Jean-Philippe Delhomme,
les mots du peintre
par Marie Étienne29 janvier 2024
Jean-Philippe Delhomme est un peintre qui non seulement aime les mots mais, de plus, sait en user. À son avis, la chose écrite, et mieux encore la poésie, est un art qui surpasse tous les autres.
Aussi commente-t-il son travail pictural, dans le journal qu’il tient, les notes sous ses dessins et les livres qu’il publie.
En couverture de son récit, il se montre pieds nus, corps musclé, presque nu, armé de son pinceau, regardant qui, ou quoi ? Ce qu’il voit devant lui.
Il peint donc sur le vif, d’après des souvenirs, le plus souvent d’après photos, cartes postales, croquis rapides.
Le surprenant, peut-être, est l’intérêt qu’il manifeste pour l’accessoire, le fugitif, auquel s’intéressait comme lui Roland Barthes, qu’il emmène avec lui quand il va au Japon pour qu’il lui serve de talisman. Lui dit : « d’antibiotique ». Car il a un humour discret et fracassant, et le désir d’être léger, de ne pas en faire trop.
Mais pour en revenir aux sujets qu’il retient, d’abord par le regard, ensuite sur le papier, ce sont les vêtements, des marques de voitures (qu’il connaissait par cœur quand il était enfant), des lumières dans la nuit, des reflets dans une flaque : le détail, l’insolite ; « la démarche sans démarche qui consiste à peindre ce qui est devant soi, elle, est éternelle ».
Ses peintures d’autoroute, de motels, de parkings, racontent Los Angeles plus fortement que des discours. « Il n’était pas question d’avoir prise sur la réalité, mais d’avoir la réalité comme sujet. » Car on sait, depuis Proust, combien une chaussure, un œillet au veston, la marque d’un chapeau, en disent long sur un individu et sur son entourage.
Ses critiques sont mordantes, toujours drôles. Ainsi, sur la psychanalyse : « Rien ne m’apparaît aussi anti-productif et à contre-courant qu’une analyse, et cela justifie en soi le bien-fondé d’en faire une : en plus de quinze ans d’analyse, mes proches n’ont remarqué aucune amélioration ni différence notable » ; sur un cours de Ginsberg, pendant lequel il avait sombré dans un sommeil profond : « Sans pouvoir faire état d’un enseignement ou d’une transformation radicale, je ne pouvais certainement pas dire qu’il ne s’était rien passé. » Ou bien sur ses voyages, au Japon par exemple : « On ne pouvait vraiment se perdre […] il suffisait d’arrêter un taxi et de prononcer le nom de l’hôtel, pour que le chauffeur […] vous y ramène comme un élastique ».
Au cours de son récit, dont les parties les plus allègres sont celles où il s’attarde (consacrées à Paris ou à Londres), il n’oublie pas de rappeler comment il voit son art : une pratique du judo. « Il faudrait pouvoir considérer chaque peinture comme un entraînement de judo, n’ayant jamais pour but d’être une œuvre achevée, mais des essais […] sans plus d’importance que les improvisations dont on a été capable ce jour-là » ; ou, à partir d’un livre, Éloge de l’ombre (Tanizaki), une niche « où il n’y a rien, si ce n’est une profondeur animée par l’ombre ».
Autant il est disert dans ses proses-souvenirs, autant il est concis, et presque énigmatique, dans les dessins-poèmes du livre délicieux joint aux expositions récemment organisées par Perrotin au Japon. Un pays que Delhomme estime énormément et qui le lui rend bien.
Le livre, petit de taille, discret dans son propos, entremêle les poèmes, les dessins et deux langues : l’anglais et le français.
Pour Delhomme, la pratique de l’anglais, dans cet ouvrage-ci, comme dans le précédent, n’apparaît pas comme une coquetterie ou le fruit d’une mode, mais semble aller de soi parce que New York comme Tokyo, pour lui, sont des aimants, d’une énergie et d’une effervescence incomparables.
« Poem’s instructions » ouvre le volume :
Do not throw poem in fire
Do not throw poem in a river
Do not swalow poem
Do not put your head in poem
[…]
Il est suivi du dessin d’un intérieur, puis d’un nouveau poème, à nouveau en anglais, et, page 9, d’un poème en français :
C’est au 19
Quai Saint-Michel
Que Matisse peignait
Le peintre et son modèle
Marquet Notre-Dame
Et la Seine temps de neige
Le chien de Picasso
Attend près du poêle
Rue des Grands-Augustins
Brassaï part se coucher
Tandis que rue Gît-le-Cœur
Allen Ginsberg écrit Kaddish
Au chien de Picasso répond plus loin son chien à lui, nommé Kala, dormant au pied de l’escalier de son appartement. Les poèmes en anglais ne sont pas tous traduits :
The poet lost his inspiration
When he saw her dancing on a Zodiac
Sometimes
Stories dry out poetry
L’inverse est vrai aussi :
Le peintre
Et son modèle
Partagent
Un tableau
Inachevé
Entre-temps, entre mots, des dessins, sur la ville extérieure, sur l’abri intérieur, sur des objets – un œillet, une tulipe, dressés comme des bougies dans l’espace de la page, et offerts aux lecteurs – sur les modèles venues poser, ou sur ceux qu’il copie d’après photos ou cartes postales.
Les dessins veulent les mots et les mots, les dessins. Ils sont indissociables.
Une liberté, un ton. Une apparente désinvolture. En vérité, la modestie d’un peintre qui se voit comme un loser gaffeur, un grapheur en tout genre qui a besoin d’argent mais n’en a pas le goût, et à qui pèse l’avidité des affairistes. « C’est peut-être le peintre des cavernes qui brille le plus », lance-t-il, goguenard.
Ou encore :
I swim in Greece
last summer
I smell the rain
in the subway
En fin de compte et en dépit des rebuffades et des échecs, au fil du temps et des rencontres, il se fait des amis et signe de nombreux contrats dans le domaine de la peinture, mais aussi de la mode, de la publicité, estimant qu’il se forme, qu’il apprend davantage en fréquentant des arts, des cultures différentes, qu’en labourant son pré carré.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire