De la musique
avant toute chose
par Marie Étienne27 février 2024
4 mn
On entre dans le roman avec un chapitre aussi bref qu’étonnant par sa violence et son étrangeté. On a l’impression d’assister, en même temps que la narratrice, à une scène sur un petit écran, ou depuis la fenêtre d’un appartement. La scène a commencé déjà, on prend en quelque sorte le film en cours de route, mais on sent, tout de suite, qu’une chose se prépare et qu’elle sera terrible : « La boule d’acier pend au bout d’une grosse chaîne attachée à un vieux pneu, qu’une même chaîne relie à la grue immobile. »
Anna Enquist | Démolition. Trad. du néerlandais par Emmanuelle Tardif. Actes Sud, 320 p., 22,80 €
Le film d’un souvenir qu’on se repasse en boucle ? Ou bien encore celui d’un rêve ? La grue et la boule d’acier sont immobiles, et quand elles bougent, quand « le grutier, dans sa cabine, actionne une manette », ce n’est qu’après un temps qui nous paraît long à nous, lecteurs, mais aussi aux passants, attroupés, nez en l’air, et qui contraste avec l’agitation des voitures de police arrivées sur les lieux.
La scène paraît muette, comme si le son était coupé ; le regard de la narratrice, du lecteur, se déplace vers un mur, dont jusqu’alors il n’était pas question, la silhouette d’une fillette, de dos, en train de sauter à la corde.
Inexplicablement, comme s’il ne voyait rien, le grutier lance la boule, fracasse le mur… et la fillette.
Voir la fillette de face, retrouver son visage, autrement dit, redonner vie, faire renaître, enfanter, tel est le vœu d’Alice, compositrice néerlandaise, l’héroïne du roman.
Les premières pages, que nous venons de raconter, ont la puissance d’une ouverture dans une œuvre musicale, elles fournissent le thème, la charge émotionnelle. Par la suite, le roman est savamment construit, alternant les moments du passé traumatique et du présent inquiet d’Alice, dont les états d’esprit sont disséqués, analysés par une professionnelle de la psyché.
L’ouvrage se lit comme un polar dont on tourne les pages avec fébrilité, ou le récit d’une analyse : les ingrédients sont identiques, puisqu’il y a victime, remords, enquête, coupable.
Avec Alice, il tourne autour du même dilemme : l’exercice artistique peut-il cohabiter avec celui de la maternité ? L’autrice en fait débattre chacun des personnages, un peu comme dans un livre à thèses. Svea, l’amie d’enfance, a choisi d’être mère, s’en réjouit mais incite son amie à se garder pour la musique ; la belle-sœur, qui revient à son art après que ses enfants sont devenus adultes, exprime des regrets : son ambition ne s’est réalisée que partiellement ; la musicienne rencontrée lors d’un concert se désole, quant à elle, de n’avoir pas d’enfant…
Et qu’en est-il d’Anna Enquist ?
On s’interroge : a-t-elle connu la douleur d’une perte, a-t-elle eu des enfants, connaît-elle la musique et la psychanalyse ? On apprend qu’en effet elle sait des choses sur la musique, la psyché, les douleurs de la vie, ce qui la rapproche d’Alice : elle a deux enfants d’un mari violoncelliste, mais sa fille Margit, à 27 ans, a été renversée par un camion alors qu’elle roulait à bicyclette sur une place d’Amsterdam. Pour ce qui est de sa vie professionnelle, elle suit d’abord des études de psychologie clinique, puis des études musicales, piano, violoncelle ; à 31 ans, elle mène une carrière de pianiste tout en enseignant la psychologie et, à 35 ans, elle entame une formation de psychanalyste.
On le constate, ses intérêts et ses talents sont très variés. D’autant plus qu’elle écrit et que, vers 40 ans, elle fait paraître, non des romans, mais de la poésie. Ce n’est que vers la cinquantaine qu’elle publie un premier roman, à une époque où elle a arrêté sa carrière musicale. À la mort de sa fille, elle met fin à la pratique de la psychologie. Et se consacre entièrement à la littérature.
Elle paraît donc avoir d’abord vécu la maternité et ne s’être engagée totalement dans un art, la littérature, qu’une fois ses enfants élevés.
Dans le roman qui nous occupe, l’autre sujet prédominant est l’amour ou le sexe. Au grand dam de sa mère, qui est très dure avec sa fille, très dévalorisante, la vie sexuelle d’Alice débute tôt. Elle prend d’instinct des partenaires qui la conduisent vers la musique et son premier amour est Duck, son professeur, de trente ans plus âgé. Elle note à ce sujet, quelques années plus tard, que l’un et l’autre ont profité, tiré des avantages d’une situation où de nos jours la femme aurait été considérée comme une victime, l’homme comme un prédateur. Alice, et apparemment aussi l’autrice, Anna Enquist, estiment que tout n’est pas analysable, à mettre en carte, à codifier, que notre vie profonde, enfoncée loin dans la psyché, nous est inaccessible : ainsi, Alice paraît ne pas savoir ce qu’elle désire : elle n’aime que la musique mais elle rêve d’un enfant qui l’en détournerait ; elle choisit un mari qui n’a rien d’un artiste, le trompe alors qu’il est charmant et prétend être heureuse avec lui.
Son héroïne, Alice, a néanmoins les qualités d’un être rompu à l’analyse : elle est dure avec elle-même, avec les autres aussi, elle ne se passe ni ne leur passe rien. Ce qui n’empêche pas qu’elle se trompe sur elle-même et qu’elle interprète mal l’attitude des autres. Elle croit vouloir être une mère mais son corps, chaque fois, rejette l’enfant à naître. Elle s’imagine sans envergure alors que le public fait un triomphe à ses compositions. Elle est en butte aux désamours, de ses amants ou de sa mère, et s’en accuse à tort : amants, parents sont à eux-mêmes leur propre mal.
Alors, lui faut-il la musique pour compenser le manque ? Et préserver le manque pour composer de la musique, pour continuer à vivre, quand bien même il serait impossible à combler ?
Ce dernier thème, moins apparent, du livre Démolition, en est aussi la pierre dure, presque secrète, ou le cavalier noir qu’affronte chaque artiste, s’il est lucide, sincère avec lui-même : la certitude que l’art est un travail, un acte, certes, mais déployé, chéri en vain, inabouti, un élan qui retombe, la pure attente d’un Godot silencieux. Anna Enquist, analyste, romancière, également poète, fait une part égale à la raison et à l’instinct, est dans le doute, pose des questions et, à la dernière page, ne conclut pas, laisse le lecteur dans le suspens.
EN ATTENDANT NADEAU
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