samedi 27 juillet 2024

Gérard Cartier / Dans les cases du jeu

 


Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Dans les cases du jeu

par Marie Étienne
17 février 2023

Il en est des livres comme des individus, on les privilégie pour leur mystère mais ils demeurent inexpliqués, comme si au fond ils refusaient de se livrer. Ce qui est vrai, à notre avis, pour L’Oca nera, de Gérard Cartier. La publication ces temps-ci de Ex machina, le journal qui accompagna sa rédaction, nous donne l’occasion de revenir sur un livre dont nous n’avions pas parlé lors de sa parution en 2019.


Gérard Cartier, L’Oca nera. La Thébaïde, 516 p., 25 €

Gérard Cartier, Ex machina. La Thébaïde, 70 p., 11 €


La personnalité de Gérard Cartier est elle-même intrigante. Né à Grenoble, formé à l’École centrale de Paris, il a collaboré, pour Eurotunnel, aux projets d’études et d’infrastructures du terminal français du tunnel sous la Manche, puis il a dirigé un bureau d’études et de projets en vue d’établir la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin. Ce qui ne l’empêchera pas de mener parallèlement une activité littéraire et poétique nourrie.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Chantier du tunnel Lyon-Turin à Villarodin-Bourget, près de Modane © CC-BY-SA 4.0/Florian Pépellin/WikiCommons

On relève, dans sa bibliographie, des constantes, des centres d’intérêt récurrents pour l’histoire récente (la Deuxième Guerre mondiale, l’épopée du Vercors, la guerre d’Algérie) ; pour le Moyen Âge ; pour les voyages dans le temps et dans l’espace. Son goût pour les anthologies (il en a publié deux à l’étranger, qui présentent des poètes français de son choix) témoigne de son intérêt pour la diversité des écritures et des dialogues entre les pays et les cultures.

L’architecture de L’Oca nera comporte, de même que le jeu de l’oie dont elle s’inspire, des puits, des pièges et des ellipses, des personnages réels, derrière lesquels l’auteur tantôt s’exprime, tantôt se cache. Prenant ainsi place dans un courant, une tendance contemporaine à s’incarner, à se multiplier dans d’autres vies.

Sa formation scientifique et technique lui rendrait-elle plus difficile l’aveu du « je » ? Ou bien serait-il tout simplement pudique, et soucieux de s’effacer derrière l’histoire collective ? Son nom, Cartier, le prédestinait-il à s’inventer d’autres identités et notamment des identités d’explorateurs (voir le Voyage de Bougainville) ? On pense à Jacques Roubaud qui se servit du jeu de go pour bâtir un volume de poèmes, , paru en 1967. Plus récemment, c’est Erri De Luca, qui, en 2019, revint au volatile avec Le tour de l’oie. Le proverbe prétend qu’on est « bête comme une oie », or c’est tout le contraire, l’oie est intelligente et quand elle vole, qu’elle est sauvage, elle est si belle qu’elle inspira des peintres japonais. Virginia Woolf la fit se déployer dans le ciel d’Orlando.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

« L’oie », estampe de Berthe Morisot (1904-1905) © Gallica/BnF

On le constate, l’oie de Gérard Cartier est riche de commentaires. Oui, mais la sienne, en outre, est noire, ce qui permet un si beau titre, en italien. Pourquoi cette couleur ? Dans le riche entretien réalisé pour Diacritik et paru lors de la sortie du livre, Christian Rosset imagine que c’est l’héroïne sombre du roman, Mireille Provence, qui est l’oie de l’histoire, et qu’elle a pris cette couleur en se frottant aux chemises noires de l’Italie mussolinienne (bien qu’elle s’active dans le Vercors). Ce que l’auteur ne dément pas, ajoutant que les traîtres font d’aussi bons héros que les bons et les justes, qu’ils sont même nécessaires. Oui, mais les traîtres à notre avis ne sont de bons héros que s’ils sont ambigus. Ce qui n’est pas le cas ici. Il manque, à notre avis, à l’espionne de l’Oie noire quelque chose de charnel, de frémissant, d’inquiet peut-être, qui la rendrait moins cérébrale.

Mon besoin d’identification fait probablement de moi une mauvaise lectrice, une lectrice naïve, que la démultiplication des personnages malmène à son tour. Sont-ils des variations du même, c’est-à-dire de l’auteur, qui reconnaît s’être inspiré de sa propre vie, voire de recherches effectuées pour les besoins de son travail ? Le fait est que leur nombre, leur parution/disparition, le soin avec lequel ils sont décrits et contemplés, ont tendance à donner le vertige. Rappelons que le jeu de l’oie peut prendre deux aspects : celui du labyrinthe où l’on se perd, celui de la spirale ou du cône inversé dans lequel on s’effondre, comme le héros de Vertigo dans le chignon de Kim Novak. Laquelle, on s’en souvient, a deux identités, toutes deux remarquables : elles sont doubles, elles sont troubles, elles donnent des sueurs froides.

Pour son auteur, L’Oca nera se lit sans l’ombre d’un doute, pour continuer la référence au grand Alfred, il suffit d’avancer une page après l’autre. Alors, tentons un résumé, ou plutôt reprenons celui qu’il nous fournit (dans l’entretien cité). « Le narrateur est ingénieur sur le tunnel Lyon-Turin, en butte dans le Val de Suse à une opposition violente, activité qui remplit son quotidien. Il est aussi ocaludophile (collectionneur de jeux de l’oie), passion coupable qui le conduit à s’intéresser à un jeu très particulier, car l’oie y est noire. Le récit contemporain est celui de la quête du sens de ce jeu qui, comme il se doit, ne s’éclaire que dans les dernières pages. Les évènements vécus par le narrateur font remonter des bribes d’un passé ancien : la déportation de son père et l’écrasement des maquis du Vercors, au cours duquel l’un de ses oncles a péri. Une mystérieuse Mireille Provence y aurait été mêlée. On ne sait plus rien d’elle : le narrateur se prend malgré lui à enquêter. »

Qu’apprend-on si on lit le texte introductif d’Ex machina : « L’auteur m’a fait le dépositaire d’un épais manuscrit, L’Oca nera, auquel il semble avoir travaillé jusqu’à sa mort » ? Cet avertissement reprend celui de L’Oca nera, signé, comme le précédent, de la simple lettre L. Qui est ce L. ? Apparemment, c’est l’éditeur, qui se substitue de ce fait à l’auteur, Gérard Cartier. L. reçoit le manuscrit par la poste, envoyé par un quasi-inconnu. Le manuscrit est celui de son ami, disparu depuis, écrivain malheureux, exilé volontaire, en retrait du monde, et destiné à disparaître. Si Gérard Cartier cède la place à un éditeur fictif, c’est pour mieux prendre celle de son héros, qui comme lui met en pratique ses qualités d’ingénieur pour creuser le tunnel Lyon-Turin, dans le Val de Suse – un projet qui suscite des oppositions. Et voilà pour l’entrée en matière. Elle est dense, difficile. Et se complexifie au fur et à mesure de la lecture, où s’introduisent, case après case – nous sommes dans un jeu, celui de l’oie, comme on sait –, le passé, le présent et aussi le futur, identifié grâce à des dates, en tête des chapitres. Lecture horizontale, le jeu est labyrinthe, déposé sur la table, il déploie un récit qui se lit au présent, et lecture verticale, les temps sont différents, ils s’apprivoisent de haut en bas.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Un jeu de l’oie édité en 1893 © CC0/WikiCommons

Gérard Cartier est donc présent dans son roman, également dans son journal, Ex machina. Ce qui rassure : il n’est pas effacé, pas avalé par ses multiples.  Dès le début, il nous paraît inquiet : « Si l’idée allait se tarir avant de prendre forme ? » Il annonce un projet non sans rapport avec sa vie : « Plutôt qu’une machine parfaite, mais mensongère, une chronique vagabonde – le métier, la collection, et le terrible passé qui m’obsède », dans laquelle le hasard aurait droit de cité. Il esquisse une méthode de travail : « L’esprit travaille à la dérobée. Il s’applique à des images disparates surgies à l’improviste. La librairie. Les désordres du Val de Suse. Les vicissitudes de la guerre ». Il nous fait découvrir des Français pro-nazis dont le roman va s’inspirer : Raoul Dagostini, Maud Charpentier de Ribes, Mireille Provence. Le 11 mars 2012, il a déjà le contenu de ses premiers chapitres, des premières cases du jeu de l’oie. Mais il en ignore le dénouement : « À quelle fin nécessaire me mènera le livre… ? »

Les notes de Gérard Cartier ont le même aspect que celles de son double, « une feuille pliée en quatre », mais leur concrétisation, sur l’ordinateur, est plus volubile que les écrits de l’auteur de fiction. Gérard Cartier semble en effet saisi par le vertige (le mot figure en tête, posé après la date qui commence le journal), par le démon, ou par l’ivresse de l’écriture, à l’intérieur du cadre que fournissent les cases, mais ce cadre est peu contraignant, il lui permet la fantaisie et « un peu de folie », surtout la liberté, accueillant ce qui vient, d’une construction qui suit les sauts et les ruptures de la mémoire.

Quoi qu’il en soit de sa complexité, et peut-être grâce à elle, L’Oca nera est un objet particulier, dont l’éclat singulier ne peut s’oublier, il demeure, il obsède, quitte à perdre peu à peu son contenu originel, à se prêter à de nouveaux voyages, à de nouvelles dérives, cette fois ceux et celles du lecteur, en bouillonnant générateur d’énergie créatrice.


EaN a rendu compte de L’ultime Thulé et des Métamorphoses de Gérard Cartier.

EN ATTENDANT NADEAU





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