Les grandes figures historiques du Japon
Mishima Yukio, martyr de la culture japonaise au-delà des époques
Inoue Takashi
23 / 10 / 2020
Le 25 novembre 1970, Mishima Yukio a choqué le Japon et le reste du monde en se donnant la mort de manière spectaculaire, par seppuku, après avoir appelé les Forces d’autodéfense à se révolter pour obtenir une révision de la Constitution. Les motivations qui ont conduit cet écrivain célèbre, qui avait figuré cinq fois sur la liste des possibles lauréats du prix Nobel de littérature, étaient difficiles à comprendre. Plus d’un demi-siècle plus tard, une partie du mystère demeure, et l’on continue à s’interroger sur son œuvre et sa mort.
Mishima est né en 1925. Comme l’année suivante était la première de l’ère Shôwa (1926-1989), son âge correspondait en permanence à l’année de cette ère. Il a eu 20 ans en Shôwa 20, et est mort à 45 ans en Shôwa 45. Si l’on divise en trois cette ère qui s’acheva en Shôwa 64, sa vie s’est déroulée pendant les deux premiers tiers : tout d’abord vingt années marquées par la très longue guerre et une destruction sans précédent, puis vingt-cinq ans pendant lesquels le champ de ruines résultant de la guerre a été remplacé par la période de croissance rapide. Les deux premiers tiers ont été les plus caractéristiques de l’ère Shôwa qui s’est achevé avec l’effondrement de la bulle spéculative, et l’on peut dire que Mishima en a été le martyr.
Il considérait que la littérature doit exprimer son époque, mais qu’elle peut aussi parfois manifester son désaccord avec elle et offrir une nouvelle vision historique. C’est particulièrement vrai de ce qu’il a écrit après Le Pavillon d’or (1956). Le genre shishôsetsu, celui des romans dans lesquels les auteurs écrivent fidèlement leurs propres expériences ou des événements qui leur sont proches, était le courant dominant de la littérature japonaise moderne, et très peu d’écrivains japonais partageaient son sens de la création. Mais dans la littérature mondiale, de grands auteurs comme Balzac, Flaubert, Thomas Mann, Tolstoi ou Dostoïevski, ont dépassé leur époque en critiquant la société et en déployant une vision qui leur était propre. Mishima s’inscrit dans cette tradition.
Une première publication à 16 ans
Mishima Yukio est le nom de plume de Hiraoka Kimitake. Il naît dans le quartier de Yotsuya, considéré comme faisant partie de Yamanote (la partie nord-ouest du centre de Tokyo, considérée comme la plus riche), mais qui est à l’époque de sa naissance un endroit mal famé qui ne s’est pas encore relevé de la dévastation du Grand tremblement de terre du Kantô de 1923. Natsuko, sa grand-mère, vient d’une famille de samouraïs de haut rang et n’est pas satisfaite de ce cadre de vie. Son époux est un ancien gouverneur de Karafuto, la partie sud de l’île de Sakhaline qui appartient alors au Japon, destitué de ses fonctions parce qu’il a été jugé responsable d’une affaire de corruption. Natsuko aime aveuglément son petit-fils, comme si elle cherche chez lui une compensation à ses rêves évanouis et à son amour-propre réduit en miettes.
Parce qu’elle souffre beaucoup d’une sciatique et que son petit-fils est de constitution fragile, ils passent souvent la journée ensemble dans sa chambre de malade. C’est là que Kimitake, qui aime les contes et les livres d’images, commence à laisser libre-cours à son imagination, inventant ses propres histoires et dessinant ses propres images. « La Merveille du monde » (Sekai no kyôi) , un conte qu’il écrit à l’âge de dix ans, raconte l’arrivée de l’automne dans une île paradisiaque et l’obscurité complète qui l’a envahie à l’extinction d’une bougie.
Bien qu’il ne soit pas d’une famille noble, il est admis à l’école Gakushûin, créée pour éduquer les enfants de l’aristocratie. Ses résultats à l’école élémentaire ne sont pas bons, en partie à cause de sa constitution fragile. Mais grâce à un enseignement de qualité qu’il reçoit au collège, il devient un des meilleurs élèves de l’établissement. À l’âge de 16 ans, il fait ses débuts dans le monde littéraire en publiant une nouvelle dans une revue extérieure à l’école. Ce texte intitulé « La Forêt en fleur » (Hanazakari no mori), où le narrateur se place dans le flot du temps avant sa propre naissance et redécouvre la source la vie, il le signe du pseudonyme qu’il s’est choisi, « Mishima Yukio ». Cela se passe en 1941, l’année de Pearl Harbor, et du début de ce qui est appelé au Japon la Guerre du Pacifique.
En 1944, il finit ses études au Gakushûin avec les meilleures notes de sa promotion et entre à la faculté de droit de l’Université impériale de Tokyo (devenue depuis Université de Tokyo). La guerre est proche de la fin. Mishima échappe à la conscription en raison de sa santé fragile, mais le recueil paru en 1944, qui comprend « La Forêt en fleur » et quatre autres nouvelles, est destiné à laisser au moins un texte à la postérité. Après la défaite en août 1945, Mishima se confronte à une situation difficile. Les écrivains établis, contraints au silence pendant la guerre, ainsi que les jeunes auteurs revenus des champs de bataille publient des romans en masse, et lui qui avait été actif sur la scène littéraire pendant la guerre en dépit de sa jeunesse perd sa place dans le monde littéraire. À la fin de ses études, il entre au ministère des Finances, à moitié décidé à abandonner la profession de romancier au profit d’une carrière de haut fonctionnaire.
Mais il n’arrive pas à renoncer au métier d’écrivain et démissionne du ministère au bout de neuf mois, déterminé à publier un roman. Il s’agit de Confessions d’un masque (1949), dont le narrateur, qui a pour modèle l’auteur, se retourne vers son passé. Un passé qui a accepté son homosexualité. La scène qui le montre sexuellement excité par un tableau du martyre de saint Sébastien fait sensation. Mais cette œuvre n’est pas un coming out de l’auteur qui affirmerait ainsi son attirance pour les hommes. Ou plutôt, le lecteur naïf qui ne douterait pas de l’identité du « je » du narrateur est refroidi par la position de celui-ci qui est « un masque » dans tout le roman. Cette ironie parle aux sentiments complexes des jeunes contraints de vivre dans la période troublée de l’après-guerre, et le roman connaît un grand succès.
Succès et ratages
Mishima qui réussit ainsi son retour sur la scène littéraire publie ensuite d’autres romans, comme Les Amours interdites (1951-1953), qui dépeint avec éclat le milieu homosexuel pendant l’occupation du Japon, et Le Tumulte des flots (1954), une simple histoire d’amour entre un homme et une femme. En 1956, il écrit aussi pour le théâtre Nô un ouvrage intitulé Cinq Nô modernes, et pour le nouveau kabuki « Les rets d’amour du vendeur de sardines » (Iwashiuri koi hikiami, pièce non traduite en français). La même année, Mishima est prêt : il publie à 31 ans Le Pavillon d’or. Ce roman basé sur un fait réel, l’incendie du Pavillon d’or à Kyoto par un jeune bonze en 1950, a été traduit en de nombreuses langues, et c’est son œuvre la plus connue.
Le roman paraît au moment où le Japon entre dans sa période de croissance économique rapide. Pourquoi cette fiction qui décrit un fait divers alors vieux de six ans, séduit-elle à ce point les lecteurs ? Relevé de la dévastation, le nouveau Japon est en passe de se transformer en un pays prospère. Mais seulement dix ans se sont écoulés depuis la défaite. Chacun a du mal à oublier les souvenirs sombres de la guerre. Ils portent un lourd poids psychique et menacent de l’intérieur l’esprit des Japonais de l’époque qui croient à la démocratie de l’après-guerre et se donnent pour objectif la prospérité et les progrès. Le Pavillon d’or offre une voix aux sentiments de désaccord qu’ils ressentaient.
Vues de l’intérieur, la démocratie de l’après-guerre et la croissance économique rapide n’étaient qu’un « masque ». Tant qu’ils continuaient à le porter, les Japonais ne pouvaient que perdre de vue la base de leur existence et tomber dans le nihilisme, qui est le thème de « La Maison de Kyôko » (Kyôko no ie, non traduit), un roman qui se déroule autour de 1955 à Tokyo et New York, dont les héros sont quatre jeunes homme solitaires.
Mais les choses ne se passent pas comme Mishima l’espère. Les lecteurs qui ont été touchés par Le Pavillon d’or ne le sont pas par « La Maison de Kyôko ». En 1959, l’année où le titre paraît, le Japon connaît la conjoncture « Iwado » (42 mois consécutifs de croissance économique, de juillet 1958 à décembre 1961), qui a dépassé les 31 mois de la conjoncture « Jinmu » (décembre 1954 à juin 1957). Emporté par le flot de ces changements rapides, le public ne s’intéresse alors nullement à la question du nihilisme. Pour Mishima qui veut montrer dans ce roman la part d’ombre de l’époque, cette erreur d’appréciation est un profond choc.
Un suicide le jour où il avait remis son dernier manuscrit à son éditeur
Mishima s’efforce ensuite de se trouver une existence hors du champ de la littérature, jouant notamment le rôle principal dans un film de yakuzas de Masumura Yasuzô, Karakkaze yarô (1960), ou posant pour un livre de photos sensuelles, Barakei (« Tué par les roses », 1963), de Hosoe Eikoh. Ces deux œuvres connaissent le succès et il devient le favori des médias.
Mais cela signifiait s’adapter à la société d’après-guerre qui n’avait pas compris La Maison de Kyôko. Plus il se rendait populaire auprès des médias, plus il se reniait. Pour échapper à cela, il ne voyait qu’une seule solution : publier une œuvre qui exprimerait sa nouvelle vision de l’histoire, à une échelle encore plus grande. Il le fit avec La Mer de la fertilité, une tétralogie publiée de 1965 à 1971.
La Mer de la fertilité se compose de quatre romans qui voient le héros de l’époque Meiji se réincarner pendant l’ère Taishô et l’ére Shôwa. Le premier s’ouvre sur une cérémonie commémorative pour les soldats morts pendant la Guerre russo-japonaise. Ce spectacle de désolation, qui imprègne l’ambiance de la tétralogie, démontre que le nihilisme prégnant dans le Japon de l’après-guerre était déjà en gestation à l’ère Meiji. Les réincarnations successives sont une recherche de la vie qui résiste à ce nihilisme, et le dernier volume aurait dû décrire un éveil heureux.
C’était la conclusion conçue dans la vision de départ, mais le quatrième volume est un renversement qui montre que tous les récits des réincarnations ne sont en réalité qu’une illusion. Mishima remit à son éditeur le manuscrit final de ce volume le 25 novembre 1970 et se suicida le même jour, stupéfiant ainsi le monde. La vraie nature de ce suicide demeure une énigme. Une chose est sûre, c’est que que Mishima a dépeint de manière convaincante dans la conclusion de La Mer de la fertilité le nihilisme vers lequel se dirigeait son époque.
Pour ma part, j’interprète son suicide rituel comme un acte destiné à nous encourager à chercher un futur dépassant ce nihilisme.
Professeur à l’Université féminine Shirayuri. Spécialiste de littérature japonaise contemporaine, et plus particulièrement de Mishima Yukio. Né à Yokohama en 1963, il étudie à l’Université de Tokyo, puis devient maître de conférence à l’université Shirayuri où il est nommé professeur en 2008. Auteur de nombreux ouvrages sur Mishima, il a participé à l’édition des œuvres complètes de Mishima, en 42 volumes, aux éditions Shinchôsha.
(Photo de titre : le portrait de Mishima Yukio pris en 1970. Jiji Press)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire