Le visage d’Anna Akhmatova
par Christian Mouze28 décembre 2019
6 mn
« Le visage d’Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde » : ce sont les paroles du poète Iossif Brodsky, juste après la mort d’Anna Akhmatova (5 mars 1966). En refusant d’émigrer, à l’instar de Mandelstam et de Pasternak, Akhmatova avait maintenu la Russie au cœur de l’URSS. Tous trois ont voulu et su la maintenir. Avec d’autres, parfois moins connus qu’eux, mais pour qui la Russie ne pouvait continuer hors de ses frontières. Et Soljénitsyne ? dira-t-on. Soljénitsyne fut contraint à l’exil. Ses pages les plus fortes (pour ne citer que L’archipel du Goulag) furent bien écrites sur sa terre natale, estampillée URSS. Blok, Essénine, Maïakovski se tournèrent vers le désespoir et la mort. D’autres vers l’humour ou le silence. Il fallait qu’Akhmatova tînt bon.
Le quotidien plus que difficile, la guerre et une séparation (aux origines non dévoilées, Lydia faisant comme toujours preuve d’effacement et de tact) qui dure près de dix ans (1943-1952) semblent n’avoir rien abîmé du lien profond des deux femmes. Quand elles se retrouvent, en juin 1952, Lydia note : « Dix ans… Seul le regard est resté le même. Et la voix. » Que faut-il de plus ? Le regard et la voix sont le poète. Elles se taisent d’abord l’une en face de l’autre, longuement, mais d’un silence empli des mots cachés qui les avaient toujours unies et qu’elles vont devoir retrouver ensemble.
Grâce à elles, la langue russe n’a jamais été une émigrée. Son trésor restait bien gardé en Russie même, fût-ce sous les mains sanglantes de l’URSS. L’émigration par ailleurs, Anna s’en est toujours méfiée et n’a jamais voulu, même indirectement, y être associée. Elle s’insurgeait (c’est peu dire) contre l’expression « émigré de l’intérieur » dont on voulait la marquer. Pour elle, un insupportable mensonge, un déni de sa vie et de son œuvre. Un contresens.
Anna Akhmatova porte fièrement son monde : la Russie de la terre russe imprégnée de Terreur. Une Russie certes devenue terre des chacals. Mais qu’aurait-elle besoin d’une Russie sans terre qui n’a pas connu la Terreur ? À cet égard, il faut lire les pages des Entretiens (à la date du 25 février 1965) où elle raconte son voyage en Italie : « Ils s’attendaient tous à ce que je reste là-bas, à ce que je demande l’asile politique, et quand ils se sont rendu compte que cela ne m’avait même pas traversé l’esprit… » Elle préfère de beaucoup partager harengs et vodka dans sa chambre d’hôtel avec Alexandre Tvardovski, le directeur libéral de Novy mir, et l’officiel Alexeï Sourkov, secrétaire de l’Union des Écrivains.
En 1976, Sourkov qui, en dépit de son orthodoxie politique, aimait la poésie d’Akhmatova, préfacera un choix substantiel de poèmes (mais sans le Requiem qui circulait d’ailleurs de main en main) dans la prestigieuse collection « Bibliothèque du Poète » où l’amateur peut repérer quelques titres étonnants, il est vrai à tirage plus limité. On y voit en quelque sorte l’URSS héritière et responsable, bon gré mal gré, de toute la culture russe qu’elle tente à sa façon orthodoxe et athée d’assumer. Une URSS vacillante et s’interrogeant secrètement sur elle-même.
Ainsi, à l’ère stalinienne des arrestations de masse dans les campagnes, les villes, les structures d’État et le Parti, rien n’échappant à la Terreur, pas même ses propres exécutants qu’elle renouvelait, succède après la mort du Moustachu (comme le désignent entre elles Anna et Lydia) le temps d’une vérité inachevée, ravalée, contrôlée, freinée : accélérations et coups de frein ne cessant de se contredire. Le jeu sanglant voulant garder ses règles et ses objectifs, cette fois sans avoir (trop) recours au sang : la quadrature même du cercle. On montrait et on dérobait. On dénonçait sans vraiment renoncer. L’URSS haletante se retrouvait percluse de contradictions politiques et culturelles, et cherchait une autre légitimité que celle, abandonnée, de la Terreur.
On cherchait tout bonnement une forme. Quel aspect définitif lui donner ? Mais ne cessait d’agir, selon le mot de Pasternak, « l’élément mystérieux et caché du contenu ». Cet élément est, entre autres, l’œuvre d’Anna Akhmatova, joyau de la terre russe retournée et gardée sous la tente du Requiem.
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