jeudi 25 juillet 2024

Les paradoxes d’Alejandra Pizarnik

 



César Aira, 
Alejandra Pizarnik, Œuvre II.
Alejandra Pizarnik (1972) © CC0/WikiCommons

Les paradoxes 

d’Alejandra Pizarnik

par Marie Étienne
18 juin 2024

Œuvre II rassemble les inédits d’Alejandra Pizarnik, écrits entre 1970 et 1972, l’année de sa mort, à l’exception d’un seul, La terre la plus étrangère, publié en 1955, et qu’elle renia. Le volume commence par présenter Textes d’ombre, le plus récent, et s’achève sur le plus ancien.

Alejandra Pizarnik | Œuvre II . Trad. de l’espagnol par Jacques Ancet et Étienne Dobenesque. Postface de Laura Vazquez. Ypsilon, 410 p., 22 €

César Aira  | Alejandra Pizarnik. Trad. de l’espagnol par Christilla Vasserot. Ypsilon, 76 p., 16 €

Pourquoi cet ordre ? L’éditeur ne s’explique que sur la place du dernier texte, repris ici bien que déjà publié du vivant de l’autrice, en disant qu’il permet de relire toute son œuvre sous son éclairage. À noter par ailleurs que tous les autres textes d’Alejandra Pizarnik avaient déjà été donnés à lire par Ypsilon, dans les mêmes traductions, mais présentés indépendamment les uns des autres, dans de petits volumes, année après année. Il est certain que leur regroupement permet une meilleure appréhension de l’œuvre.

Remarquons, pour achever ce préalable, que l’essentiel des inédits fut rédigé en trois ans, de 1969 à 1972. Si l’on ajoute à cet ensemble les œuvres du premier volume, écrites entre 1956 et 1971 (présentées, elles, dans l’ordre chronologique), le Journal I (1954-1960) et II (1960-1964) et la Correspondance avec André Pieyre de Mandiargues (1961-1972), on ne peut qu’être admiratif et sidéré par une production aussi intense sur seulement dix-sept années et ceci d’autant plus qu’elle fut élaborée durant une vie qu’on peut imaginer active, riche de rencontres, de voyages, d’amitiés littéraires et d’amours. 

Pourtant, la poétesse dénigrait les mots et l’écriture, déclarant par ailleurs ne penser qu’à la mort. Ce qu’elle authentifia par son suicide à trente-six ans. 

Un paradoxe.

Qu’on retrouve tout au long de sa brève existence comme de son œuvre.

Ses parents sont des juifs émigrés de Russie, dans un premier temps installés en Galicie, puis pour finir, en 1936, dans la périphérie de Buenos Aires. Où naît alors Flora, future Alejandra, et où elle et sa sœur font leurs études primaires et secondaires. À l’exception du frère du père et de la sœur de la mère, que la famille est venue rejoindre en Argentine, tous ses membres ont péri dans l’Holocauste.

Si le père et la mère parlent entre eux le yiddish, il semble que leurs filles aient préféré s’exprimer exclusivement en espagnol, probablement pour faire le choix d’une bonne intégration. Il n’empêche que le passé pèse, sa langue, sa culture et ses morts, et que la future poétesse en porte en elle de lourdes traces. Comme celle d’avoir de la difficulté à s’exprimer : « Ah ! Ces jours où mon langage est baroque et où j’emploie des phrases interminables pour suggérer des mots qui refusent d’être prononcés par moi ! Si au moins il s’agissait de bégaiement. »

Elle a du mal à trouver sa voie, allant de la philosophie à la littérature, du journalisme à la peinture. Ne parvient pas à s’assumer financièrement. Très tôt, elle fréquente le milieu artistique de Buenos Aires, composé notamment de Borges, Silvina Ocampo, Bioy Casares, Victoria Ocampo, qui la publie, l’admire, puis, pendant son séjour de deux ans à Paris, Mandiargues, Paz, Cortázar, Bonnefoy, Michaux… Pourtant, quelle défiance à l’égard du langage !

« Moi j’ai réussi à dire que je ne peux rien dire. »

On la dit gaie et drôle lors des soirées où elle rencontre ses amis. Ses textes, et notamment ses contes, en fournissent la preuve : « Quel vi, dit la poupée qui ne savait pas encore parler sans faute d’orthographe. » Ou encore, dans un conte qui pastiche Alice au pays des merveilles : « Ne voulant pas jeter la boîte par peur de tuer quelqu’un qui se trouverait plus bas, elle la jeta quand même. »

Elle a des amants, des amantes. Ce dont ses textes portent des traces, délicates, « Il pleure pour m’informer, tranquillement », ou gaillardes : « Sa bite dressée comme un oiseau qui va pleuvoir. »

Mais la plupart du temps, elle sort peu de sa chambre, où elle lit, écrit, désirant se cacher « derrière un visage caché en lui-même ».

Elle est petite et forte. S’estime laide. Avale quantité de cachets en tout genre. Est sujette à des crises d’asthme. Fait des cures de psychanalyse qui la laissent sceptique : 

« … la science psychanalytique a oublié la clef quelque part :

Ouvrir, ça s’ouvre

Mais comment fermer la blessure ? »

Fait un séjour en hôpital psychiatrique et deux tentatives de suicide. La troisième est réussie.

Elle lit énormément mais pour nourrir ses textes : elle emprunte aux auteurs qu’elle préfère des personnages, des situations. 

Elle ne veut, elle ne cherche qu’à écrire, 

« Mais moi je supplie le poème,

je lui demande la lune au poème ».

Cependant, elle assure le contraire. 

Elle cherche avidement un centre au centre de son ombre (un mot ou une image qu’elle utilise souvent) alors qu’elle-même se dit multiple :

« En tout, et toujours, je me sentais double, triple, multiple. Plurielle était l’histoire noire de mon identité. »

De fait, si Alejandra Pizarnik souffre de mélancolie, elle paraît aussi souffrir d’un surcroît de vie, comme si elle n’avait pas de limites externes et que sa pensée était de structure galaxique, capable de relancer à l’infini la productivité des métaphores. Pourtant…

« pourtant j’ai cherché

pourtant j’agonise. »

Conjointement à Œuvres II, l’éditeur nous propose la lecture du livre de l’écrivain César Aira sur Alejandra Pizarnik, qu’il a connue et fréquentée peu avant sa mort alors que lui avait vingt ans. D’après certaines sources, le livre, qui est davantage un témoignage qu’une biographie, rassemble quatre conférences retravaillées qui avaient été données en mai 1996 au Centre culturel Ricardo Rojas de l’université de Buenos Aires, dans le but de combler ce que son auteur estimait être l’inconsistance critique à l’endroit de celle qu’il considérait comme « la plus grande poète et la dernière ». 

Ce qui constitue, entre autres, l’intérêt de l’ouvrage, c’est que son auteur ne « mâche pas ses mots », vis-à-vis de son sujet, Pizarnik, comme de son entourage littéraire. À propos de Juarroz, de Porchia et même de Paz, qui aurait fait partie des « médiocrités pompeuses » !

De Pizarnik, il dresse un portrait subjectif, parfois sévère mais finalement très élogieux, évoquant des souvenirs ou analysant quelques textes. Il explique la difficulté de la poétesse à passer de la prose du fragment à la prose romanesque par son refus d’un langage purement informatif qui affaiblit l’intensité poétique d’une narration. C’est pourquoi, par exemple, elle aimait Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, mais « avait du mal à avancer dans Ulysse » de Joyce. C’est pourquoi, également, elle rechercha constamment à écrire avec la plus grande brièveté possible. Ce qui conduit César Aira à remarquer qu’il y a dans son œuvre « quelque chose du mythe du premier poème, dans lequel tout est consommé ».

D’après lui, elle ne fit jamais à proprement parler de psychanalyse, ses relations avec ses deux psychanalystes étant surtout d’ordre littéraire et amical : bien que demandant de l’aide, elle ne voulait pas être aidée, préférant aller vers la catastrophe. Car elle s’était construit un personnage indissociablement lié à son œuvre, celui de la poétesse maudite, donc jeune, admirée par les grands de son temps. « Elle était le centre du cercle, mais elle n’avait nulle part où aller. » Le centre était une impasse. Il ne lui restait qu’à mourir.


Les éditions Ypsilon seront au Marché de la Poésie sur le stand 601. Marie Étienne sera au Marché de la Poésie sur le stand des éditions Tarabuste, stand 507, vendredi 21 juin à 17 h pour la signature de son dernier livre.


EN ATTENDANT NADEAU




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