui correspond à l'Eole d'Homère; l'inceste comparé au journalisme; l'île flottante d'Eole: la presse; le personnage nommé Dignam, mort subitement trois jours avant et à l'enterrement duquel Léopold Bloom est allé (ce qui constitue l'épisode de la descente au Hadès): Elpénor.
Naturellement, ce plan si détaillé, ces dix-huit grands panneaux tout quadrillés, cette trame serrée, Joyce l'a tracée pour lui et non pour le lecteur; aucun titre ni sous-titre ne nous le révèle. C'est à nous, si nous voulons nous en donner la peine, de le retrouver.
Sur cette trame, ou plutôt dans les casiers ainsi préparés, Joyce a distribué peu à peu son texte. C'est un véritable travail de mosaïste. J'ai vu ses brouillons. Ils sont entièrement composés de phrases en abrégé, barrées de traits de crayon de différentes couleurs. Ce sont des annotations destinées à lui rappeler des phrases entières, et les traits de crayon indiquent, selon leur couleur, que la phrase rayée a été placée dans tel ou tel épisode. Cela fait penser aux boîtes de petits cubes colorés des mosaïstes.
Ce plan, qui ne se distingue pas du livre, qui en est la trame, en constitue un des aspects les plus curieux et les plus absorbants, car on ne peut pas manquer, si on lit Ulysse attentivement, de le découvrir peu à peu. Mais, quand on songe à sa rigidité et à la discipline à laquelle l'auteur s'est soumis, on se demande comment a pu sortir, de ce formidable travail d'agencement, une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine.
Evidemment, cela vient de ce fait que l'auteur n'a jamais perdu de vue l'humanité de ses personnages, tout ce mélange de qualités et de défauts, de bassesse et de grandeur dont ils sont faits: l'homme, la créature de chair, parcourant sa petite journée. Mais c'est ce qu'on verra en lisant Ulysse.
Entre tous les points particuliers que je devrais peut-être et que je n'ai pas l'espace de traiter ici, il y en a deux sur lesquels il est indispensable de dire quelques mots. Le premier de ces points, c'est le caractère prétendu licencieux de certains passages d'Ulysse, ces passages qui ont provoqué, aux Etats-Unis, l'intervention de la Société pour la Répression du Vice. Le mot licencieux ne leur convient pas; il est à la fois vague et faible; c'est obscènes qu'il faudrait dire. Joyce a voulu, dans Ulysse, représenter l'homme moral, intellectuel et physiologique dans son intégrité, et pour cela, il était forcé de faire entrer en ligne de compte, dans le domaine moral, l'instinct sexuel et ses diverses manifestations et perversions, et dans le domaine physiologique, les organes de la reproduction et leurs fonctions. Pas plus que les grands casuistes, il n'hésite à traiter ce sujet, et il le traite en anglais de la même manière qu'ils l'ont fait en latin, sans aucun égard pour les conventions et les scrupules des laïcs. Son intention n'est ni grivoise ni sensuelle; il décrit et représente, simplement; et dans son livre, les manifestations de l'instinct sexuel ne tiennent ni plus ni moins de place, et n'ont ni plus ni moins d'importance, que la pitié par exemple ou la curiosité scientifique. C'est surtout, naturellement, dans les monologues intérieurs des personnages et non dans leurs conversations que l'instinct sexuel et la rêverie érotique apparaissent: par exemple, dans le grand monologue intérieur de Pénélope, c'est-à-dire de la femme de Bloom, qui est aussi le symbole de Gè, la Terre. La langue anglaise est très riche en mots et en expressions obscènes, et l'auteur d'Ulysse a puisé largement et hardiment dans ce vocabulaire.
L'autre point est celui-ci: pourquoi Bloom est-il juif ? C'est pour des raisons de symbolique, de mystique et d'ethnographie que je n'ai pas le temps d'indiquer ici, mais qui apparaîtront clairement aux lecteurs d'Ulysse. Ce que je peux dire, c'est que si Joyce a fait de son héros préféré, du père spirituel de ce Stephen Dedalus qui est un autre lui-même, un juif, ce n'est évidemment pas par antisémitisme.
Depuis que ces pages ont été écrites, Ulysse (le texte anglais, naturellement) a paru, édité par la maison Shakespeare and C° (sous la direction de Mlle Sylvia Beach), 12, rue de l'Odéon, à Paris.
Une traduction française de quelques épisodes choisis d'Ulysse paraîtra ultérieurement. Voici, en attendant, la traduction de Gens de Dublin, qui constitue une excellente introduction à l'œuvre de James Joyce et qui est, par lui-même, un des livres les plus importants de la littérature d'imagination en langue anglaise publiés depuis 1900.
VALÉRY LARBAUD
(Préface à l'édition française de GENS DE DUBLIN,
Éditions Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1926).
VALÉRY LARBAUD
(Préface à l'édition française de GENS DE DUBLIN,
Éditions Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1926).
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