L’aube d’Akhmatova
par Odile Hunoult1 novembre 2022
Les éditions Héros-Limite reprennent la traduction française de Sylvie Tecoutoff parue au Nouveau Commerce en 1986. Elle est fondée sur le texte figurant dans les Œuvres poétiques de La Bibliothèque du Poète (1976) que dirigeait Alexis Sourkov, un officiel, membre du Soviet suprême, alors Premier secrétaire de l’Union des écrivains, très dans la ligne, mais qui admirait Akhmatova : à sa demande, il soutient Brodsky dans les années 1960, alors qu’il avait participé aux campagnes contre Pasternak et plus généralement contre les dissidents. Son édition de 1976 toutefois écartait les poèmes « délicats », comme le célèbre cycle Requiem rédigé entre 1935 et 1940, dont la première publication soviétique, à Leningrad, en revue, attendra 1988.Le soir réunit des textes datés de 1909 à 1912. Depuis la fin du XIXe siècle, la Russie vit un bouillonnement d’idées neuves, révolutionnaires, comme l’Europe du reste. Le pays s’apprête à entrer dans l’ère des tragédies – « la guerre et ce qui s’ensuivit », selon le titre d’un poème d’Aragon dans Le roman inachevé. Akhmatova semble à l’écart de ce qui s’agite et se prépare : un seul poème du Soir (« Premier retour », 1910) pourrait être une allusion aux événements de 1905. Le recueil suivant, en 1914, Le rosaire, sera de la même veine intimiste. C’est à partir de La volée blanche (publié en 1917) et surtout du Plantain (1921, publié pendant la guerre civile) que l’histoire chevauche l’œuvre d’Akhmatova. La mort de Goumilev, fusillé en août 1921, la fera entrer définitivement dans les ténèbres du siècle.
En 1912, ils sont mariés depuis deux ans. Goumilev lui a fait une cour pleine de panache. Le couple est vite chaotique. S’il s’en trouve des échos dans Le soir, cela reste une atmosphère, Akhmatova brouille ses traces. Il ne faudrait pas, parce qu’elle a quelque vingt ans dans ces années et qu’elle n’évite pas toujours le narcissisme ou même la complaisance d’une jeune femme occupée essentiellement… d’amour, il ne faudrait pas minimiser la maestria de nombre de ces petits bijoux, précis, aigus, construits comme des tableaux.
Bien qu’elle décline inlassablement les triangles amoureux, les attentes, les bouffées suicidaires des vingt ans, les « jamais plus » de la séparation, déjà percent la nonchalance ambiguë, la réserve, la capacité d’ironie, c’est-à-dire de distance vis-à-vis de soi qui fait et fera sa séduction. Pas de message, pas de leçon au lecteur. Elle maîtrise déjà l’art de concentrer le sens sur des détails qui, en lui évitant d’exprimer frontalement un sentiment, une humeur, un ébranlement, les signifient d’autant mieux. Manière plus percutante car moins convenue que l’expression de l’âme par l’accord/désaccord avec les conditions extérieures du temps et des saisons – que du reste Le soir exploite aussi. Cet art des détails restera la marque de sa poésie et de son écriture : dire en éludant, dire sans dire, dire « de biais ». Dire la nuit blanche par les volets restés ouverts, ou le lit non froissé, dire le manque par la loge restée vide, dire le bouleversement par le « gant de la main gauche passé à la main droite », si célèbre, de la Chanson du dernier rendez-vous. Les poèmes parfois se terminent sur cette forme de « pointe », qui les rend quasi épigrammatiques, et ils rejoignent ainsi, déterminent même peut-être, l’idéal acméiste.
Laisser aux détails la charge du sens a l’avantage, en paraissant mettre le lyrisme en retrait, de redoubler l’efficacité, la violence même. On le ressent bien dans ces vers : « Mon mari m’a cinglée hier / De sa jolie ceinture repliée », où les deux épithètes jolie et repliée accentuent le sadisme de la scène (1) – car, sous ses dérobades, ses évitements, ses politesses, il y a une violence des poèmes d’Akhmatova. La suite de son œuvre ne le démentira pas, et le pouvoir soviétique qui s’intéressait de près à la poésie ne l’a pas ratée.
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