Voix prisonnières
par Marie Étienne26 décembre 2023
MURmur, de Caroline Deyns, comporte deux parties qui se complètent et se répondent. Dans la première, dévidée sur les pages comme un long papyrus, ou glissée dans l’oreille d’une voix monocorde, un « je » s’exprime et se raconte. Lui succède un récit où les voix sont plurielles. Car, bien qu’on lise un livre, ce sont des voix qu’on croit entendre. Qui murmurent, parce qu’elles sont prisonnières. De leurs corps, de verrous et d’écrous.
Caroline Deyns | MURmur. Quidam, 165 p., 19 €
En ouverture, deux citations d’Alejandra Pizarnik, qui semblent avoir été écrites pour l’occasion, ou pour donner naissance au texte :
« Et quand c’est la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherchent asile dans ma gorge. »
« il est mur modeste mur il est muet il mate il meurt »
Dans la première partie, la narratrice explicite son propos, animée par la rage, l’impuissance.
« J’écris d’une époque
et d’un pays délirants
qui entérine des lois
punissant de prison
toute femme dont la
grossesse a été inter-
rompue. D’un endroit
où une moitié de la
population accepte
de n’être bonne qu’à
porter les générations
suivantes et sanction-
née pour y faillir. »
Elle emprunte des exemples à sa biographie, à l’histoire familiale, qui se répète, d’une génération à l’autre, qui fait de chaque fille la pareille de sa mère.
« Depuis
mes neuf ans, je parle
un passé que ma mère,
et sa mère avant elle, a
déposé dans ma bouche.
Becquée. »
« Pièces », la seconde partie, relate un fait intime ou bien un fait divers. Ou les deux à la fois, ainsi qu’on en pourra juger.
Mais là encore, la ou les voix murmurent, parfaitement audibles et habillées de corps, pour la plupart décrits. Cependant mélangées, confondues et fondues en une voix unique, criant l’iniquité. L’enfermement.
Soit trois sœurs et leur mère, le père étant parti.
L’ainée est GrandeEnfant, la benjamine, PetiteSœur. Les autres sont à peine nommées, ce sont Père, Mère, Garçon, Collègue, Intermédiaire, Monsieur Patron ou Secrétaire. Et ce sont, vers la fin, Faiseuse, MaîtreAvocate, la Philosophe « enturbannée, icône du féminisme », et MadameLaMinistre.
Caroline Deyns sait écrire, frapper là où il faut, étourdir l’adversaire et même les convaincus : elle connaît l’art de la nuance et de la rhétorique. Et se tient là où on ne l’attend pas.
En lisant cette énumération, on aurait pu s’attendre à une diatribe sans nuances et mille fois rabâchée. Il n’en est rien. Parce que le texte est inspiré par une vraie colère, pas du tout de papier ; que l’écriture est inventive et percutante, souvent drôle, souvent âpre et sans modération. « Le passé n’a pas de pieds mais l’homme qui le hante, si », ricane la mère abandonnée. « Il avait même des jambes longues, musculeuses, à peine velues, qu’il a fini par prendre à son cou, le salopard, jetées comme une écharpe sur ses omoplates, course en avant sans regard en arrière. »
Et parce que l’autrice a l’art de la rupture et du retournement : d’un mot à l’autre, ou d’une situation à l’autre. Elle sait écrire, frapper là où il faut, étourdir l’adversaire et même les convaincus : elle connaît l’art de la nuance et de la rhétorique. Et se tient là où on ne l’attend pas.
C’est ainsi que la fin prend de court et remet en question le fil tendu entre les femmes, la longue marche de la sororité que le récit semblait porter, pour ne montrer qu’un avenir troublant, tremblant, « où toute loi est réversible ».
On l’aura compris, le récit, apparemment parti d’une histoire personnelle ou décidée comme telle (une jeune fille de seize ans, GrandEnfant, est abusée, violée par un copain de classe), s’approprie par la suite une histoire devenue collective, un fait divers auquel un procès médiatique a donné une ampleur historique : celui de Bobigny, en 1972, où le violeur est excusé, la victime, Marie-Claire, au box des accusés, en même temps que les adultes qui ont permis l’avortement.
On se souvient de la défense, assurée par Gisèle Halimi, et des intervenants : Michel Rocard, Jean Rostand, Jacques Menot et François Jacob, Prix Nobel de médecine, Delphine Seyrig, Simone Veil et Simone de Beauvoir, à l’initiative du fameux Manifeste des 343 salopes contre la loi de 1920 sur l’avortement.
À vrai dire, le livre se veut intemporel. Dans la première partie, avec son texte étroit comme un puits enfoncé loin sous terre, il évoque aussi bien les emmurées pour satanisme, les brûlées vives sur les bûchers, que nos contemporaines, enfants, jeunes filles ou femmes, agressées en tous lieux et en toutes situations.
Il insiste ou revient sur un point de l’affaire qui fait encore débat, qui faisait déjà débat lors du procès de Bobigny : qu’implique exactement le mot « consentement » ? La jeune fille de seize ans du procès, celle du roman aussi, s’était rendue à une partie organisée par une amie où elle avait fumé et bu, avec des gens qu’elle connaissait. C’est donc l’esprit très embrumé qu’elle avait accepté de suivre un des garçons, qui avait abusé d’elle à l’intérieur de sa voiture.
Au banc des accusées, la mère et ses amies. Ce sont des femmes pauvres, qui gagnent avec peine ce dont elles ont besoin, tandis que le violeur, une petite frappe, fils à papa, ricane sur un banc réservé au public et que le mot salope, circule et se transforme selon qui l’utilise : brandi comme une injure, une arme de défense, ou une accusation de meurtre.
Les murs qui emprisonnent les corps et les esprits sont encore bien solides, nous avertit Caroline Deyns, dont l’héroïne vacille, à la fin du procès, pas du tout rassurée, parce qu’elle sent autour d’elle l’opinion partagée. Un mélange réussi de fiction et d’histoire ?
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