Marcel Proust
À la recherche du temps perdu
Du côté de chez Swann
Un
Amour De Swann
Pour
faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan» des Verdurin,
une condition était suffisante mais elle était nécessaire: il fallait adhérer
tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé
par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être
permis de savoir jouer Wagner comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et
Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
«nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées
des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se
voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les
hommes à déposer toute curiosité mondaine et l’envie de se renseigner par
soi-même sur l’agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d’autre part
que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion
devenir fatal à l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à
rejeter successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.
En
dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement
cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une
respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec
laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une
personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son
petit nom, Odette, et déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste,
laquelle devait avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la
naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de
Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour
avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter
chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent
dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n’invitaient
pas à dîner: on avait chez eux «son couvert mis». Pour la soirée, il n’y avait
pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si «ça lui
chantait», car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour
les amis, vivent les camarades!» Si
le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de
Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au
contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. «Alors vous tenez à ce
que j’aie ma migraine? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois
qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend! Demain quand je voudrai me
lever, bonsoir, plus personne!» S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des
amis, le plus souvent leur peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M.
Verdurin, «une grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme
Verdurin surtout, à qui — tant elle avait l’habitude de prendre au propre les
expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait — le docteur Cottard (un
jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait
décrochée pour avoir trop ri.
L’habit noir était défendu
parce qu’on était entre «copains» et pour ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont
on se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées,
données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le
peintre ou faire connaître le musicien. Le
reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes,
mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit «noyau».
Mais
au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place dans la vie
de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les
amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la
mère de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise
santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de
table pour retourner auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme
Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas
le déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous
irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le commencement de
décembre elle était malade à la pensée que les fidèles «lâcheraient» pour le
jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu’il vînt dîner
ce jour-là en famille chez sa mère à elle:
—«Vous
croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme Verdurin, si vous
ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en province!»
Ses
inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
—«Vous,
Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint
comme un autre jour?» dit-elle à Cottard la première année, d’un ton assuré
comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle
tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle
risquait de se trouver seule.
—«Je
viendrai le vendredi saint . . . vous faire mes adieux car nous
allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.»
—«En
Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous
fasse!»
Et
après un silence:
—«Si
vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser cela et de faire
le voyage ensemble dans des conditions confortables.»
De
même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui serait capable
de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne s’effrayaient pas qu’une
femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez eux, l’aimât en eux, et ne le leur
préférât pas, disaient: «Eh bien! amenez-le votre ami.» Et on l’engageait à
l’essai, pour voir s’il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme
Verdurin, s’il était susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était
pas on prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand cette
année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait fait la
connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il serait très
heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête
à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa femme, dont son rôle
particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des
fidèles, avec de grandes ressources d’ingéniosité.)
—
Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te
présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu?
—«Mais
voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite perfection comme
ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes
une perfection.»
—«Puisque
vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta: vous
savez que je ne suis pas «fishing for compliments».
—«Eh
bien! amenez-le votre ami, s’il est agréable.»
Certes
le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et
de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme
lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin.
Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à
peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à
lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque
des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que
comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en
elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit
trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du
greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui rendait alors un
sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie
(bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette
carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames
de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs
hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il
s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait
pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De même que
ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de
paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un
homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des
frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le
monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des
inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une
duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était devant une femme de
chambre.
Il
n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment résigné de
l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain
rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la
position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de
finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y
habituer, les divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle
renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les
femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes
qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté
assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre
compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables
les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur,
la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à
éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait
une famille qu’il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais
dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il
n’avait pas encore connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir
qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût
pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le
rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi
stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il
s’était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne
s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations, mais en avait fait, pour
pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de nouveaux frais partout où une
femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en
emportent avec eux. Pour
ce qui n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau,
il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois
son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que
celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en
était défait d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une
recommandation télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un
affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup,
il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une
certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents
qui ont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse
dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi
dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient des
situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il
l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du
monde notamment au baron de Charlus, qu’il s’amusait à égayer par le récit des
aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de
fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle
était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment
tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait
ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des
circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il pourrait
ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
Ce
n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de vertueuses
douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il était
particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir
d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps
des lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction leur était
demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours
successives et les prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les
maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent
fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à
son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait
avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas
encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison
de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci, en
reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait: «Voilà Swann
qui va demander quelque chose: à la garde!» Et soit méfiance, soit par le
sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux
gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur
adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les
dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en
reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la
semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant
souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si
heureux.
Quelquefois
tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne
jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le
désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant
pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait
pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand’mère en fredonnant:
«Quel
est donc ce mystère
Je
ne puis rien comprendre.»
ou:
«Vision fugitive
. . . »
ou:
«Dans ces affaires
Le
mieux est de ne rien voir.»
Quelques
mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann: «Et Swann, le
voyez-vous toujours beaucoup?» la figure de l’interlocuteur s’allongeait: «Ne
prononcez jamais son nom devant moi!»—«Mais je croyais que vous étiez si liés
. . . » Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de
cousins de ma grand’mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il
cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma
grand’mère allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle
trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de
la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter
Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de
rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
Quand sa maîtresse du
moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu’une
extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il
fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement
dans l’orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. «Inutile de compter sur Swann ce soir,
disait-on, vous savez bien que c’est le jour d’Opéra de son Américaine.» Il la
faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses
habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker; chaque soir, après qu’un léger
crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque
douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa
boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou
l’autre des femmes de sa coterie; et alors, pensant à l’admiration et à
l’amitié que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps
et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait,
il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé,
mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui
s’y jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un
nouvel amour.
Mais
tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la
réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un
corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en
revanche quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de
ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante
avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant
pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était
apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui
était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte
de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes,
différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament.
Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les
pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais
si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de
son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de
mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui
avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l’intéressaient tant,
«elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses», disant qu’il lui
semblait qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans «son home»
où elle l’imaginait «si confortable avec son thé et ses livres», quoiqu’elle ne
lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait être si
triste et «qui était si peu smart pour lui qui l’était tant». Et après qu’il
l’eut laissée venir, en le quittant elle lui avait dit son regret d’être restée
si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de
lui comme s’il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres
qu’elle connaissait et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de
trait d’union romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu
désabusé dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux
pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des
cœurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend
nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une association d’idées
si forte, qu’il peut en devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois
on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard
sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans
l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme
devait y être la plus grande, l’amour peut naître — l’amour le plus physique —
sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A cette époque
de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour; il n’évolue plus
seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et
passif. Nous venons à son aide, nous le
faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses
symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous
possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin
qu’une femme nous en dise le début — rempli par l’admiration qu’inspire la
beauté — pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu — là où les
cœurs se rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un pour l’autre —
nous avons assez l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre
partenaire au passage où elle nous attend.
Odette
de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute chacune
d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il éprouvait à se retrouver devant
ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l’intervalle, et
qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il
regrettait, pendant qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle
avait ne fût pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il
faut d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus
proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus
plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait, alors, prolongés
en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en mèches folles le long des
oreilles; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile
d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût
une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage,
s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement
en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des
doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes
mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet
suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la
consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux
bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les
dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui
selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop
de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.
Mais,
quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui avait dit
combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir; il se
rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle l’avait une fois prié que ce
ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce
moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient
touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son
chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. «Et vous, avait-elle
dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé?» Il avait allégué
des travaux en train, une étude — en réalité abandonnée depuis des années — sur
Ver Meer de Delft. «Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté
de grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme
la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant m’instruire,
savoir, être initiée. Comme
cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers,
avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend une femme
élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à
une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en «mettant elle-même les
mains à la pâte». «Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche
de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler
de lui; vit-il encore? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que
je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce
grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de
réfléchir, me dire: voilà, c’est à cela qu’il est en train de penser. Quel rêve
ce serait d’être mêlée à vos travaux!» Il s’était excusé sur sa peur des
amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galanterie, sa peur d’être
malheureux. «Vous avez peur d’une affection? comme c’est drôle, moi qui ne
cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit
d’une voix si naturelle, si convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû
souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle n’a
pas su vous comprendre; vous êtes un être si à part. C’est cela que j’ai aimé
d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez pas comme tout le monde.»—«Et
puis d’ailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est que les
femmes, vous devez avoir des tas d’occupations, être peu libre.»—«Moi, je n’ai
jamais rien à faire! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour
vous. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être
commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d’accourir.
Le ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire
présenter à Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous! si on s’y retrouvait et si
je pensais que c’est un peu pour moi que vous y êtes!»
Et
sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand
il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup d’autres
images de femmes dans des rêveries romanesques; mais si, grâce à une
circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la
circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là, se
déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui) l’image d’Odette de Crécy
venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparables
de son souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus aucune
importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps, selon le goût de
Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait, il serait désormais le
seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.
Mon
grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire d’aucun de leurs
amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation
avec celui qu’il appelait le «jeune Verdurin» et qu’il considérait, un peu en
gros, comme tombé— tout en gardant de nombreux millions — dans la bohème et la
racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait
pas le mettre en rapport avec les Verdurin: «A la garde! à la garde! s’était
écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que devait
finir Swann. Joli milieu! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il me demande
parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire
de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien! nous allons avoir de
l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin.»
Et
sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avait amené
elle-même Swann chez les Verdurin.
Les
Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et
Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur
faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.
Le
docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait
répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à
tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un
sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait
du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été
facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il
n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait
flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait
pas poser: «Dites-vous cela pour de bon?» Il n’était pas plus assuré de la
façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie,
que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux
événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute
impropriété puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait
bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.
Sur tous les points
cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se
faisait pas faute de s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de
compléter son instruction.
C’est ainsi que, sur les
conseils qu’une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa
province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui
lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il
était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus
précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement
par celles qu’il entendait le plus souvent employer: la beauté du diable, du
sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le
prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans
quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses propos. A
leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de
personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui il se contentait seulement de
les répéter sur un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour lui valoir des
explications qu’il n’aurait pas l’air de demander.
Comme le sens critique
qu’il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement
de politesse qui consiste à affirmer, à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter
d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue avec lui,
il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l’aveuglement de Mme
Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très
fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à
entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce: «Vous êtes trop
aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que je suis sûre que vous avez déjà
souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la
scène», le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui
attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le
renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait: «En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que
je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous
rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous
êtes si bonne!» Et il ajoutait: «Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce
pas? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches.
C’est une expression bizarre, n’est-ce pas?» dans l’espoir de commentaires qui
ne venaient point.
«Tu sais, avait dit Mme
Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie
nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence
pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en
rapporte à ce que nous lui en disons.»—«Je n’avais pas osé te le dire, mais je
l’avais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant, au lieu
d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que
c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une
pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir
d’aussi belle.
Quand
Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann: «Swann?»
s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la
moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui
se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait
pas: «Swann? Qui ça, Swann!» hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit
soudain quand Mme Verdurin eut dit: «Mais l’ami dont Odette nous avait
parlé.»—«Ah! bon, bon, ça va bien», répondit le docteur apaisé. Quant au
peintre il se réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce
qu’il le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. «Rien ne m’amuse
comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard,
j’en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes!»
En disant aux Verdurin que
Swann était très «smart», Odette leur avait fait craindre un «ennuyeux». Il
leur fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa
fréquentation dans la société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même
intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de
ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou
par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le considérer comme sans aucune
importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître
trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements
de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu’ils veulent, sans
participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique
élémentaire de l’homme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme
inconnu qu’on lui présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à
qui on le présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans
toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu inférieur
au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre
d’un empressement, se livra à des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût
abstenu. Il n’eut un moment de froideur qu’avec le docteur Cottard: en le
voyant lui cligner de l’œil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se
fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut
que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque
lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais
vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en
présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta
un air glacial. Mais quand il apprit qu’une dame qui se trouvait près de lui
était Mme Cottard, il pensa qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire
allusion devant sa femme à des divertissements de ce genre; et il cessa de
donner à l’air entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre
invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva
gentil. «Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un
ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le portrait de Cottard
(elle l’avait commandé au peintre). Pensez bien, «monsieur» Biche,
rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire
monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous
savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai
demandé c’est le portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités
l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d’abord rapprocher
quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d’un
vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon
cœur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa
science d’archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il
sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable
parce qu’on sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une
qualité de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme
autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M.
Saniette, Swann fit à Mme Verdurin l’effet de renverser les rôles (au point
qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence: «Monsieur Swann,
voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami
Saniette»), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les
Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils
ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha
infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de
la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait
qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de plus distingué,
elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois qu’elle venait de
manger. Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec
majesté. Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des
fautes de français, elle prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que
si elle lâchait un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un
graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares
vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement
d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.
—«C’est une si excellente
femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle n’est pas étourdissante; mais je
vous assure qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle. «Je n’en doute
pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas
«éminente» ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment!» «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une
manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu? c’est admirable,
n’est-ce pas, docteur? Voulez-vous
que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann?»
—«Mais
ce sera un bonheur . . ., commençait à répondre Swann, quand le
docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet ayant retenu que dans la
conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était suranné, dès
qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l’être le mot
«bonheur», il croyait que celui qui l’avait prononcé venait de se montrer
prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce
qu’il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le
docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminait
ironiquement par le lieu commun qu’il semblait accuser son interlocuteur
d’avoir voulu placer, alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.
—«Un
bonheur pour la France!» s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec
emphase.
M. Verdurin ne put
s’empêcher de rire.
—«Qu’est-ce qu’ils ont à
rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie
dans votre petit coin là-bas, s’écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à
rester toute seule en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant
l’enfant.
Mme
Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste
de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait quoiqu’il rappelât la forme
d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle
tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de
lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les
reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt
aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n’y
réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de
coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une
accumulation de redites et un disparate d’étrennes.
De
ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et
s’égayait de leurs «fumisteries», mais depuis l’accident qui était arrivé à sa
mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se
livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni
risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un
habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des
ennuyeux — et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour
de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une
incessante et fictive hilarité — elle poussait un petit cri, fermait
entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement,
comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer
à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et
n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer,
d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à
l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de
camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son
perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin
chaud, sanglotait d’amabilité.
Cependant,
M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d’allumer sa pipe («ici
on ne se gêne pas, on est entre camarades»), priait le jeune artiste de se
mettre au piano.
—«Allons,
voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être tourmenté, s’écria Mme
Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente moi!»
—«Mais
pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît
peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer
l’arrangement pour piano.»
—«Ah!
non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à force de
pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la
dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons
vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui garderez le lit huit
jours!»
Cette
petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer
enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve
de la séduisante originalité de la «Patronne» et de sa sensibilité musicale.
Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou
jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur
disant, comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants: «Écoutez, écoutez.»
Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir en
leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d’habitude.
—
Eh bien! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l’andante.
—«Que
l’andante, comme tu y vas» s’écria Mme Verdurin. «C’est justement l’andante qui
me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron! C’est comme si dans
la «Neuvième» il disait: nous n’entendrons que le finale, ou dans «les Maîtres»
que l’ouverture.»
Le
docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas
qu’il crût feints les troubles que la musique lui donnait — il y reconnaissait
certains états neurasthéniques — mais par cette habitude qu’ont beaucoup de
médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès
qu’est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion
mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent
d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs
essentiels.
—
Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant à
la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons.
—
Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’une telle faveur
il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi à force de dire qu’elle
serait malade, y avait-il des moments où elle ne se rappelait plus que c’était
un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatigués d’être toujours
obligés de faire dépendre de leur sagesse la rareté de leurs accès, aiment se
laisser aller à croire qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît
et leur fait mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être
puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou d’une
pilule, les remettra sur pied.
Odette
était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano:
— Vous savez, j’ai ma
petite place, dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur
une chaise, le fit lever:
—«Vous n’êtes pas bien là,
allez donc vous mettre à côté d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien
une place à M. Swann?»
—«Quel joli beauvais, dit
avant de s’asseoir Swann qui cherchait à être aimable.»
—«Ah!
je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme Verdurin. Et je
vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau, vous pouvez y renoncer
tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi
sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez cela. Chaque bronze
correspond comme attribut au petit sujet du siège; vous savez, vous avez de
quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment.
Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond
rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites, je
crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez appétissante cette
vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange moins
que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n’ai pas
besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce
que vous avez tous à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là
me purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite
cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché
les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine? Mais non, à pleines
mains, touchez-les bien.
—
Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de
musique ce soir, dit le peintre.
—«Taisez-vous,
vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous
défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y
a pas une chair comparable à cela! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur
d’être jaloux de moi — allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as
jamais été . . . —»
—«Mais je ne dis absolument
rien. Voyons docteur je vous prends à témoin: est-ce que j’ai dit quelque
chose?»
Swann palpait les bronzes
par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.
— Allons, vous les
caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va
caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense; voilà un petit jeune homme
qui va s’en charger.
Or quand le pianiste eut
joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu’avec les autres personnes qui
se trouvaient là. Voici pourquoi:
L’année précédente, dans
une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon.
D’abord, il n’avait goûté que la
qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été
un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince,
résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever
en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme,
indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme
et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement
distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un
coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie — il ne savait
lui-même — qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater
nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait
pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont
peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement
originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de
ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les
notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à
tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de
stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations
soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles
qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression
continuerait à envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent,
impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables — si la mémoire,
comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des
flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne
nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les
différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie
était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux
tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même impression était
tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en
représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur
expressive; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure,
qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler
la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase
s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait
proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui
faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le
dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble,
inintelligible et précis. Et tout d’un coup au point où elle était arrivée et
d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement
elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu,
mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des
perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir
une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez
lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une
passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté
nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il
sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il
ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une
phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité
d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer
sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions
quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne
changerait plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus
la nier tout à fait. Aussi
avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance qui
lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se
demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait
s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser
des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec
cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels
qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas
donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour
la date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement sur
une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses
paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il
disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui tout d’un coup, un pays où
ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique,
spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal
qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard
une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour
voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles
auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu
sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il
se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais
n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il
n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré
dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée
et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou
parties avant; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait mais
étaient allées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter
n’avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison ils
savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés
avaient demandé à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en
savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant
devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la
leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or,
quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer
chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note haute longuement tenue pendant
deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et
tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il
reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il
aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût
rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et
désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle s’éloigna, indicatrice,
diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de
Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de
son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et
violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent
qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret.
Aussi
quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une
reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.
—
Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez, sa sonate,
le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout
excepté du piano, ma parole! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un
orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste
s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait
d’esprit:
—«Vous êtes très indulgente
pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin
disait à son mari: «Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée»,
Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase.
Quand Mme Verdurin, ayant dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est
en train de vous dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très
belles» et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait
composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase,
c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient
profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était
vraiment belle, Mme Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est
belle! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a
pas le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah! c’est
tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas si vous voulez
la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est la très grosse impression
pour les artistes»), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions
car ils furent incapables d’y répondre.
Même
à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée:
—«Tiens,
c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous dirai que je n’aime
pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille;
on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le
genre de la maison», répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait
avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot
d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de
bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre
que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît du charme, de la
grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un
art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces
poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la
sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux
l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que
ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le
peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci,
ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée
(c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle
ils voyaient dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M.
Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont
pas les cheveux mauves.
Pourtant
les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion
propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de
Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais
choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir:
—
Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello! s’écria-t-il avec
une brusque résolution.
Swann
apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait
produit une grande impression dans une école de tendances très avancées mais
était entièrement inconnue du grand public.
—
Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au
professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
— C’est peut-être lui,
s’écria Mme Verdurin.
— Oh! non, répondit Swann
en riant. Si vous l’aviez vu
deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
—
Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.
—
Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais
enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était,
j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille
bête me présentât à l’auteur de la sonate: d’abord le supplice de fréquenter la
vieille bête, et qui doit être affreux.
Le
peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur
Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
—
Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par
Potain!
—
Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que
vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de mes maîtres.
Le
peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Et il assurait
qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva
pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure
ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage
dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque
chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui
pourtant s’observent en effet.
— Laissez-moi donc
tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit
Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de ses
opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, au
moins!
—
Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air ironique.
Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de la science
. . . C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est
Potain qui me soigne.»
— Ah! c’est plus chic? dit
Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant? je ne savais
pas ça . . . Ce que vous m’amusez, s’écria-t-elle tout à coup en
plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais
sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à l’arbre.
Quant à M. Verdurin,
trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se
contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne
pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité.
— Vous savez que votre ami
nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui
souhaitait le bonsoir. Il
est simple, charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M.
Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la tante du
pianiste.
—
Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu ne voudrais
pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme
Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La
première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, il est
convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
—
Mais non, il ne veut pas.
— Ah! enfin, comme vous voudrez.
Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!
A
la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre
n’importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu
encore, car ce n’était pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin
aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les
soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela
les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais
seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au
nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l’habitude de
ranger les relations avec le monde officiel, répondit:
—
Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des
Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Elysée.
—
Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
—
Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait
produit.
Et
le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
—Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois
l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon, bon, ça va bien» et ne montrait
plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les
derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel,
portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait
ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef
de l’État.
— Comment ça, M. Grévy?
vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un
municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui,
comprenant par ces mots «à qui il a affaire», comme disent les journaux, assure
au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie
spéciale du dépôt.
— Je le connais un peu,
nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de
Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners
n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de
huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de
trop éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de
la République.
Aussitôt Cottard, s’en
rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur
d’une invitation chez M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui
courait les rues. Dès lors il ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un
autre, fréquentât l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des
déjeuners que l’invité avouait lui-même être ennuyeux.
—«Ah!
bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier, méfiant tout à
l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse
passer sans ouvrir vos malles.
—«Ah!
je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de
la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président de la République
apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu’il
disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l’égard des
fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Il paraît qu’il
est sourd comme un pot et qu’il mange avec ses doigts.»
—«En effet, alors, cela ne
doit pas beaucoup vous amuser d’y aller», dit le docteur avec une nuance de
commisération; et, se rappelant le chiffre de huit convives: «Sont-ce des
déjeuners intimes?» demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore
qu’une curiosité de badaud.
Mais le prestige qu’avait à
ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de
l’humilité de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner,
Cottard demandait avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des
relations personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un
gentleman?» Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.
—«Vous
serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas
entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce que j’ai eu des amis
qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les doigts.»
Quant
à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur sa femme cette
découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé.
Si
l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les Verdurin que
Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et n’acceptait
presque jamais à dîner malgré les instances d’Odette.
—«Je
pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela», lui
disait-elle.
—«Et Mme Verdurin?»
—«Oh! ce serait bien
simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a
pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.
—«Vous
êtes gentille.»
Mais
Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant seulement à la
retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs qu’il préférait à celui
d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de
longtemps la satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette,
la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont il
était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avec elle,
étant sûr de voir Odette ensuite. C’est pour les mêmes
raisons qu’il n’acceptait jamais qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les
Verdurin. La petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que
son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les Verdurin. A son
entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le
matin lui disait: «Je vous gronde» et lui indiquait une place à côté d’Odette,
le pianiste jouait pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme
l’air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon
que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan,
puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter De Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout
au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la
petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique,
appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels,
distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais
Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait
connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce
légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même — en ce
qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et
d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans
des siècles — que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les
Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à
lui, les unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate
entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. «Qu’avez-vous besoin
du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau.» Et même, souffrant de
songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis
qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque
qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux,
comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée,
nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas être
faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier.
Souvent il se trouvait
qu’il s’était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d’aller chez les
Verdurin, qu’une fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann
s’apercevait qu’il était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de
son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu’il
sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver
chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui reconnaissait
de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à
cela, il avait l’impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux,
ne l’empêchait d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.
Ainsi
revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle venait d’en
descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le
petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna
avant qu’il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour,
et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l’enferma
précieusement dans son secrétaire.
Mais il n’entrait jamais
chez elle. Deux fois seulement, dans l’après-midi, il était allé participer à cette
opération capitale pour elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces
courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et
reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui
était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le
voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la
chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées en entrant.
Laissant
à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d’Odette qui
donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs
peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de
chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de
soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au petit
salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur quadrillé d’un
treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d’une caisse
rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros
chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux
que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la
mode qui depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’orangér et de blanc
par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s’allument dans les jours
gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras
nus. Elle l’avait fait asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits
mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par
d’immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents
auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je
vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour
quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de
Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme
si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais
quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses
lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels
et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi
d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et
plus humain — faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté
devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la fois les
vitres rallumées — elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil le
domestique pour voir s’il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait
qu’en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son
salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet
homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé trop
près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa
peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il ne les
avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes
«amusantes», et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec
les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite
de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a
l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si «chic»,
pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d’elle
dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes
qu’elle lui fit une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des
chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les
corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux
incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un
irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle
appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de
certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis,
quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait
toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans
limites. Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron
ou crème?» et comme il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage!» Et comme
il le trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez.» Ce thé en effet
avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l’amour a
tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans
des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui,
que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller,
pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie
que cet après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si
rare, du bon thé.» Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout
de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur
britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui
eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la
pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann
avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié aussi
votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre.»
Une seconde visite qu’il
lui fit eut plus d’importance peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là
comme chaque fois qu’il devait la voir d’avance, il se la représentait; et la
nécessité où il était pour trouver jolie sa figure de limiter aux seules
pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes,
languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une
preuve que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle le reçut
en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un
manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le
long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans
une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la
gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si
fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans
une fresque de la chapelle Sixtine. Swann
avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des
maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité,
les traits individuels des visages que nous connaissons: ainsi, dans la matière
d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes,
l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi;
sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait
de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion
des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords
d’avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il
trouver une sorte d’indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes,
dans ce fait qu’ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans
leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il tellement
laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il éprouvait le besoin de
trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à
des noms propres d’aujourd’hui. Peut-être au contraire avait-il gardé
suffisamment une nature d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles
lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il
les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait plus
ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en soit et
peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait depuis quelque temps
et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour de la musique, avait enrichi
même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer
sur Swann une influence durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la
ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne
donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse qui s’en
est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne
qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait
devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait
l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses
regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la
cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières,
comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il
la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans
son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu’il fût auprès
d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute
au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette
ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse.
Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette
trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en
associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne s’était pas résigné à
un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle
contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. Il oubliait qu’Odette
n’était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son
désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer
l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici
et où elle s’imprégna de noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle
qu’il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur
la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son
amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place
pour base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser et
la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui étaient accordés
par une chair abîmée, venant couronner l’adoration d’une pièce de musée, lui
parurent devoir être surnaturels et délicieux.
Et
quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir
Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à
un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et
particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’il contemplait
tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste,
tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.
Il
plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat
visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des
cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau
jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformait
en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’il
pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre
que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps
d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce
Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore
et approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette
contre son cœur.
Et
cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il s’ingéniait à
prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre; sentant que depuis
qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n’avoir pas
grand’chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes,
monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes
quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque
d’un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé, d’Odette, et
dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’un coup une lettre
pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu’il lui faisait porter
avant le dîner. Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre et il
espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son
âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en effet
c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle
lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la
«Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les
inondés de Murcie), commençait par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort
que je peux à peine écrire», et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la
fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui
écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui
dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité sur son visage
et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur.
Rien
qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des
lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il
s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans
leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et
noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale
de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne
sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient d’une
telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça chauffe.» Et la
présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était
pourvue aucune de celles où il était reçu: une sorte d’appareil sensitif, de
réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des
excitations constantes à son cœur.
Ainsi
le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit «clan»
prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et
lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne
plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi
qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la
ramènerait chez elle.
Mais
une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il
avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller
chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu’Odette, croyant qu’il ne
viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon,
Swann ressentit une souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir
qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le
trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même
nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.
—«As-tu
vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était pas là? dit M.
Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est pincé!»
—«La
tête qu’il a fait?» demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un
instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on
parlait.
—«Comment
vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann»?
—«Non.
M. Swann est venu»?
—
Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous
comprenez, Odette était partie.
—«Vous
voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a fait voir
l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec prudence le sens de ces
expressions.
—«Mais
non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle a bien tort et
qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle est du reste.»
—«Ta,
ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a rien, nous
n’avons pas été y voir, n’est-ce pas.»
—«A moi, elle me l’aurait
dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vous dis qu’elle me raconte toutes ses
petites affaires! Comme elle n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit
qu’elle devrait coucher avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a
bien eu un fort béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela
l’intimide à son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que
c’est un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il lui faut.»
—«Tu me permettras de ne
pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient qu’à demi ce monsieur;
je le trouve poseur.»
Mme Verdurin s’immobilisa,
prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui
lui permit d’être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur
qui avait l’air d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était
«plus qu’eux».
—«Enfin,
s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit
vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire,
puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce
qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate de Vinteuil; j’aime Odette de
tout mon cœur, mais pour lui faire des théories d’esthétique, il faut tout de
même être un fameux jobard!»
—«Voyons,
ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant l’enfant. Elle est
charmante.»
—«Mais
cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du mal d’elle, nous
disons que ce n’est pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au
peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu’elle soit vertueuse? Elle serait
peut-être beaucoup moins charmante, qui sait?»
Sur
le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se trouvait pas
là au moment où il était arrivé et avait été chargé par Odette de lui dire —
mais il y avait bien une heure déjà — au cas où il viendrait encore, qu’elle
irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann
partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d’autres ou
par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de
renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le
passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait quelques
secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop
courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’était en réalité sa
chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme
un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des
rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout
d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment
où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté
de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme
s’il venait de s’éveiller. Quoi? toute cette agitation parce qu’il ne verrait
Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en
se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien obligé de constater que dans cette
même voiture qui l’emmenait chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il
n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à
lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait
être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et
pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi
ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C’est à peine s’il se
disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle l’attente
saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu’il ne
trouvait plus une seule idée, un seul souvenir derrière lequel il pût faire
reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu, qu’elle
serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait
avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt
détourné de peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver
des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de
s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la retrouverait le lendemain chez
les Verdurin: c’est-à-dire de prolonger pour l’instant et de renouveler un jour
de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette
femme qu’il approchait sans oser l’étreindre.
Elle n’était pas chez
Prévost; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour
gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son
cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite — n’ayant
rien trouvé lui-même —à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne
revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme
celui où Rémi lui dirait: «Cette dame est là», et comme celui où Rémi lui
dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés.» Et ainsi il voyait la fin de la soirée
devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre
d’Odette qui abolirait son angoisse, soit, par le renoncement forcé à la
trouver ce soir, par l’acceptation de rentrer chez lui sans l’avoir vue.
Le
cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit
pas: «Avez-vous trouvé cette dame?» mais: «Faites-moi donc penser demain à
commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s’épuiser.»
Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle
l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation
commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se
presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s’échapperait
plus. Mais aussi c’était par force d’inertie; il avait dans l’âme le manque de
souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter
un choc, d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent,
prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils
étaient auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans
doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant: «Cette dame est là», il
eut répondu: «Ah! oui, c’est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je
n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui
cacher l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre
avec l’inquiétude et de se donner au bonheur.
Mais
le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son
avis, en vieux serviteur:
—
Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.
Mais
l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien
changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire
renoncer à son espoir et à sa recherche:
—«Mais
pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame; c’est de la
plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire,
et froissée, si elle ne m’avait pas vu.»
—«Je ne vois pas comment
cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est
partie sans attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et
qu’elle n’y était pas,»
D’ailleurs on commençait à
éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité
mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois
l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille,
lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement
tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume
sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de
production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est
bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe
sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en
est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût
jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre
goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand —à ce
moment où il nous fait défaut —à la recherche des plaisirs que son agrément
nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour
objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent
impossible à satisfaire et difficile à guérir — le besoin insensé et douloureux
de le posséder.
Swann se fit conduire dans
les derniers restaurants; c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait
envisagée avec calme; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix
qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense
à son cocher, comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait
s’ajouter à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas
où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du
boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et,
sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à
grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du
boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens
contraire: c’était Odette; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé
de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un
enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à
le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris
non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était
trop cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer,
pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle;
car, il n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui
restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui
fournir — c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui
— cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l’isolement
qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa
rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de la
Méditerranée, incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse
éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons qu’émet
vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.
Il
monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de suivre.
Elle
tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de
dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée
attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa
mantille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en
un large triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voir un
empiècement, également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où
étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la
frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au
cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un
cri et restait toute palpitante, sans respiration.
—«Ce
n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur.»
Et
il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir; puis il lui
dit:
—
Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous
essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les
fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peur que vous
ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle,
qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle,
dit en souriant:
—«Non,
pas du tout, ça ne me gêne pas.»
Mais
lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été
sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire
qu’il l’avait été, s’écria:
—«Oh!
non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez
bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous
gêne pas? Voyez, il y a un peu . . . je pense que c’est du pollen qui
s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main? Je ne vais
pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Je vous chatouille peut-être un peu?
mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le
friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils
seraient tombés; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même
. . . Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant
pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais senti,
je peux? dites la vérité.»?
Souriant,
elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez
bien que ça me plaît».
Il
élevait son autre main le long de la joue d’Odette; elle le regarda fixement,
de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec
lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance; amenés au bord des
paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient
prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle
fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes
comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était
habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait
attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa
force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers
Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré
elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux
mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître
le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation,
comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant
qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage
d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait
pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait
emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide
avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger
ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement
avoir menti, soit manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que
celle-là (qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fiché Odette la
première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des
catleyas à son corsage, il disait: «C’est malheureux, ce soir, les catleyas
n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été déplacés comme l’autre
soir; il me semble pourtant que celui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus
que les autres?» Ou bien, si elle n’en avait pas: «Oh! pas de catleyas ce soir,
pas moyen de me livrer à mes petits arrangements.» De sorte que, pendant
quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en
débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odette et
que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses; et, bien
plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut
depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un
simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier
l’acte de la possession physique — où d’ailleurs l’on ne possède rien —
survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et
peut-être cette manière particulière de dire «faire l’amour» ne signifiait-elle
pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les
femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et
connue d’avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de
femmes assez difficiles — ou crues telles par nous — pour que nous soyons
obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec
elles, comme avait été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas.
Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était
dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la possession de cette
femme qui allait sortir d’entre leurs larges pétales mauves; et le plaisir qu’il
éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce
qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela — comme il put
paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre —
un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un
plaisir — ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la trace —
entièrement particulier et nouveau.
Maintenant,
tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il fallait qu’il entrât et
souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusqu’à sa voiture,
l’embrassait aux yeux du cocher, disant: «Qu’est-ce que cela peut me faire, que
me font les autres?» Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui
arrivait parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en
plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle
avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le printemps, un printemps
pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une
couverture sur ses jambes, répondait aux amis qui s’en allaient en même temps
que lui et lui demandaient de revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il
n’allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on
allait. Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le
même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître
une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les
endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait
l’attitude inversée de celle à quoi, hier encore, on l’eût reconnu et qui avait
semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un
caractère momentané et différent qui se substitue à l’autre et abolit les
signes jusque-là invariables par lesquels il s’exprimait! En revanche ce qui
était invariable maintenant, c’était que où que Swann se trouvât, il ne manquât
pas d’aller rejoindre Odette. Le
trajet qui le séparait d’elle était celui qu’il parcourait inévitablement et
comme la pente même irrésistible et rapide de sa vie. A vrai dire, souvent
resté tard dans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui
sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain; mais le fait
même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que
les amis qui le quittaient se disaient: «Il est très tenu, il y a certainement
une femme qui le force à aller chez elle à n’importe quelle heure», lui faisait
sentir qu’il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur
existence, et en qui le sacrifice qu’ils font de leur repos et de leurs
intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sans
qu’il s’en rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était
pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue,
neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu’il avait
éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin et dont l’apaisement
actuel était si doux que cela pouvait s’appeler du bonheur. Peut-être
était-ce à cette angoisse qu’il était redevable de l’importance qu’Odette avait
prise pour lui. Les êtres nous sont d’habitude si indifférents, que quand nous
avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie, pour
nous il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il
fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins
rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu’Odette
deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de
sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui répandait sa
clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire
et légèrement rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa
pensée et, depuis projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle
il le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses domestiques se
coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il allait d’abord dans la
rue, où donnait au rez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais
obscures, des hôtels contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il
frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l’attendre de
l’autre côté, à la porte d’entrée. Il
trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu’elle préférait: la
Valse des Roses ou Pauvre fou de Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté
écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer à la place
la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle qui
s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d’un piano
désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour Swann
à l’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c’était
quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur, de constatable par
d’autres que lui; il se rendait compte que les qualités d’Odette ne
justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux moments passés auprès d’elle.
Et souvent, quand c’était l’intelligence positive qui régnait seule en Swann,
il voulait cesser de sacrifier tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce
plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre
libre en lui l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme
de Swann s’en trouvaient changées; une marge y était réservée à une jouissance
qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant au
lieu d’être purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann
comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d’un charme
inconnu, la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de
précis pour l’assouvir. De
sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le
souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour
tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y
inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un
peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence
mystérieuse. A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la
phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui
donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et
le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un
véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il
aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour
lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux
ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre
intelligence, que nous n’atteignons que par un seul sens. Grand repos,
mystérieuse rénovation pour Swann — pour lui dont les yeux quoique délicats
amateurs de peinture, dont l’esprit quoique fin observateur de mœurs, portaient
à jamais la trace indélébile de la sécheresse de sa vie — de se sentir
transformé en une créature étrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de
facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne
percevant le monde que par l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait
cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange
ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du
raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur
du son. Il commençait à se rendre compte de tout ce qu’il y avait de
douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de
cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît
que l’amour est fragile, le sien était si fort! Il jouait avec la tristesse
qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui
rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. Il
la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps
elle ne cessât pas de l’embrasser. Chaque baiser appelle un
autre baiser. Ah! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si
naturellement! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres; et l’on
aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une
heure que les fleurs d’un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de
s’arrêter, disant: «Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens, je
ne peux tout faire à la fois, sache au moins ce que tu veux, est-ce que je dois
jouer la phrase ou faire des petites caresses», lui se fâchait et elle éclatait
d’un rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou
bien elle le regardait d’un air maussade, il revoyait un visage digne de
figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l’y situait, il donnait au cou
d’Odette l’inclinaison nécessaire; et quand il l’avait bien peinte à la
détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine, l’idée qu’elle était
cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prête à être
embrassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie venait l’enivrer
avec une telle force que, l’œil égaré, les mâchoires tendues comme pour
dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait à lui
pincer les joues. Puis,
une fois qu’il l’avait quittée, non sans être rentré pour l’embrasser encore
parce qu’il avait oublié d’emporter dans son souvenir quelque particularité de
son odeur ou de ses traits, tandis qu’il revenait dans sa victoria, bénissant
Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu’elles ne
devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le preservant
de devenir jaloux — en lui ôtant l’occasion de souffrir de nouveau du mal qui s’était
déclaré en lui le soir où il ne l’avait pas trouvée chez les Verdurin —
l’aideraient à arriver, sans avoir plus d’autres de ces crises dont la première
avait été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures
singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon de celles où il
traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que
l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de
l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et
naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore
longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant une
position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car
Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme au temps où,
adolescent, il se croyait artiste; mais ce n’était plus le même charme,
celui-ci c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui
les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, mais elles
portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier; et, dans les
longues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui,
seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à
une autre.
Il
n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son temps
pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il lui manquait même ce
petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que
nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il
pas ce qu’elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement
quelquefois en pensant qu’il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas,
on lui avait parlé d’une femme, qui, s’il se rappelait bien, devait
certainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entretenue, une de ces
femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur
société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps
l’imagination de certains romanciers. Il se disait qu’il n’y a souvent qu’à
prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement
une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui d’Odette, bonne,
naïve, éprise d’idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité, que,
l’ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrire aux Verdurin
qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue, devant Mme Verdurin qui
lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle,
sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et,
tandis qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa
prétendue indisposition de la veille, avoir l’air de faire demander pardon par
ses regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.
Certains
jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l’après-midi, interrompre
sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il s’était remis
dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans son petit salon.
Il allait l’y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé d’Odette,
dès qu’elle avait aperçu Swann, venait — changeant la forme de sa bouche, le
regard de ses yeux, le modelé de ses joues — se mélanger un sourire. Une fois
seul, il revoyait ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille, un autre dont
elle l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en
voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était désagréable en redressant
les catleyas; et la vie d’Odette pendant le reste du temps, comme il n’en
connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur,
semblable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les
places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois,
d’innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann
voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas, parce
qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu’ils
s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que d’insignifiant, lui
décrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait aperçue, le matin même, montant à
pied la rue Abbatucci dans une «visite» garnie de skunks, sous un chapeau «à la
Rembrandt» et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis
bouleversait Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coup apercevoir qu’Odette
avait une vie qui n’était pas tout entière à lui; il voulait savoir à qui elle
avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui connaissait pas; il se
promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, comme si dans toute
la vie incolore — presque inexistante, parce qu’elle lui était invisible — de
sa maîtresse, il n’y avait qu’une seule chose en dehors de tous ces sourires
adressés à lui: sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de
violettes au corsage.
Sauf
en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse des Roses,
Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt des choses qu’il aimât, et pas
plus en musique qu’en littérature, à corriger son mauvais goût. Il se rendait
bien compte qu’elle n’était pas intelligente. En lui disant qu’elle aimerait
tant qu’il lui parlât des grands poètes, elle s’était imaginé qu’elle allait
connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques dans le genre de
ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft,
elle lui demanda s’il avait souffert par une femme, si c’était une femme qui
l’avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu’on n’en savait rien, elle s’était
désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent: «Je crois bien, la poésie,
naturellement, il n’y aurait rien de plus beau si c’était vrai, si les poètes
pensaient tout ce qu’ils disent. Mais bien souvent, il n’y a pas plus intéressé
que ces gens-là. J’en sais quelque chose, j’avais une amie qui a aimé une
espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des
étoiles. Ah! ce qu’elle a été refaite! Il lui a croqué plus de trois cent mille
francs.» Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté
artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d’un
instant, elle cessait d’écouter, disant: «Oui . . . je ne me figurais
pas que c’était comme cela.» Et il sentait qu’elle éprouvait une telle
déception qu’il préférait mentir en lui disant que tout cela n’était rien, que
ce n’était encore que des bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le
fond, qu’il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: «Autre chose?
quoi? . . . Dis-le alors», mais il ne le disait pas, sachant combien
cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espérait, moins
sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de l’art, elle
ne le fût en même temps de l’amour.
Et en effet elle trouvait
Swann, intellectuellement, inférieur à ce qu’elle aurait cru. «Tu gardes toujours ton sang-froid, je
ne peux te définir.» Elle s’émerveillait davantage de son indifférence à
l’argent, de sa gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en
effet souvent pour de plus grands que n’était Swann, pour un savant, pour un
artiste, quand il n’est pas méconnu par ceux qui l’entourent, que celui de
leurs sentiments qui prouve que la supériorité de son intelligence s’est
imposée à eux, ce n’est pas leur admiration pour ses idées, car elles leur
échappent, mais leur respect pour sa bonté. C’est aussi du respect qu’inspirait
à Odette la situation qu’avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas
qu’il cherchât à l’y faire recevoir. Peut-être sentait-elle qu’il ne pourrait
pas y réussir, et même craignait-elle, que rien qu’en parlant d’elle, il ne
provoquât des révélations qu’elle redoutait. Toujours est-il qu’elle lui avait
fait promettre de ne jamais prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne
voulait pas aller dans le monde, lui avait-elle dit, était une brouille qu’elle
avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal
d’elle. Swann objectait: «Mais tout le monde n’a pas connu ton amie.»—«Mais si,
ça fait la tache d’huile, le monde est si méchant.» D’une part Swann ne comprit
pas cette histoire, mais d’autre part il savait que ces propositions: «Le monde
est si méchant», «un propos calomnieux fait la tache d’huile», sont
généralement tenues pour vraies; il devait y avoir des cas auxquels elles
s’appliquaient. Celui d’Odette était-il l’un de ceux-là? Il se le demandait,
mais pas longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d’esprit
qui s’appesantissait sur son père, quand il se posait un problème difficile.
D’ailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui inspirait peut-être
pas de grands désirs, car pour qu’elle se le représentât bien nettement, il
était trop éloigné de celui qu’elle connaissait. Pourtant, tout en étant restée
à certains égards vraiment simple (elle avait par exemple gardé pour amie une
petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalier
raide, obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas la
même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation de
quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu’à un degré assez
éloigné
—
et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant du centre de leur
intimité — dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms
forment une sorte de répertoire. Les gens du monde le possèdent dans leur
mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d’où ils ont extrait une sorte
de goût, de tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire
appel à son savoir mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes
qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de ce
dîner, comme un lettré, à la simple lecture d’une phrase, apprécie exactement
la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait partie
des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu’en pensent les gens du monde, et
comme il y en a dans toutes les classes de la société), qui ne possèdent pas
ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le
milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractère particulier — que ce
soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s’inclinait Mme Cottard —
d’être directement accessible à tous. L’autre,
celui des gens du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai.
Odette disait de quelqu’un:
—«Il
ne va jamais que dans les endroits chics.»
Et
si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui répondait avec un
peu de mépris:
—«Mais
les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut t’apprendre ce que c’est
que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi, par exemple, le
dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq heures le tour du Lac, le
jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi l’Hippodrome, les bals . . . »
—
Mais quels bals?
—«Mais
les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens, Herbinger,
tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si, tu dois savoir, c’est un
des hommes les plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blond qui est
tellement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie dans le dos,
des paletots clairs; il est avec ce vieux tableau qu’il promène à toutes les
premières. Eh bien! il a donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y
a de chic à Paris. Ce que j’aurais aimé y aller! mais il fallait présenter sa
carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond j’aime
autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais rien vu. C’est
plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la
gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui racontent qu’elles y
étaient, il y a bien la moitié dont ça n’est pas vrai . . . Mais ça
m’étonne que toi, un homme si «pschutt», tu n’y étais pas.»
Mais
Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic;
pensant que la sienne n’était pas plus vraie, était aussi sotte, dénuée
d’importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bien
qu’après des mois elle ne s’intéressait aux personnes chez qui il allait que
pour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de première qu’il
pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si utiles
mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic, depuis qu’elle
avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire,
avec un bonnet à brides.
— Mais elle a l’air d’une
ouvreuse, d’une vieille concierge, darling! Ça, une marquise! Je ne suis pas
marquise, mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme
ça!
Elle
ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans que, sans oser le
lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes,
elle avait la prétention d’aimer les «antiquités» et prenait un air ravi et fin
pour dire qu’elle adorait passer toute une journée à «bibeloter», à chercher
«du bric-à-brac», des choses «du temps». Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte
de point d’honneur (et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne
répondant jamais aux questions et en ne «rendant pas de comptes» sur l’emploi
de ses journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée et
chez qui tout était «de l’époque». Mais Swann ne put arriver à
lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle
répondit que c’était «moyenâgeux». Elle entendait par là qu’il y avait des
boiseries. Quelque temps après,
elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu
dont on cite quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer comme
quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura bien de qui vous
voulez parler: «Elle a une salle à manger . . . du . . .
dix-huitième!» Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison
n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode n’en
prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à Swann
l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à manger et qu’elle avait envie
de faire venir, quand elle aurait de l’argent pour voir s’il ne pourrait pas
lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que,
malheureusement, les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de
hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château de
Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle pensait de son
habitation du quai d’Orléans; comme il avait critiqué que l’amie d’Odette
donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse
pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien: «Tu ne voudrais pas qu’elle
vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés», lui dit-elle, le
respect humain de la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le
dilettantisme de la cocotte.
De
ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient les bas
calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite supérieure au
reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût réellement ces goûts
pourvu qu’on les proclamât; d’un homme qui lui avait avoué à dîner qu’il aimait
à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques, qu’il ne serait
jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait pas de ses
intérêts et qu’il était pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant:
«Mais c’est une âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée!» et
elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en
revanche ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne tenait
pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur: «Mais lui, ça n’est pas la
même chose»; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n’était pas la
pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne
pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il cherchait du moins à ce qu’elle se
plût avec lui, à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût
qu’elle avait en toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui
venait d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits
particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait, devenait
visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle devait aller à la
Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si
elle avait peur de manquer la rite des fleurs ou simplement l’heure du thé,
avec muffins et toasts, au «Thé de la Rue Royale» où elle croyait que
l’assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d’élégance d’une
femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par
la vérité d’un portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien
l’âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir
l’y toucher avec ses lèvres. «Ah! elle veut qu’on la mène à la fête des fleurs,
la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l’y mènera, nous
n’avons qu’à nous incliner.» Comme
la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes
pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le monocle
qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit un dans l’œil,
elle ne put contenir sa joie: «Je trouve que pour un homme, il n’y a pas à
dire, ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien ainsi! tu as l’air d’un vrai
gentleman. Il ne te manque qu’un titre!» ajouta-t-elle, avec une nuance de
regret. Il aimait qu’Odette fût ainsi, de même que, s’il avait été épris d’une
Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire
qu’elle croyait aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d’hommes chez qui leur
goût pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, une disparate
bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait à l’un et à
l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus grossières, des
séductions d’œuvres de plus en plus raffinées, emmenant une petite bonne dans
une baignoire grillée à la représentation d’une pièce décadente qu’il avait
envie d’entendre ou à une exposition de peinture impressionniste, et persuadé
d’ailleurs qu’une femme du monde cultivée n’y eut pas compris davantage, mais
n’aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis qu’il
aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une âme à eux deux
lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux choses qu’elle aimait, et il
trouvait un plaisir d’autant plus profond non seulement à imiter ses habitudes,
mais à adopter ses opinions, que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa
propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel
il les avait préférées. S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les
occasions d’aller voir conduire Olivier Métra, c’était pour la douceur d’être
initié dans toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de moitié dans tous
ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle, qu’avaient les ouvrages ou les
lieux qu’elle aimait, lui semblait plus mystérieux que celui qui est
intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant
laissé s’affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son
scepticisme d’homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait
(ou du moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les
objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est
affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent
celles qui passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que
l’importance attachée par Odette à avoir des cartes pour le vernissage n’était
pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois
à déjeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que
l’admiration qu’elle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus
déraisonnable que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se
figurait laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il
d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il voulait ne
sentir, n’aimer qu’avec elle.
Comme
tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que le mode selon
lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin.
Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers
costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares «grandes
soirées» données pour les «ennuyeux», il y avait la présence d’Odette, la vue
d’Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en
l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs dans
le «petit noyau», et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il
s’imaginait ainsi que par goût il le fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant
pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du
moins en cherchant á supposer qu’il fréquenterait toujours les Verdurin
(proposition qui, a priori, soulevait moins d’objections de principe de la part
de son intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant à rencontrer chaque
soir Odette; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même que l’aimer
toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait, croire qu’il ne
cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il demandait. «Quel charmant
milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la vraie vie qu’on mène là! Comme on
y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde. Comme Mme Verdurin,
malgré de petites exagérations un peu risibles, a un amour sincère de la
peinture, de la musique! quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire
plaisir aux artistes! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde; mais
avec cela que le monde n’en a pas une plus fausse encore des milieux artistes! Peut-être
n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à assouvir dans la conversation,
mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiqu’il fasse des calembours
ineptes. Et quant au peintre, si sa prétention est déplaisante quand il cherche
à étonner, en revanche c’est une des plus belles intelligences que j’aie
connues. Et puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu’on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour
dans ce salon-là! Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n’irai plus
jamais que dans ce milieu. C’est
là que j’aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie.»
Et
comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin n’étaient que le
reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux son amour pour Odette, ces
qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces
plaisirs l’étaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois à Swann ce qui
seul pouvait constituer pour lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait
anxieux parce qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avec un autre, et
où, irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui demander
si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et la joie en
disant spontanément: «Odette, vous allez ramener M. Swann, n’est-ce pas»? comme
cet été qui venait et où il s’était d’abord demandé avec inquiétude si Odette
ne s’absenterait pas sans lui, s’il pourrait continuer à la voir tous les
jours, Mme Verdurin allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne — Swann laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt s’infiltrer
dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu’à proclamer que
Mme Verdurin était une grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que tel
de ses anciens camarades de l’école du Louvre lui parlât: «Je préfère cent fois
les Verdurin, lui répondait-il.» Et, avec une solennité qui était nouvelle chez
lui: «Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux classes
d’êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un âge où il faut
prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut aimer et qui on veut
dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour réparer le temps qu’on a gâché
avec les autres, ne plus les quitter jusqu’à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec
cette légère émotion qu’on éprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on
dit une chose non parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire
et qu’on l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de
nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs magnanimes
et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est
véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle m’a donné les preuves d’une noblesse
de cœur, d’une hauteur d’âme où, que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur
égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est
peut-être pas là qu’elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle géniale
attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une compréhension plus
profonde de l’existence que tous les traités de philosophie.»
Il
aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses parents aussi
simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris d’art, qu’il
connaissait d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant, depuis qu’il
avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait
plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient
connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi
il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui
les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant,
quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il
avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans
doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont il avait négligé
de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne: sans doute la discrétion
même avec laquelle il usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent
de venir dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez des
«ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions qu’il avait
prises pour la leur cacher, la découverte progressive qu’ils faisaient de sa
brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irritation contre
lui. Mais la raison profonde en était autre.
C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, où
il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de
Sagan n’était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n’étaient pas
drôles, enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se
révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y
convertir entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille
chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels
d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin et
tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en
présence des fidèles. Mais c’est une abjuration qu’ils comprirent qu’on
ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un
«nouveau» qu’Odette leur avait demandé d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût
rencontré que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le
comte de Forcheville! (Il se trouva qu’il était justement le beau-frère de
Saniette, ce qui remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait
des manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social inférieur
au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il appartenait à un monde riche
et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était grossièrement
snob, alors que Swann ne l’était pas; sans doute il était bien loin de placer,
comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait
pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu’il
connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre
lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait
Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et l’autre, trouvait
facilement des excuses mais n’avait pas le courage et l’hypocrisie d’applaudir,
Forcheville était au contraire d’un niveau intellectuel qui lui permettait
d’être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et
de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin
auquel assista Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit
ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, à ce dîner, en
dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré
M. et Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctions universitaires et ses travaux
d’érudition n’avaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait
volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette
superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de
leurs études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée
qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits larges, brillants,
et même supérieurs. Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses
comparaisons dans ce qu’il y avait de plus actuel quand il parlait de
philosophie et d’histoire, d’abord parce qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une
préparation à la vie et qu’il s’imaginait trouver en action dans le petit clan
ce qu’il n’avait connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi
parce que, s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le
respect de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que
parce qu’il l’était resté.
Dès le commencement du
repas, comme M. de Forcheville, placé à la droite de Mme Verdurin qui avait
fait pour le «nouveau» de grands frais de toilette, lui disait: «C’est original,
cette robe blanche», le docteur qui n’avait cessé de l’observer, tant il était
curieux de savoir comment était fait ce qu’il appelait un «de», et qui
cherchait une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son assiette, dit:
«blanche? Blanche de Castille?», puis sans bouger la tête lança furtivement de
droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par
l’effort douloureux et vain qu’il fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce
calembour stupide, Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la
finesse et qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté
dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
— Qu’est-ce que vous dites
d’un savant comme cela? avait-elle demandé à Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer
sérieusement deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à
votre hôpital? avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas
être ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je demande à
m’y faire admettre.
—
Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de
Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai, madame?
demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa
figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris étouffés.
«Mon
Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses s’il y en a
autour de cette table, sub rosa . . . Je reconnais d’ailleurs que
notre ineffable république athénienne —ô combien! — pourrait honorer en cette
capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si fait,
mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien timbrée qui détachait chaque
syllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin. La chronique de
Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la sûreté d’information ne laisse
aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne
par un prolétariat laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit
d’ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.
— Quel est ce monsieur?
demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l’air d’être de première force.
— Comment, vous ne
connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre dans toute l’Europe.
— Ah! c’est Bréchot,
s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu, vous m’en direz tant,
ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme célèbre des yeux écarquillés. C’est
toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous
invitez-là avec des convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous.
— Oh! vous savez ce qu’il y
a surtout, dit modestement Mme Verdurin, c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils
parlent de ce qu’ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi
Brichot, ce soir, ce n’est rien: je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant,
à se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n’est plus le même
homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il est même
ennuyeux.
— C’est curieux! dit
Forcheville étonné.
Un genre d’esprit comme
celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann
avait passé sa jeunesse, bien qu’il soit compatible avec une intelligence
réelle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement
pu être enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances,
au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même en celle de ses
parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine de l’intelligence: la
conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que
pédantesques, vulgaires et grasses à écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait
des bonnes manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant
à chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu,
ce soir-là, de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme Verdurin déployait
pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la singulière idée d’amener. Un peu
gênée vis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant:
— Comment trouvez-vous mon
invité?
Et lui, s’apercevant pour
la première fois que Forcheville qu’il connaissait depuis longtemps pouvait
plaire à une femme et était assez bel homme, avait répondu: «Immonde!» Certes,
il n’avait pas l’idée d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi
heureux que d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire
de la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet des
années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite par Swann en
lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann?» sur le ton martial qu’on prend pour
se mettre à la portée d’un paysan ou pour donner du cœur à un troupier, Swann
coupa l’effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en
répondant qu’on voulût bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille,
mais qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet, était
allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de Mme Verdurin
qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il
appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces dernières œuvres plus que
la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.
— A ce point de vue-là,
c’était extraordinaire, mais cela ne semblait pas d’un art, comme on dit, très
«élevé», dit Swann en souriant.
—Élevé
. . . à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en levant
les bras avec une gravité simulée.
Toute
la table éclata de rire.
— Quand je vous disais
qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville.
Au moment où on s’y attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul
Swann ne s’était pas déridé. Du reste il n’était pas très content que Cottard
fît rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une
façon intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul
avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur
l’habileté du maître disparu.
— Je me suis approché,
dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah! bien ouiche!
on ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du
savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca!
— Et un font douze, s’écria
trop tard le docteur dont personne ne comprit l’interruption.
—«Ça
a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc
que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore plus fort comme patte que
Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure.»
Et
comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils puissent donner
continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et en riant,
comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté:
—«Ça
sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait
des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est fait, c’en est sorcier,
c’est de la rouerie, c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire): c’en est
malhonnête!» En s’arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de
basse profonde qu’il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et c’est si
loyal!»
Sauf
au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème qui avait
provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la Ronde» pour le plus
grand chef-d’œuvre de l’univers avec «la Neuvième» et «la Samothrace», et à:
«fait avec du caca» qui avait fait jeter à Forcheville un coup d’œil circulaire
sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche
un sourire prude et conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient
attaché sur le peintre des regards fascinés par l’admiration.
—«Ce
qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut terminé, Mme
Verdurin, ravie que la table fût justement si intéressante le jour où M. de
Forcheville venait pour la première fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester
comme cela, bouche bée comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais
pourtant qu’il parle bien; on dirait que c’est la première fois qu’il vous
entend. Si vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain
il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.»
—
Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès, vous
avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est du chiqué; je vous y
mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous fiche mon billet que vous
revenez plus emballée que moi!
—
Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous
mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole normande à Monsieur,
vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressés, vous
servez comme s’il y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui était
modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer d’assurance quand une
heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès,
cela la mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour briller
que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas
échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
—
Ce n’est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se tournant vers
Odette.
Et
ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à faire ainsi
une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante pièce de
Dumas, elle éclata d’un rire charmant d’ingénue, peu bruyant, mais si
irrésistible qu’elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette
dame? elle a de l’esprit», dit Forcheville.
—«Non,
mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.»
—
Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à Swann, mais
je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le
docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a dit avoir eu le très grand
plaisir de passer la soirée avec vous) et j’avoue que je n’ai pas trouvé
raisonnable qu’il louât des places pour y retourner avec moi. Évidemment, au
Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué,
mais comme nous avons des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement
un nom propre et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies»,
par «distinction», sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et ont la
bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je
suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et
de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve
assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle
naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en
être un peu fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi
intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut avouer
pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi
j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très
entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a fait faire chez elle cette
salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit
dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en manger.
Malheureusement je n’étais pas des élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à
son jour; il paraît que c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes.
Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que
Swann gardait un air grave.
Et
supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas Francillon:
—
Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille
Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des sujets qui ont du
fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de salade sur la scène du
Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du reste, comme tout ce qui vient de
la plume de Georges Ohnet, c’est toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous
connaissez Le Maître de Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
—«Pardonnez-moi,
lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon manque d’admiration est à
peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre.»
—«Vraiment,
qu’est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris? Trouvez-vous peut-être
que c’est un peu triste? D’ailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais
discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre. Chacun a sa manière de
voir et vous pouvez trouver détestable ce que j’aime le mieux.»
Elle
fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que
Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimé à Mme Verdurin son
admiration pour ce qu’il avait appelé le petit «speech» du peintre.
—
Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme Verdurin
quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement rencontré. Bigre! je
voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut dire
qu’avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même
pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça
vient plus naturellement, c’est moins recherché. Quoiqu’il ait chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour, je n’ai pas souvent
vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme nous disions au
régiment, où pourtant j’avais un camarade que justement monsieur me rappelait
un peu. A propos de n’importe quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par
exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures, non, pas à propos de ce verre,
ce que je dis est stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce
que vous voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n’auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment; il a dû le
connaître.»
—
Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
—
Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus aisément
d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir cette occasion,
pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d’en parler en homme
du monde sur un ton de critique cordiale et n’avoir pas l’air de l’en féliciter
comme d’un succès inespéré: «N’est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D’ailleurs,
comment faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça! . . . » Imputation d’autant
plus fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allait plus guère que chez les
Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient pas était
accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin, craignant la
pénible impression que ces noms d’«ennuyeux», surtout lancés ainsi sans tact à
la face de tous les fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à
la dérobée un regard plein d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa
résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle
qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais
d’avoir été sourde comme nous l’affectons, quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air d’admettre
que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom
défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour que son silence n’eût pas l’air d’un
consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait soudain
dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité; son front bombé n’était
plus qu’une belle étude de ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui
était toujours fourré Swann, n’avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé
laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche entr’ouverte
allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de plâtre,
qu’une maquette pour un monument, qu’un buste pour le Palais de l’Industrie
devant lequel le public s’arrêterait certainement pour admirer comment le
sculpteur, en exprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle
des La Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux
de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale à la blancheur et
à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s’animer et fit entendre
qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la femme
était toujours ivre et le mari si ignorant qu’il disait collidor pour corridor.
—«On
me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi», conclut Mme
Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux.
Sans
doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la sainte
simplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier:
—
Voyez-vous ça? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore des personnes qui
consentent à leur causer; il me semble que j’aurais peur: un mauvais coup est
si vite reçu! Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour
leur courir après.
Que ne répondait-il du
moins comme Forcheville: «Dame, c’est une duchesse; il y a des gens que ça
impressionne encore», ce qui avait permis au moins à Mme Verdurin de répliquer:
«Grand bien leur fasse!» Au
lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait qu’il ne
pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin,
continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et
comprenait trop bien qu’elle éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne
parvient pas à extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener Swann à une
rétractation, comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une
lâcheté aux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin
l’interpella:
—
Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur répéter.
A
quoi Swann répondit:
—
Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La Trémoïlle
que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime aller chez
elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit «profonde» (il prononça profonde, comme
si ç’avait été un mot ridicule, car son langage gardait la trace d’habitudes
d’esprit qu’une certaine rénovation, marquée par l’amour de la musique, lui
avait momentanément fait perdre — il exprimait parfois ses opinions avec
chaleur —) mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un
véritable lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin,
sentant que, par ce seul infidèle, elle serait empêchée de réaliser l’unité
morale du petit noyau, ne put pas s’empêcher dans sa rage contre cet obstiné
qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond
du cœur:
—
Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
—
Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait
briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par intelligence?
—
Voilà! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me
parler, mais il ne veut jamais.
—
Mais si . . . protesta Swann.
—
Cette blague! dit Odette.
—
Blague à tabac? demanda le docteur.
— Pour vous, reprit
Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du monde, les personnes qui
savent s’insinuer?
— Finissez votre entremets
qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mme Verdurin d’un ton aigre en
s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de
manger. Et peut-être un peu honteuse du ton qu’elle
avait pris: «Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis,
c’est pour les autres, parce que cela empêche de servir.»
—
Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieuse de
l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon . . .
—
Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous dire la
définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant, on n’a pas
toujours l’occasion d’apprendre cela.
Mais
Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne répondit pas et en
se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin se réjouissait
d’offrir à Forcheville.
—
Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je ne suis
pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve pas à la
hauteur.
—
Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu
recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de
ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait être heureuse de connaître
parce que cela faisait bien pour ses paysans? Il est vrai que la marquise avait
une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans
l’âme, elle faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle
envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mme de la Trémouaille, bien documentée
par ses grandes alliances, qui faisait la politique étrangère.
— Mais non, je ne crois pas
que ce soit la même famille, dit à tout hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis qu’il
avait rendu précipitamment au maître d’hôtel son assiette encore pleine,
s’était replongé dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en
riant l’histoire d’un dîner qu’il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et
d’où il résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le
pseudonyme d’une femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette crut
devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant qu’une telle
ignorance de la part de celui-ci était matériellement impossible; mais tout
d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre que Saniette n’avait pas besoin
de ces preuves et savait que l’histoire était fausse pour la raison qu’il
venait de l’inventer il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être
trouvé si ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience d’avoir été plus terne
encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait voulu le laisser finir sans avoir
réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air si malheureux de voir manqué
l’effet sur lequel il avait compté et répondit d’un ton si lâche à Swann pour
que celui-ci ne s’acharnât pas à une réfutation désormais inutile: «C’est bon,
c’est bon; en tous cas, même si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense»
que Swann aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut
l’idée que c’était le cas de dire: «Se non e vero», mais il n’était pas assez
sûr des mots et craignit de s’embrouiller.
Après
le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
—«Elle n’a pas dû être mal,
Mme Verdurin, et puis c’est une femme avec qui on peut causer, pour moi tout
est là. Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy
voilà une petite femme qui a l’air intelligente, ah! saperlipopette, on voit
tout de suite qu’elle a l’œil américain, celle-là! Nous parlons de Mme de Crécy, dit-il à
M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me figure que comme corps
de femme . . . »
—«J’aimerais
mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre», dit précipitamment Cottard qui
depuis quelques instants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour
placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revînt pas
l’à-propos si la conversation changeait de cours, et qu’il débita avec cet
excès de spontanéité et d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi
inséparables d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et
s’en amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il avait
trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa
femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine avait-il commencé à faire le
mouvement de tête et d’épaules de quelqu’un qui s’esclaffle qu’aussitôt il se
mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa
pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment
le simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui en
face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux
avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air de deux masques de
théâtre qui figuraient différemment la gaieté.
M.
Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa
bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant fit à mi-voix une
plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il renouvelait chaque fois
qu’il avait à aller au même endroit: «Il faut que j’aille entretenir un instant
le duc d’Aumale», de sorte que la quinte de M. Verdurin recommença.
—
Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas t’étouffer à
te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui venait offrir des
liqueurs.
—«Quel
homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre, déclara
Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier comme moi, ça ne
refuse jamais la goutte.»
—«M. de Forcheville trouve
Odette charmante», dit M. Verdurin à sa femme.
— Mais justement elle
voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut
pas que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça ne vous
empêchera pas de venir dîner, naturellement, nous espérons vous avoir très
souvent. Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein
air. Cela ne vous ennuie pas les petits
dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil. Est-ce que vous n’allez pas
travailler de votre métier, vous! cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire
montre, devant un nouveau de l’importance de Forcheville, à la fois de son
esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles.
—
M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme Cottard à
son mari quand il rentra au salon.
Et
lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui l’occupait depuis le
commencement du dîner, lui dit:
—«Je
soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus étaient aux
Croisades, n’est-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix
fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l’arthrite sèche, c’est une
femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, je crois.
Ce
qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mme
Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait porté sur son mari:
— Et puis il est
intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les
médecins.
— Je vais jouer la phrase
de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
— Ah! bigre! ce n’est pas
au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M. de Forcheville pour faire de
l’effet.
Mais le docteur Cottard,
qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur
de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier:
—«Mais non, ce n’est pas
serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à sonnettes», dit-il d’un ton zélé,
impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le
calembour. Le docteur rougit.
— Avouez qu’il est drôle,
docteur?
— Oh! je le connais depuis
si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous
l’agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue
frémissante à deux octaves de là— et comme dans un pays de montagne, derrière
l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents
pieds plus bas, la forme minuscule d’une promeneuse — la petite phrase venait
d’apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à elle comme
à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette qui devrait bien lui
dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
— Ah! vous arrivez tard,
dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait invité qu’en «cure-dents», «nous
avons eu «un» Brichot incomparable, d’une éloquence! Mais il est parti.
N’est-ce pas, monsieur Swann? Je crois que c’est la première fois que vous vous
rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle
qu’il devait de le connaître. «N’est-ce pas, il a été délicieux, notre
Brichot?»
Swann s’inclina poliment.
— Non? il ne vous a pas
intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
—«Mais si, madame,
beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial
pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peu d’hésitations et de douceur, mais
on sent qu’il sait tant de choses et il a l’air d’un bien brave homme.
Tour
le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent:
—
J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
—
Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor? dit
Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui.
Odette
le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir avec Swann, mais
fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s’il devait entrer
chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en haussant les épaules avec
impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin
dit à son mari:
— As-tu remarqué comme
Swann a ri d’un rire niais quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle?»
Elle avait remarqué que
devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la
particule. Ne doutant pas que ce
fût pour montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait
d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale
elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l’emportant sur son
intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt
par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et
les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle,
mais elle se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle.» «La Duchesse, comme
dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu’elle ne
faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve
et ridicule.
—
Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui
répondit:
— Il n’est pas franc, c’est
un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours
ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville. Voilà au moins
un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous
plaît pas. Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne
raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire à l’homme du monde, au
champion des duchesses, au moins l’autre a son titre; il est toujours comte de
Forcheville, ajouta-t-il d’un air délicat, comme si, au courant de l’histoire
de ce comté, il en soupesait minutieusement la valeur particulière.
— Je te dirai, dit Mme
Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations
venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était
aimé dans la maison, c’était une manière de nous atteindre, de bêcher notre
dîner. On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.
— Mais je te l’ai dit,
répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit individu envieux de tout ce qui
est un peu grand.
En réalité il n’y avait pas
un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la
précaution d’assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, d’une
petite pointe d’émotion et de cordialité; tandis que la moindre réserve que se
permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que: «Ce n’est
pas du mal que nous disons» et auxquelles il dédaignait de s’abaisser,
paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse
révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flatté les goûts du public et ne lui ont
pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; c’est de la même manière
que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c’était la
nouveauté de son langage qui faisait croire à là noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la
disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs
ridicules en beau, au travers de son amour.
Il n’avait de rendez-vous
avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de
la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser
d’occuper sa pensée, et à tous moments il cherchait à trouver une occasion d’y
intervenir, mais d’une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d’un
fleuriste ou d’un joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait,
aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir qu’ils lui
avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la tendresse qu’elle avait
pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas
retarder l’instant où, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se
sentirait en quelque sorte près d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût
avant de sortir pour que la reconnaissance qu’elle éprouverait lui valût un
accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait,
si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui
enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une
visite supplémentaire, pour le remercier. Comme
jadis quand il expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit, il
cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles intimes de
sentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore.
Souvent
elle avait des embarras d’argent et, pressée par une dette, le priait de lui
venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui pouvait donner à Odette
une grande idée de l’amour qu’il avait pour elle, ou simplement une grande idée
de son influence, de l’utilité dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui
avait dit au début: «c’est ta situation qui lui plaît», et maintenant: «c’est
pour ta fortune qu’elle t’aime», il ne l’aurait pas cru, et n’aurait pas été
d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui — qu’on les sentît
unis l’un à l’autre — par quelque chose d’aussi fort que le snobisme ou
l’argent. Mais, même s’il avait pensé que c’était vrai, peut-être n’eût-il pas
souffert de découvrir à l’amour d’Odette pour lui cet état plus durable que l’agrément
ou les qualités qu’elle pouvait lui trouver: l’intérêt, l’intérêt qui
empêcherait de venir jamais le jour où elle aurait pu être tentée de cesser de
le voir. Pour l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des
services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à
son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté
d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait
parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations
immatérielles, lui en augmentait la valeur — comme on voit des gens incertains
si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en
convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant
cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.
Un
jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps
où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme entretenue, et où une fois de
plus il s’amusait à opposer cette personnification étrange: la femme entretenue
— chatoyant amalgame d’éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une
apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux
précieux — et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes
sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de
gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver autrefois par sa propre
mère, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux
choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à
son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva
que cette dernière image du banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de
l’argent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette
dans ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois dernier où il lui
avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait pas une rivière de
diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration
qu’elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le rendaient si
heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle,
comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminué.
Alors, tout d’un coup, il se demanda si cela, ce n’était pas précisément
l’«entretenir» (comme si, en effet, cette notion d’entretenir pouvait être
extraite d’éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond
quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et
familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir payé
les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où
Swann l’avait repris pour l’envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne
pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu’il la connaissait (car il ne
soupçonna pas un instant qu’elle eût jamais pu recevoir d’argent de personne
avant lui), ce mot qu’il avait cru si inconciliable avec elle, de «femme entretenue».
Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit,
qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce
moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que,
plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage électrique, on put couper
l’électricité dans une maison. Sa
pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya
les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il
se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait
tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de
cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.
Le
soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l’heure de retrouver Odette
chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants d’été qu’ils
affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il allait dîner dans
quelqu’une de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il
ne voulait pas perdre contact avec des gens qui — savait-on? pourraient
peut-être un jour être utiles à Odette, et grâce auxquels en attendant il
réussissait souvent à lui être agréable. Puis l’habitude qu’il avait eue
longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en même temps que le dédain,
le besoin, de sorte qu’à partir du moment où les réduits les plus modestes lui
étaient apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures,
ses sens étaient tellement accoutumés aux secondes qu’il eût éprouvé quelque
malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même considération —à un
degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire — pour des petits bourgeois qui
faisaient danser au cinquième étage d’un escalier D, palier à gauche, que pour
la princesse de Parme qui donnait les plus belles fêtes de Paris; mais il
n’avait pas la sensation d’être au bal en se tenant avec les pères dans la
chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts
de serviettes, des lits transformés en vestiaires, sur le couvre-pied desquels
s’entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la même sensation
d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués à vingt ans
d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou d’une veilleuse qui file.
Le
jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie; il
s’habillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car
la pensée constante d’Odette donnait aux moments où il était loin d’elle le
même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais
il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses
genoux comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à
table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et
éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui
crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa
boutonnière le bouquet d’ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis
quelque temps, surtout depuis qu’Odette avait présenté Forcheville aux
Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la campagne. Mais il
n’aurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant qu’Odette y
était. L’air était chaud; c’étaient les plus beaux jours du printemps. Et il
avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel clos,
ce qui était sans cesse devant ses yeux, c’était un parc qu’il possédait près
de Combray, où, dès quatre heures, avant d’arriver au plant d’asperges, grâce
au vent qui vient des champs de Méséglise, on pouvait goûter sous une charmille
autant de fraîcheur qu’au bord de l’étang cerné de myosotis et de glaïeuls, et
où, quand il dînait, enlacées par son jardinier, couraient autour de la table
les groseilles et les roses.
Après dîner, si le
rendez-vous au bois ou à Saint-Cloud était de bonne heure, il partait si vite
en sortant de table — surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire
rentrer plus tôt les «fidèles» — qu’une fois la princesse des Laumes (chez qui
on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant qu’on servît le café pour
rejoindre les Verdurin dans l’île du Bois) dit:
—«Vraiment, si Swann avait
trente ans de plus et une maladie de la vessie, on l’excuserait de filer ainsi.
Mais tout de même il se moque du monde.»
Il se disait que le charme
du printemps qu’il ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du
moins dans l’île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser
qu’à Odette, il ne savait même pas, s’il avait senti l’odeur des feuilles, s’il
y avait eu du clair de lune. Il
était accueilli par la petite phrase de la Sonate jouée dans le jardin sur le
piano du restaurant. S’il n’y en avait pas là, les Verdurin prenaient une grande
peine pour en faire descendre un d’une chambre ou d’une salle à manger: ce
n’est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d’eux, au contraire. Mais
l’idée d’organiser un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même pour quelqu’un
qu’ils n’aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à
ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de
cordialité. Parfois il se disait que c’était un nouveau soir de printemps de
plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres, au ciel.
Mais l’agitation où le mettait la présence d’Odette, et aussi un léger malaise
fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et
du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la
nature.
Un
soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner
il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d’anciens camarades,
Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était
maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard:
—«Oui,
je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais
ne venez pas trop tard.»
Bien
que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de l’amitié
d’Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profonde à l’entendre
avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous
quotidiens du soir, la situation privilégiée qu’il avait chez elle et la
préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé
qu’Odette n’était à aucun degré une femme remarquable; et la suprématie qu’il
exerçait sur un être qui lui était si inférieur n’avait rien qui dût lui
paraître si flatteur à voir proclamer à la face des «fidèles», mais depuis
qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblait une femme
ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corps avait éveillé en
lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties
de son cœur. Et il avait commencé d’attacher un prix inestimable à ces moments
passés chez elle le soir, où il l’asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce
qu’elle pensait d’une chose, d’une autre, où il recensait les seuls biens à la
possession desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la
prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant à lui
enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu’il lui témoignait, l’échelle
des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le
garantir, pendant le temps que son amour durerait et l’y rendrait vulnérable,
des atteintes de la jalousie.
Quand
il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n’avait à sa
disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en
coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé de venir, lui
avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprit
tranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il
serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu’il n’avait
pas l’air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin
de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il
l’aurait particulièrement désiré.
Il
arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de n’avoir pu venir
plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l’orage l’avait
rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu’elle ne le
garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit, elle le renverrait; et, peu
après, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir.
—
Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit
catleya.
Et
d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit:
—«Mais
non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!»
—«Cela
t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas.»
Elle
le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma lui-même les
rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint
brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait
seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour
qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle
l’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès
d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu’il
l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez
elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière
son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à
coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout était
désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et
déboucha presque devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres
éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait —
entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée — la lumière
qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il
l’apercevait, en arrivant dans la rue le réjouissait et lui annonçait: «elle
est là qui t’attend» et qui maintenant, le torturait en lui disant: «elle est
là avec celui qu’elle attendait». Il voulait savoir qui; il se glissa le long
du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne
pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure
d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans
l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple
invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui révélait la présence de celui
qui était venu après son départ, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était
en train de goûter avec lui.
Et
pourtant il était content d’être venu: le tourment qui l’avait forcé de sortir
de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que
l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et
impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe,
prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il
entrerait la surprendre et la capturer; ou plutôt il allait frapper aux volets
comme il faisait souvent quand il venait très tard; ainsi du moins, Odette
apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie,
et lui, qui, tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de
ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait, confiants dans leur
erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et qui, lui,
savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’il ressentait
en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement
d’un doute et d’une douleur: un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu’il
était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l’intérêt
délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient
éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa
studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais
d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa
lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un
prix infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses
relations, ses projets, son passé. A toute autre époque de sa vie, les petits
faits et gestes quotidiens d’une personne avaient toujours paru sans valeur à
Swann: si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et,
tandis qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui y était
intéressée; c’était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre.
Mais dans cette étrange période de l’amour, l’individuel prend quelque chose de
si profond, que cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des
moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour
l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une
fenêtre, qui sait, demain, peut-être faire parler habilement les indifférents,
soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien
que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et
l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique
d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la
vérité.
Sur
le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant
qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’il
s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait
des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était bien
maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce moment encore,
tant qu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle.
Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience
d’un plaisir immédiat. Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et
lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances qu’il eût
donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre
striée de lumière, comme sous la couverture enluminée d’or d’un de ces
manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui
les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître
la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux,
d’une matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il se sentait —
qu’il avait tant besoin de se sentir — sur eux, était peut-être moins de
savoir, que de pouvoir leur montrer qu’il savait. Il se haussa sur la pointe
des pieds. Il frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la
conversation s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel de
ceux des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda:
—«Qui
est là?»
Il
n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la
fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer, et,
puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux, trop
jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai:
—«Ne
vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai voulu savoir
si vous n’étiez plus souffrante.»
Il
regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’un tenant une
lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l’habitude,
quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que
c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s’était
trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison
voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux que la
satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoir
simulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne
lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui,
entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit.
Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. Mais, par
moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu’elle
n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant et Swann avait ressenti
une douleur brusque et profonde. Comme si ç’avait été une douleur physique, les
pensées de Swann ne pouvaient pas l’amoindrir; mais du moins la douleur
physique, parce qu’elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s’arrêter
sur elle, constater qu’elle a diminué, qu’elle a momentanément cessé! Mais
cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. Vouloir
n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. Et quand,
causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d’un coup un mot qu’on lui
disait le faisait changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de
toucher sans précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il
était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu’elle avait
eus, railleurs, en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la
lourdeur de sa tête qu’elle avait détachée de son axe pour l’incliner, la
laisser tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la
première fois en voiture, les regards mourants qu’elle lui avait jetés pendant
qu’elle était dans ses bras, tout en contractant frileusement contre l’épaule
sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie,
comme si elle était l’ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau
sourire qu’elle lui avait adressé le soir même — et qui, inverse maintenant,
raillait Swann et se chargeait d’amour pour un autre — de cette inclinaison de
sa tête mais renversée vers d’autres lèvres, et, données à un autre, de toutes
les marques de tendresse qu’elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs
voluptueux qu’il emportait de chez elle, étaient comme autant d’esquisses, de
«projets» pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à
Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait
avoir avec d’autres. De sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir
qu’il goûtait près d’elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu
l’imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu’il lui découvrait, car
il savait qu’un instant après, elles allaient enrichir d’instruments nouveaux
son supplice.
Celui-ci était rendu plus
cruel encore quand revenait à Swann le souvenir d’un bref regard qu’il avait
surpris, il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux
d’Odette. C’était après dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant
que Saniette, son beau-frère, n’était pas en faveur chez eux, eût voulu le
prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût
été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui,
d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle
allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le
prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’il cherchât depuis quelque temps
une occasion de faire sortir de la maison quelqu’un qui le connaissait trop
bien et qu’il savait trop délicat pour qu’il ne se sentît pas gêné à certains
moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de
Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant,
au fur et à mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des
supplications de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin
s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de réponse, s’était retiré en
balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène,
mais quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque
sorte de plusieurs crans l’expression habituelle de son visage, pour pouvoir se
trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté
ses prunelles d’un sourire sournois de félicitations pour l’audace qu’il avait
eue, d’ironie pour celui qui en avait été victime; elle lui avait jeté un
regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire: «voilà une
exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-vous vu son air penaud, il en
pleurait», que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé
soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud,
sourit et répondit:
—«Il n’avait qu’à être
aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout
âge.»
Un jour que Swann était
sorti au milieu de l’après-midi pour faire une visite, n’ayant pas trouvé la
personne qu’il voulait rencontrer, il eut l’idée d’entrer chez Odette à cette
heure où il n’allait jamais chez elle, mais où il savait qu’elle était toujours
à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l’heure du thé, et
où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit
qu’il croyait qu’elle était là; il sonna, crut entendre du bruit, entendre
marcher, mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue où
donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambre
d’Odette; les rideaux l’empêchaient de rien voir, il frappa avec force aux
carreaux, appela; personne n’ouvrit. Il
vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu’après tout, il
s’était peut-être trompé en croyant entendre des pas; mais il en resta si
préoccupé qu’il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il
la trouva; elle lui dit qu’elle était chez elle tantôt quand il avait sonné,
mais dormait; la sonnette l’avait éveillée, elle avait deviné que c’était
Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien
entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de
ces fragments d’un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de
faire entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent, croyant y faire
sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de
faire quelque chose qu’elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au
fond d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle
voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s’effondraient, ses facultés
d’invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans
sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose et elle rencontrait
à sa portée précisément la chose qu’elle avait voulu dissimuler et qui étant
vraie, était restée là. Elle en détachait un petit morceau, sans importance par
lui-même, se disant qu’après tout c’était mieux ainsi puisque c’était un détail
véritable qui n’offrait pas les mêmes dangers qu’un détail faux. «Ça du moins,
c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours autant de gagné, il peut s’informer,
il reconnaîtra que c’est vrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahira.» Elle
se trompait, c’était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que
ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s’emboîter que dans les
détails contigus du fait vrai dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui,
quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait,
révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce
n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. «Elle avoue
qu’elle m’avait entendu sonner, puis frapper, et qu’elle avait cru que c’était
moi, qu’elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s’arrange
pas avec le fait qu’elle n’ait pas fait ouvrir.»
Mais il ne lui fit pas
remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrée à elle-même, Odette
produirait peut-être quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité;
elle parlait; il ne l’interrompait pas, il recueillait avec une piété avide et
douloureuse ces mots qu’elle lui disait et qu’il sentait (justement, parce
qu’elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le
voile sacré, l’empreinte, dessiner l’incertain modelé, de cette réalité
infiniment précieuse et hélas introuvable:— ce qu’elle faisait tantôt à trois
heures, quand il était venu — de laquelle il ne posséderait jamais que ces
mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui n’existait plus que dans le
souvenir receleur de cet être qui la contemplait sans savoir l’apprécier, mais
ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu’en
elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément
intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes
n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle et pour tout être
pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se
rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n’existaient qu’en lui
comme une maladie, et que quand celle-ci serait guérie, les actes d’Odette, les
baisers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant
d’autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait
maintenant n’eût sa cause qu’en lui, n’était pas pour lui faire trouver
déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout
en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivait à un âge dont
la philosophie — favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où
Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il
était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on
ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun — n’est déjà
plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale,
d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent
de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de
passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et
permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genre
d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de
faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il éprouvait à ignorer ce
qu’avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu’un climat
humide causait à son eczéma; de prévoir dans son budget une disponibilité
importante pour obtenir sur l’emploi des journées d’Odette des renseignements
sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu’il en réservait pour
d’autres goûts dont il savait qu’il pouvait attendre du plaisir, au moins avant
qu’il fût amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu
à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même
vivement, en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir là porte pour
sortir. Mais il n’y prit pas garde, car, dans la multitude des gestes, des
propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable
que nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de
ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et que nous
nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps: «Quel
malheur que toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela
t’arrive, je ne t’aie pas vu.» Il savait bien qu’elle n’était pas assez
amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais
comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand
elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de
l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand,
non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant une chose assez peu importante
pour que l’air douloureux qu’elle continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle
rappelait ainsi plus encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de
femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment
leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d’une douleur
trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer
avec une grenade ou regardent Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui avait
déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d’un
coup, il se rappela: c’était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin
le lendemain de ce dîner où elle n’était pas venue sous prétexte qu’elle était
malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus
scrupuleuse des femmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi
innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient
à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer avec les uns ou avec les
autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se
sentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de
pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle
savait que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à qui elle le
faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal.
Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle
avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de
sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage et le
regret d’une méchanceté.
Quel mensonge déprimant
était-elle en train de faire à Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux,
cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait,
et demander grâce? Il eut l’idée que ce n’était pas seulement la vérité sur
l’incident de l’après-midi qu’elle s’efforçait de lui cacher, mais quelque
chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et
qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. A ce moment, il entendit un coup de
sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n’étaient qu’un
gémissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans l’après-midi, de ne pas lui
avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir.
On entendit la porte
d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture, comme si repartait une personne
— celle probablement que Swann ne devait pas rencontrer —à qui on avait dit
qu’Odette était sortie. Alors en songeant que rien qu’en venant à une heure où
il n’en avait pas l’habitude, il s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle
ne voulait pas qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de
détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait l’habitude de tourner
vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même ce
fut pour elle qu’il la ressentit, et il murmura: «Pauvre chérie!» Quand il la quitta, elle prit plusieurs
lettres qu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas les
mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, s’aperçut qu’il avait
gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu’à la poste, les tira de sa poche
et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient
toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se
disait: «Si je voyais ce qu’il y a dedans, je saurais comment elle l’appelle,
comment elle lui parle, s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en
ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à l’égard d’Odette, car c’est
la seule manière de me délivrer d’un soupçon peut-être calomnieux pour elle,
destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire,
une fois la lettre partie.»
Il
rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette
dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l’enveloppe qu’il n’avait
pas osé ouvrir. D’abord il ne put rien lire, mais l’enveloppe était mince, et
en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa
transparence, lire les derniers mots. C’était une formule finale très froide.
Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville,
c’eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir
des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait dans
l’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en
amena successivement les différentes lignes sous la partie de l’enveloppe qui
n’était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.
Malgré
cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne faisait rien car il en
avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un petit événement sans
importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses, c’était
quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. Swann avait bien lu au
commencement de la ligne: «J’ai eu raison», mais ne comprenait pas ce qu’Odette
avait eu raison de faire, quand soudain, un mot qu’il n’avait pas pu déchiffrer
d’abord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière: «J’ai eu raison
d’ouvrir, c’était mon oncle.» D’ouvrir! alors Forcheville était là tantôt quand
Swann avait sonné et elle l’avait fait partir, d’où le bruit qu’il avait
entendu.
Alors
il lut toute la lettre; à la fin elle s’excusait d’avoir agi aussi sans façon
avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses cigarettes chez elle, la même
phrase qu’elle avait écrite à Swann une des premières fois qu’il était venu.
Mais pour Swann elle avait ajouté: puissiez-vous y avoir laissé votre cœur, je
ne vous aurais pas laissé le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune
allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire d’ailleurs,
Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait
pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, c’était lui,
Swann, l’homme à qui elle attachait de l’importance et pour qui elle avait
congédié l’autre. Et pourtant, s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville,
pourquoi n’avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: «J’ai bien fait
d’ouvrir, c’était mon oncle»; si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là,
comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu ne pas ouvrir?
Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe
qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance
qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de
laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d’un incident qu’il n’aurait jamais
cru possible de connaître, un peu de la vie d’Odette, comme dans une étroite
section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en
réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste,
vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant
elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter chaque
jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à
apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de
Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début
à la fois l’ignorance où il était de l’emploi des journées d’Odette et la
paresse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorance par l’imagination.
Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie d’Odette, mais des seuls moments
où une circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait amené à supposer
qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une
première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s’attacha solidement à
ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais
Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n’étaient que le souvenir,
la perpétuation d’une souffrance qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en
apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours
dans le Midi. Mais il croyait qu’elle était désirée par tous les hommes qui se
trouvaient dans l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en
voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait
sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l’eût cruellement blessé.
Et comment n’aurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme il voyait un
amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie plus encore que n’avait fait
le goût voluptueux et riant qu’il avait d’abord pour Odette, altérait le
caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect
même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait.
Un
mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville,
Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se
préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et
plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de venir
le lendemain à une partie à Chatou; or, lui, Swann, n’y était pas invité.
Les
Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre,
distrait sans doute, s’écria:
—«Il
ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune dans l’obscurité
pour mieux voir s’éclairer les choses.»
Mme
Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir
de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui
qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe
d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui
enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle
instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet.
Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les
difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes
qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le
retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir
qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fit inviter et apaiser
dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on
demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à Swann:
— Alors, adieu, à bientôt,
n’est-ce pas? tâchant par l’amabilité du regard et la contrainte du sourire de
l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait
jusqu’ici:
«A demain à Chatou, à
après-demain chez moi.»
M. et Mme Verdurin firent
monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s’était rangée derrière la
leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
—«Odette, nous vous
ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M.
de Forcheville.
—«Oui, Madame», répondit
Odette.
—«Comment, mais je croyais
que je vous reconduisais», s’écria Swann, disant sans dissimulation, les mots
nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et
il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il était.
—«Mais Mme Verdurin m’a
demandé . . . »
—«Voyons, vous pouvez bien
revenir seul, nous vous l’avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.»
— Mais c’est que j’avais
une chose importante à dire à Madame.
—
Eh bien! vous la lui écrirez . . .
—
Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais
il avait l’air atterré.
— As-tu vu les façons que
Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin à son mari quand ils
furent rentrés. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous ramenions
Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment! Alors, qu’il dise tout de suite que
nous tenons une maison de rendez-vous! Je ne comprends pas qu’Odette supporte
des manières pareilles. Il
a absolument l’air de dire: vous m’appartenez. Je dirai ma manière de penser à
Odette, j’espère qu’elle comprendra.»
Et
elle ajouta encore un instant après, avec colère:
—
Non, mais voyez-vous, cette sale bête! employant sans s’en rendre compte, et
peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier — comme Françoise
à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir — les mots qu’arrachent les derniers
sursauts d’un animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de
l’écraser.
Et
quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann s’avança, son
cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas
arrivé de malheur.
Swann
le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu’il rentra. Il
parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu’il avait pris
jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité
des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d’Odette
lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient
adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure
encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une
sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette
allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise,
son ignominie.
Il
se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. «D’abord cette
idée d’aller à Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermer leur
boutique! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas
exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche!»
Il y aurait là les Cottard,
peut-être Brichot. «Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent
les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se
retrouvaient pas tous demain à Chatou!» Hélas!
il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à «faire des mariages», qui
inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec
une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, «car elle est si
vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête!!!»
Il
entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les
plaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux qu’elles eussent pour cible,
l’avaient toujours amusé parce qu’il voyait Odette en rire, en rire avec lui,
presque en lui. Maintenant il sentait que c’était peut-être de lui
qu’on allait faire rire Odette. «Quelle
gaieté fétide! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si
forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans
son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une
créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à
rire dans ces plaisanteries nauséabondes? Toute narine un peu délicate se
détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents.
C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre
qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu
loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible
à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de
milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et
clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les
plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant
fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu
tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure.
Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout, se dit-il,
comme si cette mission d’arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait
de plus longtemps que de quelques minutes, et comme s’il ne se l’était pas
donnée seulement depuis qu’il pensait que ces sarcasmes l’avaient peut-être lui-même
pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.
Il
voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme
Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses
nerfs: «Idiote, menteuse! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art!». Elle dirait
à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour
Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui: «Vous allez faire une
petite place à côté de vous à M. de Forcheville.» «Dans l’obscurité! maquerelle,
entremetteuse!». «Entremetteuse», c’était le nom qu’il donnait aussi à la
musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se
prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon,
de Bossuet, et de la vieille éducation française.
En
somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée si souvent
«la vraie vie», lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier
des milieux. «C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus bas dans
l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste
ne se réfère aux Verdurin! Au fond, comme les gens du monde dont on peut
médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandes de voyous,
montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le
bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce «Noli me tangere» du
faubourg Saint-Germain.» Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du
Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur
et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité
artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en instant plus
abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence
de la nuit: «Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît
mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines
choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai connue était loin d’être
parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse,
une loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât,
incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle et une
mégère comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire qu’ils sont
complets, qu’ils sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il n’était que temps de ne plus
condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures.»
Mais,
comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin, n’auraient pas
suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ils n’avaient pas
favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il
s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d’autres
personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette — de même, l’immoralité, eût-elle
été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante,
s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son
indignation et à lui faire flétrir «leur infamie». Et sans doute la voix de
Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer
ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini
avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis
plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet,
pendant qu’il se livrait à ces invectives, était probablement, sans qu’il s’en
aperçût, occupée d’un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez
lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le
front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une voix naturelle
cette fois: «Je crois que j’ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au
dîner de Chatou!» Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas
invité: le docteur Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, n’avait
pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n’avait pu aller à Chatou, dit,
le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux:
—«Mais,
est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien ce qu’on appelle
un ami personnel du . . . »
—«Mais
j’espère bien que non! s’écria Mme Verdurin, Dieu nous en préserve, il est
assommant, bête et mal élevé.»
Cottard
à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa soumission, comme
devant une vérité contraire à tout ce qu’il avait cru jusque-là, mais d’une
évidence irrésistible; et, baissant d’un air ému et peureux son nez dans son
assiette, il se contenta de répondre: «Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!» en traversant à
reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusqu’au fond de lui-même, le
long d’une gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut
plus question de Swann chez les Verdurin.
Alors ce salon qui avait
réuni Swann et Odette devint un obstacle à leurs rendez-vous. Elle ne lui
disait plus comme au premier temps de leur amour: «Nous nous venons en tous cas
demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.» Mais: «Nous ne pourrons pas
nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.» Ou bien les
Verdurin devaient l’emmener à l’Opéra-Comique voir «Une nuit de Cléopâtre» et
Swann lisait dans les yeux d’Odette cet effroi qu’il lui demandât de n’y pas
aller, que naguère il n’aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage
de sa maîtresse, et qui maintenant l’exaspérait. «Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il
à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer dans
cette musique stercoraire. C’est du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour
elle; du chagrin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en contact
quotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre pour éliminer
spontanément Victor Massé! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre qu’il
y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à
un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire «je n’irai pas»,
ne fût-ce que par intelligence, puisque c’est sur sa réponse qu’on classera une
fois pour toutes sa qualité d’âme. «Et s’étant persuadé à lui-même que c’était
seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur
spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce soir-là elle restât avec lui au lieu
d’aller à l’Opéra-Comique, il lui tenait le même raisonnement, au même degré
d’insincérité qu’à soi-même, et même, à un degré de plus, car alors il
obéissait aussi au désir de la prendre par l’amour-propre.
—
Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu’elle partît pour le
théâtre, qu’en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j’étais
égoïste, seraient pour que tu me refuses, car j’ai mille choses à faire ce soir
et je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute
attente tu me réponds que tu n’iras pas. Mais mes
occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où me voyant à
jamais détaché de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t’avoir
avertie dans les minutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi un
de ces jugements sévères auxquels l’amour ne résiste pas longtemps. Vois-tu,
«Une nuit de Cléopâtre» (quel titre!) n’est rien dans la circonstance. Ce qu’il
faut savoir c’est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rang de
l’esprit, et même du charme, l’être méprisable qui n’est pas capable de
renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t’aimer, car
tu n’es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins
perfectible? Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on lui offre, un
poisson sans mémoire et sans réflexion qui tant qu’il vivra dans son aquarium
se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continuera à prendre
pour de l’eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que
je cesserai de t’aimer immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins
séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n’es pas une personne, que tu
es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d’aucune?
Évidemment j’aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance, de
renoncer à «Une nuit de Cléopâtre» (puisque tu m’obliges à me souiller les
lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à
tenir un tel compte, à tirer de telles conséquences de ta réponse, j’ai trouvé
plus loyal de t’en prévenir.»
Odette
depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude. A défaut du
sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dans le genre commun
des «laïus», et scènes de reproches ou de supplications dont l’habitude qu’elle
avait des hommes lui permettait sans s’attacher aux détails des mots, de
conclure qu’ils ne les prononceraient pas s’ils n’étaient pas amoureux, que du
moment qu’ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu’ils ne le
seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand
calme si elle n’avait vu que l’heure passait et que pour peu qu’il parlât
encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire
tendre, obstiné et confus, «finir par manquer l’Ouverture!»
D’autres
fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu’il cesserait de l’aimer,
c’est qu’elle ne voulût pas renoncer à mentir. «Même au simple point de vue de
la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta
séduction en t’abaissant à mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais
racheter! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!» Mais c’est
en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons qu’elle avait de ne pas
mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un système général du mensonge;
mais Odette n’en possédait pas; elle se contentait seulement, dans chaque cas
où elle voulait que Swann ignorât quelque chose qu’elle avait fait, de ne pas
le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un expédient d’ordre
particulier; et ce qui seul pouvait décider si elle devait s’en servir ou
avouer la vérité, c’était une raison d’ordre particulier aussi, la chance plus
ou moins grande qu’il y avait pour que Swann pût découvrir qu’elle n’avait pas
dit la vérité.
Physiquement, elle
traversait une mauvaise phase: elle épaississait; et le charme expressif et
dolent, les regards étonnés et rêveurs qu’elle avait autrefois semblaient avoir
disparu avec sa première jeunesse. De sorte qu’elle était devenue si chère à
Swann au moment pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins jolie.
Il la regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme qu’il lui avait
connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle,
c’était toujours Odette qui vivait, toujours la même volonté fugace,
insaisissable et sournoise, suffisait à Swann pour qu’il continuât de mettre la
même passion à chercher à la capter. Puis
il regardait des photographies d’il y avait deux ans, il se rappelait comme
elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal
pour elle.
Quand les Verdurin
l’emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan, souvent, si c’était dans la
belle saison, ils proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir
que le lendemain. Mme Verdurin cherchait à apaiser les scrupules du pianiste
dont la tante était restée à Paris.
— Elle sera enchantée
d’être débarrassée de vous pour un jour. Et comment s’inquiéterait-elle, elle vous
sait avec nous? d’ailleurs je prends tout sous mon bonnet.
Mais si elle n’y
réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de
télégraphe ou un messager et s’informait de ceux des fidèles qui avaient
quelqu’un à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait qu’elle n’avait
de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swann une fois pour
toutes qu’en lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait.
Parfois c’était pour plusieurs jours qu’elle s’absentait, les Verdurin
l’emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil
du peintre, des couchers de soleil en forêt et on poussait jusqu’au château de
Pierrefonds.
—«Penser qu’elle pourrait
visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l’architecture pendant dix
ans et qui suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à
Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour
elle, et qu’à la place elle va avec les dernières des brutes s’extasier
successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de
Viollet-le-Duc! Il me semble qu’il n’y a pas besoin d’être artiste pour cela et
que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller
villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des
excréments.»
Mais quand elle était
partie pour Dreux ou pour Pierrefonds — hélas, sans lui permettre d’y aller,
comme par hasard, de son côté, car «cela ferait un effet déplorable»,
disait-elle — il se plongeait dans le plus enivrant des romans d’amour,
l’indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre,
l’après-midi, le soir, ce matin même! Le moyen? presque davantage:
l’autorisation. Car enfin l’indicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas
faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d’imprimés,
qu’à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix
heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la
permission d’Odette était superflue; et c’était aussi un acte qui pouvait avoir
un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne
la connaissaient pas l’accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour
que cela valût la peine de faire chauffer des locomotives.
En somme elle ne pouvait
tout de même pas l’empêcher d’aller à Pierrefonds s’il en avait envie! Or,
justement, il sentait qu’il en avait envie, et que s’il n’avait pas connu
Odette, certainement il y serait allé. Il y avait longtemps qu’il voulait se
faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu’il faisait, il
éprouvait l’impérieux désir d’une promenade dans la forêt de Compiègne.
Ce
n’était vraiment pas de chance qu’elle lui défendît le seul endroit qui le tentait
aujourd’hui. Aujourd’hui! S’il y allait, malgré son interdiction, il pourrait
la voir aujourd’hui même! Mais, alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds
quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement: «Tiens, vous ici!», et lui
aurait demandé d’aller la voir à l’hôtel où elle était descendue avec les
Verdurin, au contraire si elle l’y rencontrait, lui, Swann, elle serait
froissée, elle se dirait qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être
se détournerait-elle avec colère en l’apercevant. «Alors, je n’ai plus le droit
de voyager!», lui dirait-elle au retour, tandis qu’en somme c’était lui qui
n’avait plus le droit de voyager!
Il
avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans
avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y faire emmener par un de
ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage.
Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne
se sentait pas de joie et s’émerveillait que Swann, pour la première fois
depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété et, quoiqu’il ne
voulait pas s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire
ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann
s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voir Odette, même
s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur
cette terre où ne sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il
sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition: dans la
cour du château, devenu beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il
était allé le voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait
romanesque; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et
tendre; — asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se
réfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux,
vagabond et multiplié. «Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de
ne pas tomber sur Odette et les Verdurin; je viens d’apprendre qu’ils sont
justement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce
ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns
sans les autres.» Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il
changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les
hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles où
pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher ce
qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car
s’il avait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation,
content d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se
souciant pas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il
était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui
disait: «Hélas! non, je ne peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds, Odette y
est justement.» Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si seul de
tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour d’aller à Pierrefonds,
c’était parce qu’il était en effet pour Odette quelqu’un de différent des
autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui au droit
universel de libre circulation, n’était qu’une des formes de cet esclavage, de
cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de
se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journées
penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte du
Tendre, s’entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dés que venait
le jour où il était possible qu’elle revînt, il rouvrait l’indicateur,
calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle s’était attardée, ceux
qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dépêche, ne
se couchait pas, pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait
voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il
entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait qu’on tardait à ouvrir, il
voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour appeler Odette si
c’était elle, car malgré les recommandations qu’il était descendu faire plus de
dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il n’était pas là. C’était un
domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui
passaient, auquel il n’avait jamais fait attention autrefois. Il écoutait
chacune venir au loin, s’approcher, dépasser sa porte sans s’être arrêtée et
porter plus loin un message qui n’était pas pour lui. Il attendait toute la
nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était
à Paris depuis midi; elle n’avait pas eu l’idée de l’en prévenir; ne sachant
que faire elle avait été passer sa soirée seule au théâtre et il y avait
longtemps qu’elle était rentrée se coucher et dormait.
C’est qu’elle n’avait même
pas pensé à lui. Et de tels moments où elle oubliait jusqu’à l’existence de
Swann étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que
toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse
qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour le soir où il
n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la
soirée. Et il n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance, des journées
heureuses pendant lesquelles s’oublient les souffrances qui renaîtront le soir.
Les journées, Swann les passait sans
Odette; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir
ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de
bijoux au milieu de la rue. Alors il s’indignait contre tous les passants comme
contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe échappant à son
imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il
fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux,
s’écriait: «A la grâce de Dieu», comme ceux qui après s’être acharnés à
étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l’immortalité de
l’âme accordent la détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours
la pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes les plus simples
de la vie de Swann — déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher — par
la tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de
Philibert le Beau que dans l’église de Brou, à cause du regret qu’elle avait de
lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains jours, au
lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant
assez voisin dont il avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant
il n’allait plus que pour une de ces raisons, à la fois mystiques et saugrenues,
qu’on appelle romanesques; c’est que ce restaurant (lequel existe encore)
portait le même nom que la rue habitée par Odette: Lapérouse. Quelquefois,
quand elle avait fait un court déplacement ce n’est qu’après plusieurs jours
qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle était revenue à Paris. Et elle lui
disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se
couvrir à tout hasard d’un petit morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait
d’y rentrer à l’instant même par le train du matin. Ces paroles étaient
mensongères; du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes,
n’ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d’appui dans le
souvenir de son arrivée à la gare; même elle était empêchée de se les représenter
au moment où elle les prononçait, par l’image contradictoire de ce qu’elle
avait fait de tout différent au moment où elle prétendait être descendue du
train. Mais dans l’esprit de Swann au contraire ces paroles qui ne
rencontraient aucun obstacle venaient s’incruster et prendre l’inamovibilité
d’une vérité si indubitable que si un ami lui disait être venu par ce train et
ne pas avoir vu Odette il était persuadé que c’était l’ami qui se trompait de
jour ou d’heure puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles
d’Odette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s’il s’était d’abord
défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon
préalable était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi une
condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect.
L’entendait-il citer un nom, c’était certainement celui d’un de ses amants; une
fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler; il
s’aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoir
l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le laisserait respirer que
quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c’était un
oncle d’Odette mort depuis vingt ans.
Bien
qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics
disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il était
invité comme elle — chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charité
dans un ministère — il se trouvât en même temps qu’elle. Il la voyait mais
n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs
qu’elle prenait avec d’autres et qui — tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il
allait se coucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plus
tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray — lui semblaient
illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut
par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec
tant de violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée,
d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement: il
était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le
quitter; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu
d’hommes à qui ses regards et sa gaieté qui n’étaient pas pour lui, semblaient
parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au «Bal
des Incohérents» où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait à
Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginait plus
difficilement; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il
s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui
l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du
retour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et
connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les
jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop
brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avait
revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel
elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il était déjà
sur le seuil: «Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir,
nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi.»
Il
est vrai qu’un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais
comme, arrivé devant la porte d’Odette il avait sollicité la permission
d’entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann: «Ah! cela dépend de
ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas
longtemps parce que je vous préviens qu’il aime causer tranquillement avec moi,
et qu’il n’aime pas beaucoup qu’il y ait des visites quand il vient. Ah! si
vous connaissiez cet être-là autant que je le connais; n’est-ce pas, my love,
il n’y a que moi qui vous connaisse bien?»
Et
Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en
présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de
prédilection, mais encore certaines critiques comme: «Je suis sûre que vous
n’avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. N’y allez
pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli», ou: «Avez-vous laissé
seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l’avancer un peu demain?
Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!» qui prouvaient qu’Odette se
tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses études d’art,
qu’ils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un
sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.
Alors
à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de l’orangeade, tout d’un coup,
comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un objet, sur la
muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et
s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu’il se faisait
d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait
devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette,
sous la lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui
(destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait
sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie vie
d’Odette, de la vie d’Odette quand lui n’était pas là), avec des accessoires de
théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de bon de
la vie d’Odette, que s’il n’avait pas été là elle eût avancé à Forcheville le
même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu, mais précisément cette
orangeade; que le monde habité par Odette n’était pas cet autre monde
effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n’existait
peut-être que dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune
tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette
boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets qu’il
contemplait avec autant de curiosité et d’admiration que de gratitude, car si
en absorbant ses rêves ils l’en avaient délivré, eux en revanche, s’en étaient
enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient
son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en même temps qu’ils
tranquillisaient son cœur. Ah! si le destin avait permis qu’il pût n’avoir
qu’une seule demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en
demandant au domestique ce qu’il y avait à déjeuner c’eût été le menu d’Odette
qu’il avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin se
promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari l’avait obligé,
n’eût-il pas envie de sortir, à l’accompagner, portant son manteau quand elle
avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de rester chez
elle en déshabillé, s’il avait été forcé de rester là près d’elle, à faire ce
qu’elle voudrait; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui
semblaient si tristes, au contraire parce qu’ils auraient en même temps fait
partie de la vie d’Odette auraient pris, même les plus familiers — et comme
cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui
matérialisaient tant de désir — une sorte de douceur surabondante et de densité
mystérieuse.
Pourtant
il se doutait bien que ce qu’il regrettait ainsi c’était un calme, une paix qui
n’auraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. Quand Odette
cesserait d’être pour lui une créature toujours absente, regrettée, imaginaire,
quand le sentiment qu’il aurait pour elle ne serait plus ce même trouble
mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l’affection, de la
reconnaissance quand s’établiraient entre eux des rapports normaux qui
mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la
vie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes — comme il avait
déjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils étaient, par exemple le jour où il
avait lu à travers l’enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant
son mal avec autant de sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire
l’étude, il se disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette
lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il
redoutait à l’égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort
de tout ce qu’il était actuellement.
Après
ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés; il bénissait
Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus
beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude,
ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amour qui avait besoin
de se dépenser.
Mais,
à d’autres moments, sa douleur le reprenait, il s’imaginait qu’Odette était la
maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l’avaient vu, du fond du landau
des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n’avait pas été
invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu’avait remarqué jusqu’à
son cocher, de revenir avec lui, puis s’en retourner de son côté, seul et
vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire: «Hein!
ce qu’il rage!» les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois,
que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.
Alors
Swann la détestait. «Mais aussi, je suis trop bête, se disait-il, je paie avec
mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de même bien de faire
attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus
rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses
supplémentaires! Penser que pas plus tard qu’hier, comme elle disait avoir
envie d’assister à la saison de Bayreuth, j’ai eu la bêtise de lui proposer de
louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs.
Et d’ailleurs elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’a encore dit ni oui
ni non; espérons qu’elle refusera, grand Dieu! Entendre du
Wagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie comme un poisson d’une
pomme, ce serait gai!» Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se
manifester et d’agir, il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses
imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu’il prêtait à Odette,
il la détestait davantage et pourrait si — ce qu’il cherchait à se figurer —
elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion de la punir et d’assouvir
sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait
recevoir une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour louer ce
château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pas venir,
parce qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah!
comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace. Quelle joie il aurait à
refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, à
énoncer tout haut les termes, comme s’il avait reçu la lettre en réalité.
Or, c’est ce qui arriva le
lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient
manifesté le désir d’assister à ces représentations de Wagner et que, s’il
voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été si
souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il
était sous-entendu que leur présence excluait la sienne.
Alors
cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser
espérer qu’elle pourrait servir jamais il avait la joie de la lui faire porter.
Hélas! il sentait bien qu’avec l’argent qu’elle avait, ou qu’elle trouverait
facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu’elle en avait
envie, elle qui n’était pas capable de faire de différence entre Bach et
Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen comme
s’il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d’organiser
chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait
peut-être passé la fantaisie — qu’il était possible qu’elle n’eût jamais eue
encore — de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage
détesté, ce n’était pas lui, Swann, qui le paierait! — Ah! s’il avait pu
l’empêcher, si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de
la voiture qui l’emmènerait à la gare avait consenti, à n’importe quel prix, à
la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette
femme perfide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à
Forcheville, qu’Odette était pour Swann depuis quarante-huit heures.
Mais
elle ne l’était jamais pour très longtemps; au bout de quelques jours le regard
luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa duplicité, cette image d’une
Odette exécrée disant à Forcheville: «Ce qu’il rage!» commençait à pâlir, à
s’effacer. Alors, progressivement reparaissait et s’élevait en brillant
doucement, le visage de l’autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire
à Forcheville, mais un sourire où il n’y avait pour Swann que de la tendresse,
quand elle disait: «Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n’aime pas
beaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès de moi. Ah! si
vous connaissiez cet être-là autant que je le connais!», ce même sourire
qu’elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu’elle
prisait si fort, de quelque conseil qu’elle lui avait demandé dans une de ces
circonstances graves où elle n’avait confiance qu’en lui.
Alors,
à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre
outrageante dont sans doute jusqu’ici elle ne l’eût pas cru capable, et qui
avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa
loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher,
car c’était pour ces qualités-là, qu’elle ne trouvait ni à Forcheville ni à
aucun autre, qu’elle l’aimait. C’était à cause d’elles qu’Odette lui témoignait
si souvent une gentillesse qu’il comptait pour rien au moment où il était
jaloux, parce qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt
de l’affection que de l’amour, mais dont il recommençait à sentir l’importance
au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée
par la distraction que lui apportait une lecture d’art ou la conversation d’un
ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.
Maintenant
qu’après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d’où
la jalousie de Swann l’avait un moment écartée, dans l’angle où il la trouvait
charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de
consentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer les lèvres
vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser; et il lui
gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle
venait de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement son imagination
qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme
il avait dû lui faire de la peine! Certes il trouvait des raisons valables à
son ressentiment contre elle, mais elles n’auraient pas suffi à le lui faire
éprouver s’il ne l’avait pas autant aimée. N’avait-il pas eu des griefs aussi
graves contre d’autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu
service aujourd’hui, étant contre elles sans colère parce qu’il ne les aimait
plus. S’il devait jamais un jour se trouver dans le même état d’indifférence
vis-à-vis d’Odette, il comprendrait que c’était sa jalousie seule qui lui avait
fait trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable, à ce désir, au fond si
naturel, provenant d’un peu d’enfantillage et aussi d’une certaine délicatesse
d’âme, de pouvoir à son tour, puisqu’une occasion s’en présentait, rendre des
politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.
Il
revenait à ce point de vue — opposé à celui de son amour et de sa jalousie et
auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d’équité intellectuelle et pour
faire la part des diverses probabilités — d’où il essayait de juger Odette
comme s’il ne l’avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme
les autres, comme si la vie d’Odette n’avait pas été, dès qu’il n’était plus
là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi
croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec d’autres des plaisirs
enivrants qu’elle n’avait pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie
forgeait de toutes pièces? A Bayreuth comme à Paris, s’il arrivait que
Forcheville pensât à lui ce n’eût pu être que comme à quelqu’un qui comptait
beaucoup dans la vie d’Odette, à qui il était obligé de céder la place, quand
ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d’être
là-bas malgré lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutilement à
l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé son projet, d’ailleurs
défendable, elle aurait eu l’air d’être là-bas d’après son avis, elle s’y
serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu’elle aurait éprouvé à
recevoir ces gens qui l’avaient tant reçue, c’est à Swann qu’elle en aurait su
gré.
Et
— au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans l’avoir revu — s’il
lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à ce voyage et s’occupait de le
lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il
aurait cette joie de la voir qu’il n’avait pas goûtée depuis près d’une semaine
et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la
représenter sans horreur, qu’il revoyait de la bonté dans son sourire, et que
le désir de l’enlever à tout autre, n’était plus ajouté par la jalousie à son
amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait
la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à admirer comme un spectacle
ou à interroger comme un phénomène, le lever d’un de ses regards, la formation
d’un de ses sourires, l’émission d’une intonation de sa voix. Et ce plaisir
différent de tous les autres, avait fini par créer en lui un besoin d’elle et
qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé,
presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un autre besoin qui caractérisait
cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression
des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans
qu’il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie
intérieure qu’une personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment
se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps s’acheminer vers une
complète guérison — cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du
monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de la musique.
Ainsi,
par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de la jalousie avec son
amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était
redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords d’avoir été dur
pour elle. Il voulait qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui
avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et
modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le
voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander
une réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire
et même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les
faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle
pas combien il avait été sincère vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il
lui avait dit qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du
mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis sinon
d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de
leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se passer d’elle,
qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps
sans aller chez elle.
Parfois c’était après
quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau; et comme, des
visites prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle
bien grande joie mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au
calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la
voir aucun des jours qu’il lui avait dit. Or
une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de
déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi; ses soupçons, sa douleur le
reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se
trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif,
il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si
elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, cela
suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au
calcul de Swann, le consentement d’Odette avait tout changé en lui. Comme tous
ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un
moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant
tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une
chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un
bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir
dans l’ancien.
Mais
d’autres fois au contraire — Odette était sur le point de partir en voyage —
c’était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte, qu’il se
résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant
ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait
peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était
inévitable du fait du voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus
tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de n’avoir reçu ni visite
ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se
déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où
sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois
semaines de séparation acceptée, c’était avec plaisir qu’il considérait l’idée
qu’il reverrait Odette à son retour: mais c’était aussi avec si peu
d’impatience qu’il commençait à se demander s’il ne doublerait pas
volontierement la durée d’une abstinence si facile. Elle ne datait
encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu’il avait
souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l’avoir comme maintenant
prémédité. Et pourtant voici qu’une légère contrariété ou un malaise physique —
en l’incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en
dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d’accueillir l’apaisement
qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de l’effort,
à la volonté— suspendait l’action de celle-ci qui cessait d’exercer sa compression;
ou, moins que cela, le souvenir d’un renseignement qu’il avait oublié de
demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire
repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c’était des
actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait acquérir (c’était très joli
de lui montrer qu’il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture
était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien
avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans
une machine pneumatique qu’on entr’ouvre, l’idée de la revoir, des lointains où
elle était maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des
possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus
trouver de résistance, et d’ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien
moins de peine à sentir s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait
rester séparé d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes que son cocher
mettait pour atteler la voiture qui allait l’emmener chez elle et qu’il passait
dans des transports d’impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour
lui prodiguer sa tendresse cette idée de la retrouver qui, par un retour si
brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans
sa plus proche conscience. C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire
obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister qui n’existait
plus chez Swann depuis que s’étant prouvé à lui-même — il le croyait du moins —
qu’il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à
ajourner un essai de séparation qu’il était certain maintenant de mettre à
exécution dès qu’il le voudrait. C’est aussi que cette idée de la revoir
revenait parée pour lui d’une nouveauté, d’une séduction, douée d’une virulence
que l’habitude avait émoussées, mais qui s’étaient retrempées dans cette
privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit
se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là
eût été un plaisir attendu qu’on sacrifie aisément, avait fait un bonheur
inespéré contre lequel on est sans force. C’est enfin qu’elle y revenait
embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette avait pu penser, faire
peut-être en voyant qu’il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce
qu’il allait trouver c’était la révélation passionnante d’une Odette presque
inconnue.
Mais elle, de même qu’elle
avait cru que son refus d’argent n’était qu’une feinte, ne voyait qu’un
prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander, sur la voiture à
repeindre, ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses
phases de ces crises qu’il traversait et dans l’idée qu’elle s’en faisait, elle
omettait d’en comprendre le mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle connaissait
d’avance, à la nécessaire, à l’infaillible et toujours identique terminaison.
Idée incomplète — d’autant plus profonde peut-être — si on la jugeait du point
de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme
un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par
un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude
invétérée, l’autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait
être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n’attache pas la même
importance qu’eux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon
lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l’état
morbide qui, en réalité, n’ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis
qu’ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de
Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections,
le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice
ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.
Certes l’étendue de cet
amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le
mesurer, il lui arrivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à rien;
par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant
qu’il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui
revenait à certains jours. «Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le
lendemain; à voir exactement les choses, je n’avais presque aucun plaisir hier
à être dans son lit, c’est curieux je la trouvais même laide.» Et certes, il
était sincère, mais son amour s’étendait bien au-delà des régions du désir
physique. La personne même d’Odette n’y tenait plus une grande place. Quand du
regard il rencontrait sur sa table la photographie d’Odette, ou quand elle
venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol
avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait
presque avec étonnement: «C’est elle» comme si tout d’un coup on nous montrait
extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas
ressemblante à ce que nous souffrons. «Elle»,
il essayait de se demander ce que c’était; car c’est une ressemblance de
l’amour et de la mort, plutôt que celles si vagues, que l’on redit toujours, de
nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le
mystère de la personnalité. Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait
tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de
Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même
à ce qu’il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec
lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu
près tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable.
Par
cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par
hasard il retournait dans le monde en se disant que ses relations comme une
monture élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs su estimer très exactement,
pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d’Odette (et ç’aurait
peut-être été vrai en effet si elles n’avaient été avilies par cet amour même,
qui pour Odette dépréciait toutes les choses qu’il touchait par le fait qu’il
semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse
d’être dans des lieux, au milieu de gens qu’elle ne connaissait pas, le plaisir
désintéressé qu’il aurait pris à un roman ou à un tableau où sont peints les
divertissements d’une classe oisive, comme, chez lui, il se complaisait à
considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l’élégance de sa garde-robe
et de sa livrée, le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu’à lire
dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des
journées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l’avarice avisée et le grand
train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n’était pas absolu,
la raison de ce plaisir nouveau que goûtait Swann, c’était de pouvoir émigrer
un moment dans les rares parties de lui-même restées presque étrangères à son
amour, à son chagrin. A cet égard cette personnalité, que lui attribuait ma
grand’tante, de «fils Swann», distincte de sa personnalité plus individuelle de
Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que,
pour l’anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu’elle pouvait souvent
être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des
galas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop
comment les commander, il en avait chargé une cousine de sa mère qui, ravie de
faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte qu’elle
n’avait pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote
dont c’est la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet où
elles étaient plus belles, etc., «chaque fruit visité et examiné un par un par
moi». Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du
parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le «chaque fruit
visité et examiné un par un par moi» avait été un apaisement à sa souffrance,
en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien
qu’elle lui appartînt comme héritier d’une famille de riche et bonne
bourgeoisie où s’étaient conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son
service dès qu’il le souhaitait, la connaissance des «bonnes adresses» et l’art
de savoir bien faire une commande.
Certes,
il avait trop longtemps oublié qu’il était le «fils Swann» pour ne pas
ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux qu’il
eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé; et si
l’amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins
vive que celle de l’aristocratie (mais plus flatteuse d’ailleurs, car chez eux
du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d’altesse,
quelques divertissements princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait lui être
aussi agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou seulement
d’assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents dont les
uns avaient continué à le voir — comme mon grand-père qui, l’année précédente,
l’avait invité au mariage de ma mère — et dont certains autres le connaissaient
personnellement à peine mais se croyaient des devoirs de politesse envers le
fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais,
par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi eux, les gens du monde, dans
une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et
de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés, le même
appui hors de lui-même, le même confort, qu’à regarder les belles terres, la
belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la
pensée que s’il tombait chez lui frappé d’une attaque ce serait tout
naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et
le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait
la même consolation qu’à notre vieille Françoise de savoir qu’elle serait
ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que
cela ne donnait qu’une plus haute idée du soin de l’ouvrière), linceul de
l’image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de
bien-être, au moins d’amour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de
ses actions, et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était
constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu’il lui était peut-être
pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que le plus ennuyeux
fidèle des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il était l’homme
exquis par excellence, qu’on faisait tout pour attirer, qu’on se désolait de ne
pas voir, il recommençait à croire à l’existence d’une vie plus heureuse,
presque à en éprouver l’appétit, comme il arrive à un malade alité depuis des
mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d’un déjeuner
officiel ou l’annonce d’une croisière en Sicile.
S’il
était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de
visites, c’était de lui en faire qu’il cherchait à s’excuser auprès d’Odette.
Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu’il eût un peu
abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c’était assez de lui
envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent
à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’elle
avait rencontré allant chez elle, et qui avait exigé qu’il l’accompagnât. Et à
défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme
spontanément, au cours de la conversation, qu’il se rappelait avoir à parler à
Swann, qu’elle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite chez
elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait
le soir que son moyen n’avait pas réussi. De sorte que si elle faisait
maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le
voyait peu, et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait: «Je suis toujours
libre» et «Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me faire?», maintenant,
chaque fois qu’il voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait
des occupations. Quand il parlait d’aller à une fête de charité, à un vernissage,
à une première, où elle serait, elle lui disait qu’il voulait afficher leur
liaison, qu’il la traitait comme une fille. C’est au point que pour tâcher de
n’être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu’elle connaissait
et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-même
l’ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse
afin de lui demander d’user de son influence sur Odette. Comme elle prenait
toujours, quand elle parlait à Swann, de mon oncle, des airs poétiques, disant:
«Ah! lui, ce n’est pas comme toi, c’est une si belle chose, si grande, si
jolie, que son amitié pour moi. Ce n’est pas lui qui me considérerait assez peu
pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics», Swann fut
embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler d’elle
à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priori d’Odette, l’axiome de sa
supra-humanité séraphique, la révélation de ses vertus indémontrables et dont
la notion ne pouvait dériver de l’expérience. «Je veux parler avec vous. Vous,
vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable,
quel ange est Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le monde
ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que
je joue un rôle un peu ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la
rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne
pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le
tort qu’un salut de moi lui cause?»
Mon
oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l’en aimerait
que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait.
Quelques jours après, Odette disait à Swann qu’elle venait d’avoir une
déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes: il venait
d’essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment
voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand
il le rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle
Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs à
la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il
avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui,
relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette avait bouleversé Swann.
Mais les choses qu’il aurait avant de les connaître, trouvé le plus affreux
d’apprendre et le plus impossible de croire, une fois qu’il les savait, elles
étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait
plus pu comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur
l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même
comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas
soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait
jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha,
pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient
qu’il connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau
à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien n’aurait pu
paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de
Bade ou de Nice, apprenant qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête
dans ces villes de plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était
seulement pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec
une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l’abîme sans fond où
étaient allées s’engloutir ces années du début du Septennat pendant lesquelles
on passait l’hiver sur la promenade des Anglais, l’été sous les tilleuls de
Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme
celle que leur eût prêtée un poète; et il eût mis à reconstituer les petits
faits de la chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu l’aider à
comprendre quelque chose du sourire ou des regards — pourtant si honnêtes et si
simples — d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui interroge les
documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâcher d’entrer plus
avant dans l’âme de la Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus, de
Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui
disait: «Comme tu as l’air triste!» Il n’y avait pas bien longtemps encore, de
l’idée qu’elle était une créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût
connues, il avait passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue;
inversement il lui était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy,
peut-être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une
expression parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait:
«Qu’est-ce que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de
Crécy? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des autres»;
il pensait que cette légende — fût-elle authentique —était extérieure à Odette,
n’était pas en elle comme une personnalité irréductible et malfaisante; que la
créature qui avait pu être amenée à mal faire, c’était une femme aux bons yeux,
au cœur plein de pitié pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu,
qu’il avait serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un
jour à posséder toute, s’il réussissait à se rendre indispensable à elle. Elle
était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la préoccupation
fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann; elle
écartait ses cheveux avec ses mains; son front, sa figure paraissaient plus
larges; alors, tout d’un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon
sentiment comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de
repos ou de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait dans ses
yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme une
campagne grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce
moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu
les partager avec elle; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de
résidu. Si rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par
le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait
comme en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard
(comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des sacrifices que
l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais
que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu! Même pour
leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si elle
pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle le trouverait toujours libre,
elle voulait d’abord être certaine que personne d’autre ne lui proposerait de
venir. Elle alléguait qu’elle était obligée d’attendre une réponse de la plus
haute importance pour elle, et même si après qu’elle avait fait venir Swann des
amis demandaient à Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les
rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s’habillait à
la hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa toilette, chaque mouvement
qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait la quitter, où elle
s’enfuirait d’un élan irrésistible; et quand, enfin prête, plongeant une
dernière fois dans son miroir ses regards tendus et éclairés par l’attention,
elle remettait un peu de rouge à ses lèvres, fixait une mèche sur son front et
demandait son manteau de soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait
l’air si triste qu’elle ne pouvait réprimer un geste d’impatience et disait:
«Voilà comme tu me remercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi
qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir pour une
autre fois!» Parfois, au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à
savoir où elle était allée, il rêvait d’une alliance avec Forcheville qui
peut-être aurait pu le renseigner. D’ailleurs quand il savait avec qui elle
passait la soirée, il était bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes
ses relations à lui quelqu’un qui connaissait fût-ce indirectement l’homme avec
qui elle était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel
renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amis pour lui demander de
chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le repos de cesser de se
poser ses questions sans réponses et de transférer à un autre la fatigue
d’interroger. Il est vrai que Swann n’était guère plus avancé
quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours
d’empêcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon
entre nos mains, du moins dans notre pensée où nous les disposons à notre gré,
ce qui nous donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux
toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et
elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus
sortait avec elle c’était par amitié pour lui et qu’il ne ferait pas difficulté
à lui raconter ce qu’elle avait fait. Quelquefois
elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui était impossible de le
voir un certain soir, elle avait l’air de tenir tant à une sortie, que Swann
attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus fût libre de
l’accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de
Charlus, il le contraignait, en ayant l’air de ne pas bien comprendre ses
premières réponses, à lui en donner de nouvelles, après chacune desquelles il
se sentait plus soulagé, car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa
soirée aux plaisirs les plus innocents. «Mais comment, mon petit Mémé, je ne
comprends pas bien . . ., ce n’est pas en sortant de chez elle que
vous êtes allés au musée Grévin? Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non? Oh! que
c’est drôle! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit Mémé. Mais quelle
drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat Noir, c’est bien une idée
d’elle . . . Non? c’est vous. C’est curieux. Après tout ce n’est pas
une mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde? Non? elle n’a
parlé à personne? C’est extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela
tous les deux tous seuls? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon
petit Mémé, je vous aime bien.» Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il
était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine,
d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: «J’ai vu hier
Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas»), phrases qui
aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient
comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaient
doux au contraire ces mots: «Elle ne connaissait personne, elle n’a parlé à
personne», comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides,
faciles, respirables! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs qu’elle
préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui
faisait pourtant de la peine comme une trahison.
Même quand il ne pouvait
savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer l’angoisse qu’il
éprouvait alors, et contre laquelle la présence d’Odette, la douceur d’être
auprès d’elle était le seul spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait
le mal avec bien des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance),
il lui aurait suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez elle
tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure du retour dans
l’apaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures qu’un
prestige, un maléfice lui avaient fait croire différentes des autres. Mais elle
ne le voulait pas; il revenait chez lui; il se forçait en chemin à former
divers projets, il cessait de songer à Odette; même il arrivait, tout en se
déshabillant, à rouler en lui des pensées assez joyeuses; c’est le cœur plein
de l’espoir d’aller le lendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au
lit et éteignait sa lumière; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il
cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas
conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé
refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir
pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en riant: «C’est charmant, je deviens
névropathe.» Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le
lendemain il faudrait recommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait,
à mettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une
activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu’un
jour apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à
la pensée qu’il avait peut-être une tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir
à s’occuper de rien, que c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de
lui son jouet, jusqu’à la fin prochaine. Et
en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se l’avouer de désirer
la mort, c’était pour échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à la
monotonie de son effort.
Et
pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait plus, où
elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfin apprendre
d’elle si le jour où il était allé la voir dans l’après-midi, elle était ou non
couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu’elle
aimait quelqu’un d’autre le détournait de se poser cette question relative à
Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles
d’un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des
précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté
par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il
sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il
avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes.
Mais elle n’avait pas bougé de place. Et même, c’était l’acuité de cette
douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait
aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l’occupaient tant chaque
jour (bien qu’il eût assez vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que
les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer,
son cerveau fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières
fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines
occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachées par
elle à quelque obligation envers des parents éloignés ou des amis d’autrefois,
qui, parce qu’ils étaient les seuls qu’elle lui citait souvent comme
l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann former le cadre fixe, nécessaire,
de la vie d’Odette. A cause du ton dont elle lui disait de temps à autre «le
jour où je vais avec mon amie à l’Hippodrome», si, s’étant senti malade et
ayant pensé: «peut-être Odette voudrait bien passer chez moi», il se rappelait
brusquement que c’était justement ce jour-là, il se disait: «Ah! non, ce n’est
pas la peine de lui demander de venir, j’aurais dû y penser plus tôt, c’est le
jour où elle va avec son amie à l’Hippodrome. Réservons-nous pour ce qui est
possible; c’est inutile de s’user à proposer des choses inacceptables et
refusées d’avance.» Et ce devoir qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome
et devant lequel Swann s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement
inéluctable; mais ce caractère de nécessité dont il était empreint semblait
rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à
lui. Si Odette dans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait éveillé
la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci en rattachant
l’existence de l’inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui
parlait, si, par exemple, elle disait: «C’est un monsieur qui était dans la
loge de mon amie avec qui je vais à l’Hippodrome», cette explication calmait
les soupçons de Swann, qui en effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autre
invités qu’Odette dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ou
réussi à se les figurer. Ah! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allait
à l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette! Comme il aurait donné
toutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait l’habitude de voir
Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il eût fait pour elles plus de frais
que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles
contenaient de la vie d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il aurait
couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites gens avec
lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit par simplicité
véritable. Comme il eût volontiers élu domicile à jamais au cinquième étage de
telle maison sordide et enviée où Odette ne l’emmenait pas, et où, s’il y avait
habité avec la petite couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant
d’être l’amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires,
quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de
bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment.
Il
arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait s’approcher
d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût remarquer sur le visage
d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le jour où il était venu pour la
voir pendant que Forcheville était là. Mais c’était rare; car les jours où
malgré tout ce qu’elle avait à faire et la crainte de ce que penserait le
monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude
était l’assurance: grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction
naturelle de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle l’avait connu,
elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle commençait une
lettre par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine
écrire» (elle le prétendait du moins et un peu de cet émoi devait être sincère
pour qu’elle désirât d’en feindre davantage). Swann lui
plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu’on aime.
Quand notre bonheur n’est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle
aisance, de quelle hardiesse on jouit auprès d’eux! En lui parlant, en lui écrivant, elle
n’avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l’illusion
qu’il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire «mon», «mien»,
quand il s’agissait de lui: «Vous êtes mon bien, c’est le parfum de notre
amitié, je le garde», de lui parler de l’avenir, de la mort même, comme d’une
seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout de qu’il disait, elle
répondait avec admiration: «Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde»;
elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient
les succès de Swann pensaient: «Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez,
mais il est chic: ce toupet, ce monocle, ce sourire!», et, plus curieuse
peut-être de connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle
disait:
—«Si
je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là!»
Maintenant,
à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton parfois irrité, parfois
indulgent:
—«Ah!
tu ne seras donc jamais comme tout le monde!»
Elle
regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci (mais
dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de
découvrir les intentions d’un morceau symphonique dont on a lu le programme, et
les ressemblances d’un enfant quand on connaît sa parenté: «Il n’est pas
positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet,
ce sourire!», réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation
immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d’amant de cœur et
une tête de cocu), elle disait:
—«Ah!
si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans cette tête-là.»
Toujours
prêt à croire ce qu’il souhaitait si seulement les manières d’être d’Odette
avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole:
—«Tu
le peux si tu le veux, lui disait-il.»
Et
il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire travailler,
serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se vouer d’autres femmes
qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai d’ajouter que la noble tâche ne
lui eût paru plus qu’une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté.
«Si elle ne m’aimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me
transformer. Pour me transformer, il faudra qu’elle me voie davantage.» Ainsi
trouvait-il dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt,
d’amour peut-être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu qu’il
était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui faisait d’une
chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle n’aimait pas son
cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre elle, qu’en tous cas il
n’était pas avec lui de l’exactitude et de la déférence qu’elle voulait. Elle
sentait qu’il désirait lui entendre dire: «Ne le prends plus pour venir chez
moi», comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle
le lui dit; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il
avait la douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos
qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient
en quelque manière à elle), il lui dit:
—
Je crois pourtant qu’elle m’aime; elle est si gentille pour moi, ce que je fais
ne lui est certainement pas indifférent.
Et si, au moment d’aller chez
elle, montant dans sa voiture avec un ami qu’il devait laisser en route,
l’autre lui disait:
—«Tiens,
ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège?», avec quelle joie mélancolique
Swann lui répondait:
—«Oh!
sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La
Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien
pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais! je sais que ça lui déplairait
beaucoup. Ah bien oui! je n’aurais eu qu’à prendre Rémi! j’en aurais eu une
histoire!»
Ces
nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui étaient maintenant
celles d’Odette avec lui, certes Swann en souffrait; mais il ne connaissait pas
sa souffrance; comme c’était progressivement, jour par jour, qu’Odette s’était
refroidie à son égard, ce n’est qu’en mettant en regard de ce qu’elle était
aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pu sonder la profondeur
du changement qui s’était accompli. Or ce changement c’était sa profonde, sa
secrète blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et dès qu’il sentait que
ses pensées allaient un peu trop près d’elle, vivement il les dirigeait d’un
autre côté de peur de trop souffrir. Il se disait bien d’une
façon abstraite: «Il fut un temps où Odette m’aimait davantage», mais jamais il
ne revoyait ce temps. De même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il
s’arrangeait à ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant
et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème qu’elle
lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les lettres où elle
disait: «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas
laissé le reprendre» et: «A quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez
besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vie», de même il y avait en
lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant
faire s’il le fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à
passer devant elle: c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux.
Mais
sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était allé dans le
monde.
C’était
chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette année-là, des
soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour
ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu successivement aller à toutes
les précédentes et n’avait pu s’y résoudre, avait reçu, tandis qu’il
s’habillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait
lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait
l’aider à s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui
avait répondu:
—«Vous
ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais le plus
grand plaisir que vous puissiez me faire c’est d’aller plutôt voir Odette. Vous
savez l’excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu’elle ne sort
pas ce soir avant d’aller chez son ancienne couturière où du reste elle sera
sûrement contente que vous l’accompagniez. En
tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de
lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui
plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de
poser des jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une
croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant à ce soir, je ne
compte pas la voir; maintenant si elle le désirait ou si vous trouviez un
joint, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusqu’à
minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous
savez comme je vous aime.»
Le baron lui promit d’aller
faire la visite qu’il désirait après qu’il l’aurait conduit jusqu’à la porte de
l’hôtel Saint-Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de
Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique
indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en
particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant
plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa descente de
voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie domestique que les
maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie
et où elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann
prit plaisir à voir les héritiers des «tigres» de Balzac, les grooms, suivants
ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant
l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers
auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La disposition particulière
qu’il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et
les portraits des musées s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et
plus générale; c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était
détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule
où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son
pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y était passé,
étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il y séjournait, ou bien
encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on
allait l’introduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par l’arrivée
inopinée d’un invité aussi tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de
grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres
et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et,
rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulièrement
féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la
Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable
pour lui prendre ses affaires. Mais
la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de
fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa
personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel
l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une
délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le
passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il
ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation
d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
A
quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural,
inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les
plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se
précipite et qu’on s’égorge à côté de lui; détaché du groupe de ses camarades
qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser
de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si
ç’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait
précisément appartenir à cette race disparue — ou qui peut-être n’exista jamais
que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait
approchée et où elle rêve encore — issue de la fécondation d’une statue antique
par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les
mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la
brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture
grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes
des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une
chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la
superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la
fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes
et d’une torsade de serpent.
D’autres
encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escalier monumental
que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire
nommer comme celui du Palais Ducal: «l’Escalier des Géants» et dans lequel
Swann s’engagea avec la tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi.
Ah! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants
et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de laquelle
il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à
l’Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait et même les autres
jours pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude
de voir quand il n’était pas là et qui à cause de cela lui paraissaient
recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus
inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel
et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le
service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale
préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et dédaigné que Swann
montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes,
devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou
la porte d’un appartement, représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient
et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier
(braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur
domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être
demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs à ne pas
manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisser
endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles et
dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous
l’arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire,
comme des saints dans leur niche; et un énorme suisse, habillé comme à
l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant.
Parvenu en haut de l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face
blême, avec une petite queue de cheveux, noués d’un catogan, derrière la tête,
comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann passa devant
un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres,
se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui —
tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à
une seule œuvre d’art, dont elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne
contiennent rien d’autre — exhibait à son entrée, comme quelque précieuse
effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de
pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge
une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de feu, de
timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d’Aubusson tendues devant
le salon où on écoutait la musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu,
avait l’air, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle —
allégorie de l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du branle-bas —
d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de cathédrale, l’apparition de
l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans
la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes,
en s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il
pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette
l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un
paillasson lui serra le cœur.
Swann
retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la
tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités.
Mais cette laideur même de visages qu’il connaissait pourtant si bien, lui
semblait neuve depuis que leurs traits — au lieu d’être pour lui des signes
pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait
représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter,
ou de politesses à rendre — reposaient, coordonnés seulement par des rapports
esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu
desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que
beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de
dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une
habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte
d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et
le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages
dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles
qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du
général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure
vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme
l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il
pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber;
tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants
gris perle, au «gibus», à la cravate blanche et substituait au binocle familier
(comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son
revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un
regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la
hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la
qualité des rafraîchissements.
—
Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit à Swann le
général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était peut-être
une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta: «Vous avez bonne mine, vous
savez!» pendant que M. de Bréauté demandait:
—«Comment,
vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici?» à un romancier
mondain qui venait d’installer au coin de son œil un monocle, son seul organe
d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air
important et mystérieux, en roulant l’r:
—«J’observe.»
Le
monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et
obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait
comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière
recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le
faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais
celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne,
était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par
rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et
sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants
d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus
beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait
rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté; et cependant,
derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa grosse tête de carpe aux yeux
ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant d’instant en
instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de
transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement
symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui
rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue,
cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son
repaire.
Swann
s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un
air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où il avait
malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l’une à
côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles,
parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant
leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et
n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur
mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de
relations, étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne, Mme de
Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvait quelque chose
d’élégant, d’original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu’elle leur
préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de
jeunesse. Plein d’une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter
l’intermède de piano («Saint François parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait
succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose. Mme de
Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles
il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il pouvait
tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine
des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient: «Ce n’est pas
croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela», Mme de
Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure
avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la
rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec
cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se
connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent: «Que voulez-vous!»)
qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage
et était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux,
sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de
Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa
pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle
tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte,
les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce
qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle
était d’une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se
trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment
auprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de
sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en
caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines,
placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à
côté d’un Saint Personnage les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en
ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune
cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée.
Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté; car à force de
dire aux personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que
c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde —
ce que sa famille ultra-légitimiste ne lui aurait jamais pardonné, elle avait
fini par croire que c’était en effet la raison pour laquelle elle n’allait pas
chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu’elle avait demandé
plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer,
mais ne se le rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà
ce souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à moi à
faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle.» Grâce à la vertu de
ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules
détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement
faisait penser à la tête «rapportée» d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une
table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude,
hommasse et boulotte; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres
qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont forcés de
croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour se consoler de ne
pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que
c’était par intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette
pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de
prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et
troublait quelquefois d’un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle.
Si on avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui
en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de
découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune
expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent que «chez mes
cousins de Guermantes», «chez ma tante de Guermantes», «la santé d’Elzéar de
Guermantes», «la baignoire de ma cousine de Guermantes». Quand on lui parlait
d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le connaître
personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes,
mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il
était clair que si elle ne le connaissait pas personnellement c’était en vertu
de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient
en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique
vous font étendre pour vous développer le thorax.
Or,
la princesse des Laumes qu’on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de
Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’elle ne cherchait
pas à faire sentir dans un salon où elle ne venait que par condescendance, la
supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où
il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès
dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la
porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est là;
et, bornant simplement son regard — pour ne pas avoir l’air de signaler sa
présence et de réclamer des égards —à la considération d’un dessin du tapis ou
de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus
modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de Mme de
Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme
de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine
mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n’eût
souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât double, se montrer
le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle
appelait «les exagérations» et tenait à montrer qu’elle «n’avait pas à» se
livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le «genre» de la coterie où
elle vivait, mais qui pourtant d’autre part ne laissaient pas de
l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité
que développe chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un milieu
nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation
n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on jouait et qui ne rentrait
peut-être pas dans le cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce
jour, si s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à l’égard de
l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison: de sorte que
pour exprimer par une «cote mal taillée» ses sentiments contradictoires, tantôt
elle se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses
cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose, givrées de
diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec
une froide curiosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait
pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à
contretemps. Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un
prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire
attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé. Elle avait appris
dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de
Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et
essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien
loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui
ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément —
d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui
résonnerait jusqu’à faire crier — vous frapper au cœur.
Vivant
dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n’allant guère au bal,
elle s’était grisée dans la solitude de son manoir, à ralentir, à précipiter la
danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à
quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au
bord du lac, et à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce
qu’on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à
la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais
aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. Privée
depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait perdu son
honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais n’y trouvaient
plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif
derrière elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle
famille, sauf en ce qui touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant
jusqu’à l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales)
méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la
surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de
personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions
délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature
douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans les leçons qu’un
professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de génie qui avait été à
la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix
ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle
était morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois
sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le
reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n’ouvraient
presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la tête, en
pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon dont le
pianiste jouait ce prélude qu’elle savait par cœur. La fin de la phrase
commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura «C’est toujours
charmant», avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de
délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une
belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui
donnant à ce moment-là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme
de Gallardon était en train de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que
bien rarement l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle
souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot la lui
découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde;
mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu’elle
ne désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se
trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait
pas à aller car elle n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant
compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa
démarche et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main
tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari?» de la même voix
soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La princesse éclatant
d’un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer
aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un et aussi à se faire paraître plus
jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animée et de
son regard brillant, lui répondit:
—
Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore.
Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète
encore pourtant de l’état du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine:
— Oriane (ici Mme des
Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle
semblait tenir à attester qu’elle n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à
l’appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment
demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation.
Elle
semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir
besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si ç’avait
été un plat de la composition d’une nouvelle cuisinière sur les talents de
laquelle il lui eût été précieux de recueillir l’opinion d’un gourmet.
—
Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite . . . que
je l’aime!
—
Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie . . ., cela lui ferait
grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La
princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller chez eux.
Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été privée — par une visite
inopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par l’Opéra,
par une partie de campagne — d’une soirée à laquelle elle n’aurait jamais songé
à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu’elle
était de leurs relations, qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait
été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient
flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de l’esprit
alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de
Mérimée — et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et
Halévy — elle l’adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa
politesse qui s’efforçait d’être positive, précise, de se rapprocher de
l’humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison
l’expression du désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus
aimable de lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou
non possible de s’y rendre.
—
Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain soir que
j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous
emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que
j’aille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons
seuls, je pourrai la quitter.
—
Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
—
Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je vais tâcher
qu’il me voie.
—
C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon.
Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là
intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et la belle-sœur de
deux archevêques!
—
J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des Laumes.
— Je sais qu’il est
converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les
convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que c’est une
frime, est-ce vrai?
—
Je suis sans lumières à ce sujet.
Le
pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir terminé le
prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon
avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu
venir jouer lui-même toutes ses œuvres sans que Mme des Laumes pût y faire
attention. Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui
la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est
remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de
femmes du faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se
trouvait de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de tout
le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la remarquerait, la
princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis
on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes
de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin,
dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
—
Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais
s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un
jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de
désagréable, il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’un
qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?
—
Mais . . . tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse
des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.
Et
quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui scandalisa
les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attention de Mme de
Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement
alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme
des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son
beau-père malade.
— Mais comment, princesse,
vous étiez là?
— Oui, je m’étais mise dans
un petit coin, j’ai entendu de belles choses.
— Comment, vous êtes là
depuis déjà un long moment!
— Mais oui, un très long
moment qui m’a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais
pas.
Mme de Saint-Euverte voulut
donner son fauteuil à la princesse qui répondit:
— Mais pas du tout!
Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention,
pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans
dossier:
— Tenez, ce pouf, c’est
tout ce qu’il me faut. Cela
me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me
faire conspuer.
Cependant le pianiste
redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble, un domestique
passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et,
comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des
signes de s’en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune
femme ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux
la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance
d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de
Franquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la
sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie
tressautant à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à
l’abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle était
placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains
allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le
pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte
promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une
impression généralement favorable.
—
Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le général de
Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mme de
Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc une artiste?
—
Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et
elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu dire, je n’ai aucune
espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaient des voisins
de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les
connaisse. Ça doit être des «gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si
vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je
n’ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte? Elle a
dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements.
Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont magnifiques. Est-ce que vraiment
elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n’est pas
possible!
—
Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général.
—
Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse,
mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot
euphonique comme s’il était entre guillemets, petite affectation de dépit qui
était particulière à la coterie Guermantes.
—
Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme
de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
—
Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n’est pas
agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine, répondit Mme des
Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes).
Mais
la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de
Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité
pour le général: «Pas agréable . . . pour son mari! Je regrette de ne
pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous aurais présenté,» dit
la princesse qui probablement n’en aurait rien fait si elle avait connu la
jeune femme. «Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c’est la
fête d’une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et
vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité
d’une cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller.
D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé
voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.»
—«Ç’a
été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu’est-ce que vous
voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en ôtant son monocle pour
l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que la princesse
détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son genre, ce
sont des gens qui en somme se sont battus en héros.»
—
Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton
légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse d’Iéna,
ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement parce que je ne les connais
pas. Basin les connaît, les chérit. Oh! non, ce n’est pas ce que vous pouvez
penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que
cela sert quand je veux m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car
tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais enfin ce
n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois, il en fait ses
choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous dirai que rien que ce qu’il
m’a dit de leur maison . . . Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire!»
— Mais, princesse,
naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de leurs grands-parents.
— Mais je ne vous dis pas,
mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu’on ne puisse
pas avoir de jolies choses, mais au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules.
Qu’est-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus
bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes
comme des baignoires.
—
Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse
table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de . . .
—
Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de l’histoire,
je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau . . . puisque c’est
horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des
Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne
ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question, je me précipiterais
chez eux avec Basin, j’irais les voir même au milieu de leurs sphinx et de leur
cuivre si je les connaissais, mais . . . je ne les connais pas! Moi,
on m’a toujours dit quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez
les gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais
ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient entrer une
personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-être très mal! dit
la princesse.
Et par coquetterie elle
embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son
regard fixé sur le général une expression rêveuse et douce.
—«Ah!
princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie . . .
»
—«Mais
non, pourquoi?» lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas
avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était une des plus grandes dames
de France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre dire au général. «Pourquoi?
Qu’en savez-vous? Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus
désagréable. Moi je ne sais pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà
tant de voir les personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des
gens que je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît sans cela,
je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très portatif dans le monde. Ça
m’ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s’il fallait offrir le bras à
Spartacus pour aller à table . . . Non vraiment,
ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les
grandes soirées. Et comme je n’en donne pas . . . »
—
Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous
assez, l’esprit des Guermantes!
— Mais on dit toujours
l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en
aient, ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son
visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux
étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient
le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la
princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté.
Tenez, voilà Swann qui a l’air de saluer votre Cambremer; là . . . il
est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous
présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller!
—
Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
—
Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il ne
voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la
princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de
Combray, tout ce pays qu’il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas
s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles
il savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement quand il
se retrempait un instant dans son ancien milieu — et voulant d’autre part pour
lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la campagne:
—
Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte
à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante
princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le
Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme une jolie
mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits
de prunier des oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de
rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est très
joli, ma chère princesse.
— Comment la princesse est
venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop! Je ne savais pas, je suis confuse,
s’écrie naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit
de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite
. . . comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme. Les
musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il
était auprès d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de
langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne
comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait
parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats,
parce que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi
parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à elle sans lui
trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.
—
Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent.
Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son
voisin de campagne?
Mme
de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec
Swann s’était éloignée.
—
Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
— Moi, mais ils ont donc
des campagnes partout, ces gens! Mais comme j’aimerais être à leur place!
— Ce ne sont pas les
Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui
venait à Combray. Je
ne sais pas si vous savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le
chapitre vous doit une redevance.
—
Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapée de
cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces
Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal!
dit-elle en riant.
— Il ne commence pas mieux,
répondit Swann.
— En effet cette double
abréviation! . . .
—
C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller
jusqu’au bout du premier mot.
—
Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il
aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en
train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais
comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime
tant causer avec vous. Pensez
que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le
nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il
n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était
pas vrai. Mais Swann et la
princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet —à moins que ce ne fût pour cause — une grande analogie dans la façon de
s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas
parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait
par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les
moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient
les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur
rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce
de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de
parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la
princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même
douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.
—
Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère
amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On
pourrait passer une soirée ensemble.
—
Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère
serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays
ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays «pittoresques».
— Je crois bien, c’est
admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce
moment; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu,
mais les choses m’y parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que
les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de l’eau
. . . je serais bien malheureux!
— Oh! mon petit Charles,
prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi
donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je
ne sais plus; peut-être les deux . . . et ensemble! . . . Ah! non, je me rappelle, elle a été
répudiée par son prince . . . ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon
petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser
enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement
contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos
nouvelles par Mémé . . . Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann
refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme de Saint-Euverte
il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la
princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le temps
espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être
il allait trouver chez son concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce
soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien
malheureux. Vous le verrez, car
il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu’un
homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n’est
même pas intéressante, car on la dit idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des
gens non amoureux qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux
que pour une personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner
qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.
Swann
voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le général de
Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de
rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
—
Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d’être
massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?
Ces
mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur de Swann;
aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général:
—«Ah!
lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon
. . . Ainsi vous savez . . . ce navigateur dont Dumont
d’Urville ramena les cendres, La Pérouse . . . (et Swann était déjà
heureux comme s’il avait parlé d’Odette.) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique.»
— Ah! parfaitement, La
Pérouse, dit le général. C’est
un nom connu. Il a sa rue.
—
Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air agité.
—
Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. Elle
nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera
un jour très élégant, vous verrez!
—
Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie rue, si
triste.
—
Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce n’est plus
triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand
enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme
c’était la première fois qu’elle entendait le nom du général, elle esquissa le
sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eu si on n’en avait jamais
prononcé devant elle d’autre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de
sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que
c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air
d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la main
d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle avait à vaincre
et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses
beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plus brillants de France,
déclaraient-ils qu’elle était un ange; d’autant plus qu’ils préféraient
paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de
ses qualités que de sa grande fortune.
—
On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le général en
faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais
le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant
la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au
milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus
douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de
s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage
ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect
d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le son des
instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où
Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle
était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut
comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante
souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté
à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se
prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était
d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant
d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le
chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela
retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire:
«C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas!» tous ses
souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à
ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés, et à
tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son
infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions
abstraites «temps où j’étais heureux», «temps où j’étais aimé», qu’il avait
souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y
avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il
retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et
volatile essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres —
l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il avait lu: «Ma main
tremble si fort en vous écrivant»— le rapprochement de ses sourcils quand elle
lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me
ferez signe?», il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait
relever sa «brosse» pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les
pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans
sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales,
d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une
suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris.
A ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les
plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en
tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme
maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne
pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout
et toujours! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée: «Mais je
pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!» elle qui ne l’était plus
jamais! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir
passionné qu’il lui fit la faveur — redoutée au contraire par lui en ce
temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements — de l’y laisser pénétrer;
comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les
Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il
avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que
serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle
ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en
dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la
troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait: «Mais pourquoi ne me
laissez-vous pas venir plus souvent», il lui avait dit en riant, avec
galanterie: «par peur de souffrir». Maintenant, hélas! il arrivait encore
parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en
portait le nom imprimé; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient.
«C’est écrit de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui?
que s’y est-il passé?» Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard
des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres
errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en
effet — nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait
pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de
plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui — appartenait bien à un
monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées, Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si
bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de
larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa
pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut
jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, «elle les aime
peut-être», maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle
il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive,
il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre.
Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eut ajouté à la collection de
ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée
importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à
effacer des soucis.
Il y a dans le violon — si
ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son
image laquelle modifie la sonorité— des accents qui lui sont si communs avec
certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée
au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des
boîtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au
fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un
bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un être surnaturel et pur qui
passe en déroulant son message invisible.
Comme si les
instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient
les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations
nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son
évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à
un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une
métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant
d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente
de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette
apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée
comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait
tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait
involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps
harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui
s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme
autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite
phrase. C’est que si souvent elle avait été
témoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de
leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance
dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y
trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux,
entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui
maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être
jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: «Qu’est-ce,
cela? tout cela n’est rien.» Et la pensée de Swann se porta pour la première
fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère
inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa
vie? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette
puissance illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse
qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la
lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une
divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque
opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait
quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la
vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la
peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle
essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être
incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve,
la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait
confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants
— si seulement ils étaient un peu musiciens — qui ensuite les méconnaîtraient
dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux.
Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui révélant à
lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour
quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de
véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de
ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas
moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de
valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer
la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum,
d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu
compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et
au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de
douceur rétractée et frileuse; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi
non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la
commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première
fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan
dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien
n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable,
encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par
d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi
différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par
quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le
correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse,
quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et
décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant.
Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle
présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant,
si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux
qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de
l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du
bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était
particulière, qu’il le savait pour la «Princesse de Clèves», ou pour «René»,
quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la
petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que
certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du
son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se
diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous,
peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous
vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne
le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de
la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre
chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente
aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle,
pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à
l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus
particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai
et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que
ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient
rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et
la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux,
peut-être de moins probable.
Swann
n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement.
Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de
créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela
nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible
arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller
quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec ses
instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivre et
d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate et si
sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre,
revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une
preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de
cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre
les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son
cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.
Elle
avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement,
après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il
y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première
audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le
vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté.
Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la
phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa
genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un
Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les
lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul
but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra
jamais.» Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin d’y laisser
régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée; jamais le
langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la
pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire
se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne; le violon l’entendit,
lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde,
comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce
monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils
ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce
l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, invisible et
gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris étaient si soudains que le
violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux
oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter.
Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme
celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle
allait parler encore une fois. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de
l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de
ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas
quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous
apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement,
comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps
si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui
se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se
relève et avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore
fait: aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann
n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres
personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige
surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir. Personne, à
dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seul absent,
peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant
au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention
de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la
phrase se fut enfin défaite flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui
déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la
comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour
lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu’elle
n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la
virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à Swann: «C’est
prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort . . . » Mais un
scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle
ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort . . . depuis les tables
tournantes!»
A
partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette avait eu pour
lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient
plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec
lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et
menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et
sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux
derniers jours d’une maladie incurable, relatent comme des faits précieux
«hier, il a fait ses comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur
d’addition que nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le
digère bien on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués
de signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann était
certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini par lui
devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content qu’elle quittât Paris
pour toujours; il aurait eu le courage de rester; mais il n’avait pas celui de
partir.
Il
en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son étude sur
Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à
Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une «Toilette de Diane» qui avait été
achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était
en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place
pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même
quand elle était absente — car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur — c’était
pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse
que parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en
dormant, l’intention du voyage renaissait en lui — sans qu’il se rappelât que
ce voyage était impossible — et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il
partait pour un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur
le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir
avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne
partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour.
Alors encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui
le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et
aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant
tous ces avantages: sa situation — sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, une
arrière-pensée de se faire épouser par lui) — cette amitié de M. de Charlus,
qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose d’Odette, mais lui
donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manière
flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime — et
jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combiner chaque
jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins
nécessaire à Odette — il songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait
manqué, il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble,
dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse, il
aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi était encore
si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne connaît pas son bonheur. On
n’est jamais aussi malheureux qu’on croit.» Mais il compta que cette existence
durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est
qu’elle durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis,
finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous qui ne pouvait
rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne se trompait pas, si ce
qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n’avait pas
desservi sa destinée, si l’événement désirable, ce n’aurait pas été celui dont il
se réjouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on
ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois
il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était
dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait
saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu’il
pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent
(et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près
impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann
sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par
Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux fou d’une de ses femmes
la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa
liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsi qu’à soi, et les
souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié
puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d’Odette.
Ne
pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue sans
séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour par
s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à
jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait
que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et
septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée
amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui,
composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en
son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici
qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un
morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout
entier; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible
qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater:
c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui
l’observait: «Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte», et Swann avait
aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais aller en Égypte à la Pentecôte
avec Forcheville.» Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait:
«Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville»,
elle répondait étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra
une vue des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que, superstitieuse
comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne ferait pas et puis la
crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici, d’irriter Odette en l’interrogeant, de
se faire détester d’elle, n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout
espoir d’en être jamais aimé.
Un
jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la
maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels
Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait
les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis
un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails
elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la
vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu
aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens
visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le
caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il
devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme
aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et
que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne
vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de
l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais foncièrement
bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche mais saine et droite.
Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamais rencontré personne qui dans les
circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un
geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre
le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec
une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de
laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de
témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit
s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le
courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors après n’avoir pu soupçonner
personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus
l’aimait, avait bon cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain
pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur
quelque idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du
mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien
loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même il
n’avait pas avec lui les mêmes susceptibilités; et puis c’était une nature
froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions.
Swann se repentait de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres.
Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain,
c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de natures analogues à la
sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle de M. de Charlus. La seule pensée
de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme
insensible, d’une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment
prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d’une essence
différente. Avoir du cœur c’est tout, et M. de Charlus en
avait. M. d’Orsan n’en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais
peu intimes avec Swann, nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils
avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de
M. de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et
délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable
qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu compte, d’avoir souvent
avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de
sympathie et d’estime que dans la société d’une canaille. Ce n’est pas pour
rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain,
c’est sur ses actes. Il
n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce
que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels
défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan
n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une
fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait pu
qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D’abord
Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas
supposer que nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre,
ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices
imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront
fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre monde. Il soupçonna
aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il avait pu
croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le
peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens
du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses
sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces; mais il se
rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie
d’expédients, presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe,
la corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette lettre
anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne
voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf —
inexploré d’autrui — du caractère de l’homme tendre que de l’homme froid, de
l’artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium
adopter pour juger les hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes
qu’il connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser de
les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur
son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant
qu’après tout, des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince
des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent
incapables d’infamie, du moins, que c’est une nécessité de la vie à laquelle
chacun se soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables.
Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec
cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être cherché à le désespérer.
Quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des
accusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme
beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une vérité
générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être
en particulier il imaginait toute la partie de sa vie qu’il ne connaissait pas
comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui
taisait à l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette était
auprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou
d’un sentiment indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu
des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents
et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle
buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann
étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette, il répétait ces gestes
quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la
lui avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si
longtemps avec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût souffert, car cette
image lui eût paru vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se
livrât à des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créatures
abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de laquelle, Dieu merci,
les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne
laissaient aucune place. Seulement de temps à autre, il laissait entendre à
Odette que par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se
servant à propos, d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par
hasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui,
entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur des
choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent
il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c’était seulement, qu’il s’en
rendît compte ou non, pour qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sans
doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait
comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse.
Aussi son amour de la sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu
meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge,
le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la
dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odette parce
que plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, entendant
Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avait faites, le
regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir
l’air de s’humilier et de rougir de ses actes.
Un
jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encore pu
traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller le
soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour
chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de Théodore
Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna
la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il
figurait, ce mot de «marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il
avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu
visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait
racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de
l’Industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je
saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre.» Odette lui avait affirmé que ce
n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il
avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal,
il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: «Les Filles de
Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y
avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à
Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.
Le
nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de cette
région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d’union, un autre
nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la
première fois il remarquait que c’était le même que celui de son ami M. de
Bréauté dont la lettre anonyme disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après
tout, pour M. de Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce
qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette mentait
quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais la vérité et dans
ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin et qu’elle avait racontés
elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses
que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont
ils révèlent l’innocence, et qui — comme par exemple Odette — sont plus
éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait repoussé les
soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son
récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempérament de sa
maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à
celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une
observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se
rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait
déjà deux ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je
suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle,
elle veut que je la tutoie.» Loin de voir alors dans cette phrase un rapport
quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait
racontés Odette, il l’avait accueillie comme la preuve d’une chaleureuse
amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin
était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais
goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi
dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et d’important à
ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla
chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait l’embrasser, ne sachant si en
elle, si en lui, c’était l’affection ou la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait,
il regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
—
Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut
que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos
de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une
autre.
Elle
secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens
pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a quelqu’un qui leur a
demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue?»
Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude à un événement à venir mêle
à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d’un événement passé. De
plus il n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la
réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le
signe que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
—
Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et malheureux.
—
Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien», dis-moi:
«Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.»
Elle
répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se
débarrasser de lui:
— Je n’ai jamais fait ce
genre de choses avec aucune femme.
—
Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann
savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
—«Oh!
que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par un sursaut à
l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini? Qu’est-ce que tu as
aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que je te déteste, que je
t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et
voilà ton remerciement!»
Mais,
ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt
son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
—
Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde, Odette,
lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que
de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi
seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m’a été
dénoncé que par d’autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je
te pardonne tout puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde
qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que
je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose
que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une
torture pour nous deux. Si
tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée.
Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
—
Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très
longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois
fois.
Swann avait envisagé toutes
les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec
les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les
légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux
ou trois fois» marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange
que ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés dans
l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le touchaient
véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on absorberait.
Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme de
Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables
tournantes.» Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce
qu’il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière
méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même
quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette
horreur particulière qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois
fois», dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu’il
avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et
pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins
chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que
grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du
contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de
soins comme à une maladie qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la
chose affreuse qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût
pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent
qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu’à le
rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage
s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann, comment réussir à la protéger? Il
pouvait peut-être la préserver d’une certaine femme mais il y en avait des
centaines d’autres et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il
avait le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de
désirer la possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son âme comme
des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux
et silencieusement laborieux, comme les cellules d’un organe blessé qui se
mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un
membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens,
plus autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces
de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne l’illusion du repos à un
convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce fut moins comme d’habitude dans le
cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt
dans son cœur. Mais
toutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et
comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une convulsion qui
semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de Swann, d’elle-même la même
souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de
lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait
voluptueusement en lui les émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit
empoisonné qu’elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne
durèrent que l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son cœur,
reprit sa respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il
recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine
qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup,
à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu’il eût
encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eut assez souffert et
cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme
une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte.
Ce ne fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son supplice
ne s’aggrava pas.
—
Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais?
—
Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je n’ai pas été
jusque-là.
Il
sourit et reprit:
—
Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne puisses pas me
dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus
jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne t’ennuierais plus. C’est si
calmant de se représenter les choses. Ce qui est affreux c’est ce qu’on ne peut
pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je
te remercie de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini.
Seulement ce mot: «Il y a combien de temps?»
—
Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c’est tout ce qu’il y a de
plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me
redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise
inconsciente et une méchanceté voulue.
—
Oh! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais. Mais ce
serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux pas me dire un
certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là; tu comprends
bien qu’il n’est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon
amour.
—
Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu es venu
nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes,
dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. A une
table voisine il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très
longtemps. Elle m’a dit: «Venez donc derrière le petit rocher voir l’effet du
clair de lune sur l’eau.» D’abord j’ai bâillé et j’ai répondu: «Non, je suis fatiguée
et je suis bien ici.» Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune
pareil. Je lui ai dit «cette blague!» je savais bien où elle voulait en venir.
Odette
racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce
qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou pour ne pas avoir l’air
humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:
—
Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges
que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce
second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il
n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui
n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais
dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec Odette, qu’il
avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement
quelque chose de fourbe et d’atroce; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait
cette ouverture béante, ce moment dans l’Ile du Bois. Odette sans
être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait
mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout; le
bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre — gaiement, hélas!:
«Cette blague»!!! Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y
avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui
dit:
—
Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’est fini,
je n’y pense plus.
Mais
elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur
ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était
vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île
du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il
avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante — d’admirer les
curieuses découvertes qu’on peut y faire — que tout en souffrant au point de
croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se
disait: «La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises; en somme
le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en
qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même
elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une
dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle
bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner.» Mais il ne pouvait pas se borner à
ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de
ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses,
elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces
mots qu’elle avait dits: «Je voyais bien où elle voulait en venir», «Deux ou
trois fois», «Cette blague!» mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la
mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau
coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à
toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces
mots: «Je suis bien ici», «Cette blague!», mais la souffrance était si forte
qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il
avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui
graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à
qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se
placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui
avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne
lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un
plaisir.» Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois
de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement
précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle n’était
qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle
avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle
vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred
de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois: «Quand on se sent pris
d’amour pour une femme, on devrait se dire: Comment est-elle entourée? Quelle a été sa vie? Tout le bonheur de
la vie est appuyé là-dessus.» Swann s’étonnait que de simples phrases épelées
par sa pensée, comme «Cette blague!», «Je voyais bien où elle voulait en venir»
pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples
phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait
lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était
bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant
— même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné — au
moment où il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel
qu’il était avant qu’Odette ne parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie
le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de
quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille
histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible
puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette
génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un
apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir
qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de
ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot
presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur
intacte. La mémoire du soir où
il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce
n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait
confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point
d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où
les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités
qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures
nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que
toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât,
période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue
abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières,
remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé
incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un
visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il
espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois,
de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait
imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom
d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le
feraient renaître sous une autre forme.
Mais
souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait maintenant de
connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans
s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle
d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent
croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart Odette en ignorait
l’étendue: un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres
de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour
se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible
pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur
cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette, avec le souvenir des actions
qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient
contagionnées par elles, sans qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans
qu’elles détonassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en
elle; mais si elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation
de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans
blesser Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des
entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de la lettre
anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais d’une
façon mécanique; elle n’y avait rencontré aucune créance, mais en fait y était
restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais
pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. «Oh! non! Ce
n’est pas que je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant
dans un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne pas
pouvoir paraître légitime à Swann. Il
y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me
proposait n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a
dit: «Je me tue si vous ne me l’amenez pas.» On lui a dit que j’étais sortie,
j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en aille. J’aurais voulu
que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de chambre qui m’entendait de la
pièce voisine m’a dit que je criais à tue-tête: «Mais puisque je vous dis que
je ne veux pas! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce
que je veux tout de même! Si j’avais besoin d’argent, je comprends
. . . » Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira
que je suis à la campagne. Ah! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part.
Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu
vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable.»
D’ailleurs
ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu’elle le supposait avoir
découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux
doutes qu’ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n’étaient jamais
exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa
confession tout l’essentiel, il restait dans l’accessoire quelque chose que
Swann n’avait jamais imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui
permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il
ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait,
comme des cadavres. Et
elle en était empoisonnée.
Une
fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la
Fête de Paris-Murcie. «Comment, tu le connaissais déjà? Ah! oui, c’est vrai,
dit-il en se reprenant pour ne pas paraître l’avoir ignoré.» Et tout d’un coup
il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où
il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle
déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non.
«Pourtant la Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être
vrai, lui dit-il pour l’effrayer.»—«Oui, que je n’y étais pas allée le soir où
je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez Prévost», lui
répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec une décision où il y
avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier
Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer
qu’elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une
vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n’avait pas
conscience du mal qu’elle faisait à Swann; et même elle se mit à rire,
peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié, confus. «C’est
vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez
Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça c’était pas de la blague, il
m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il
était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or
parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de
ma part. Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel
intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui le
jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai? D’autant plus
qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis,
chéri.» Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être sans forces qu’avaient
fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il
n’avait jamais plus osé repenser parce qu’ils avaient été trop heureux, dans
ces mois où elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment
(le premier soir qu’ils avaient «fait catleya») où elle lui avait dit sortir de
la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, recéleurs eux aussi
d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela qu’elle lui avait dit un jour: «Je
n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin que ma robe n’a pas été prête, que mon cab
est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger.» A lui aussi
probablement, bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent
un retard, justifient un changement d’heure dans un rendezvous, ils avaient dû
cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à faire
avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à Swann que ma robe
n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de
s’arranger.» Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les
paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait
crues comme paroles d’évangile, sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait
racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière,
l’avenue du Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet
excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du
jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il sentait
s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient
ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue
La Pérouse elle-même, qu’Odette avait toujours dû quitter à d’autres heures que
celles qu’elle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la
ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la
Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive,
ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque
fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus
comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il
lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur
qu’il venait seulement d’apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée
comme de celui de l’Ile du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous
croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue,
indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies
différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue
donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité
de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables
désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S’il était
resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient pas été remplacés
par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait d’ensemencer le cœur de
Swann de tendresse et de soupçons alternés.
Certains
soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une gentillesse dont elle l’avertissait
durement qu’il devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se
renouveler avant des années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire
catleya» et ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si
inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait ensuite si
démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans
vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une
méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle lui en avait donné,
rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui
contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du
bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le
courage de reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage,
brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi!» Et il
resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle avait voulu faire
souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois
il allait dans des maisons de rendezvous, espérant apprendre quelque chose
d’elle, sans oser la nommer cependant. «J’ai une petite qui va vous plaire»,
disait l’entremetteuse.» Et il restait une heure à causer tristement avec
quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fit rien de plus. Une toute jeune et
ravissante lui dit un jour: «Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il
pourrait être sûr, je n’irais plus jamais avec personne.»—«Vraiment, crois-tu
que ce soit possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe
jamais?» lui demanda Swann anxieusement. «Pour sûr! ça dépend des caractères!»
Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient
plu à la princesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en
souriant: «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta
ceinture.»—«Vous aussi, vous avez des manchettes bleues.»—«Comme nous avons une
belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne t’ennuie pas, tu as
peut-être à faire?»—«Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’aviez ennuyée, je vous
l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer.»—«Je suis très
flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment?» dit-il à l’entremetteuse qui
venait d’entrer. —«Mais oui, c’est justement ce que je me disais. Comme ils
sont sages! Voilà! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le
disait, l’autre jour, c’est bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que
maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, c’est un vrai scandale! Je
vous quitte, je suis discrète.» Et elle laissa Swann avec la fille qui avait
les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était
indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été
malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidèles
parlèrent de partir avec lui; les Verdurin ne purent se résoudre à rester
seuls, louèrent un yacht, puis s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de
fréquentes croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps,
Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si cette
distance morale était proportionnée à la distance matérielle, dès qu’il savait
Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour
un mois seulement, croyaient-ils, soit qu’ils eussent été tentés en route, soit
que M. Verdurin eût sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire
plaisir à sa femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger
ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie
Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait absolument
tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût cherché à persuader au
pianiste et au docteur Cottard que la tante de l’un et les malades de l’autre
n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en tous cas, il était imprudent de laisser
Mme Cottard rentrer à Paris que Mme Verdurin assurait être en révolution, il
fut obligé de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit
avec eux. Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant
passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans,
et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tournée de
visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon,
en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes,
quand il faisait sec, elle allait à pied d’une maison à l’autre, dans un même
quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier différent usait de
l’omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite bourgeoise,
et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des Verdurin à Swann, elle
tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments
l’omnibus couvrait complètement de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux
qu’elle entendait et répétait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les
étages dans une journée:
—«Je ne vous demande pas,
monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le
portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous?
Etes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui
blâment? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est
pas chic, on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son
opinion sur le portrait de Machard.»
Swann ayant répondu qu’il
n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de l’avoir blessé en
l’obligeant à le confesser.
—«Ah! c’est très bien, au
moins vous l’avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que
vous n’avez pas vu le portrait de Machard. Je
trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai vu, les avis sont
partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peu crème fouettée,
moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et
jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l’avouer franchement, vous ne me
trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne
comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de
mon mari, c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu
qu’il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement le
mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand
plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est nommé à l’Académie
(c’est un des collègues du docteur) de lui faire faire son portrait par
Machard. Évidemment c’est un beau rêve! j’ai une autre amie qui prétend qu’elle
aime mieux Leloir. Je ne suis qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être
encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité d’un
portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une
ressemblance agréable.»
Ayant
tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de
son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans ses gants par le
teinturier, et l’embarras de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant
qu’on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait
l’arrêter, écouta son cœur qui lui conseillait d’autres paroles.
— Les oreilles ont dû vous
tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme
Verdurin. On ne parlait que de vous.
Swann fut bien étonné, il
supposait que son nom n’était jamais proféré devant les Verdurin.
— D’ailleurs, ajouta Mme
Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout dire. Quand Odette est quelque
part elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous
pensez que ce n’est pas en mal. Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un
geste sceptique de Swann?
Et emportée par la
sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs aucune mauvaise pensée sous
ce mot qu’elle prenait seulement dans le sens où on l’emploie pour parler de
l’affection qui unit des amis:
— Mais elle vous adore! Ah!
je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle! On serait bien
arrangé! A propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait:
«Ah! s’il était là, c’est lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou
non. Il n’y a personne comme lui pour ça.» Et à tout moment elle demandait:
«Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si
seulement il travaillait un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il
soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n’est-ce pas?)» En ce moment je le vois,
il pense à nous, il se demande où nous sommes.» Elle a même eu un mot que j’ai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous voir ce
qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui?» Alors Odette
lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’œil d’une amie.» Non je vous jure, je
ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on
n’en a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mme
Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de départ
on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous aime pas, mais tout ce que
nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann.»
Oh! mon Dieu, voilà que le conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais
laisser passer la rue Bonaparte . . . me rendriez-vous le service de
me dire si mon aigrette est droite?»
Et
Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de
blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui
remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder
de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que
pour Odette, car le sentiment qu’il éprouvait pour cette dernière n’étant plus
mêlé de douleur, n’était plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme
il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue
Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant
baller devant elle son manchon.
Pour
faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme
Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait greffé à côté d’eux
d’autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, d’amitié, des sentiments
qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux
autres femmes, parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée d’affection
paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un
verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu’il
pourrait vivre heureux.
Jadis
ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette,
il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour
commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à
l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement
du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir
une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on
n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes qu’il
supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais
elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il n’était pas encore
complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert — mais aussi où il
avait connu une manière de sentir si voluptueuse — et que les hasards de la
route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin
les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme
au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin. Mais le
plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il sortait, quand il
faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire
pendant qu’il le pouvait encore, il s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus;
il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour
qu’il venait de quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner
le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt
l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à
regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se disait qu’il
valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se
rencognait, avec l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé
qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent
l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps vécu et
qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu.
Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann
ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant
d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était
loin maintenant et regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le
quittait pour toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première
fois il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si
longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce baiser, de même
il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu’elle
existait encore, à cette Odette lui inspirant de l’amour, de la jalousie, à
cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait
jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines
plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait
avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin
qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de
quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait constamment;
ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui
montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors
qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Par moment les vagues
sautaient jusqu’au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées.
Odette lui disait de les essuyer, il ne
pouvait pas et en était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de
nuit. Il espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compte, mais
cependant Mme Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant
lequel il vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de
grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient
pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le
regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des
larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait
voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup Odette tourna son poignet,
regarda une petite montre et dit: «Il faut que je m’en aille», elle prenait
congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part à Swann, sans lui
dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander,
il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de
répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait
horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses
yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il
continuait à monter avec Mme Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas
d’Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d’une
seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. Le peintre fit
remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un instant après elle.
«C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre
en bas de la côte mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des
convenances. Elle est sa
maîtresse.» Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le
consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en
lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix
fois. Pourquoi en être triste? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre.»
Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu
identifier d’abord était aussi lui; comme certains romanciers, il avait
distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un
qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.
Quant
à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague association d’idées, puis
une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le
grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom;
mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui
représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car, d’images
incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant
d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait par
simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de
sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer
et, de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore
faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique
amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire
pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire
se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se
sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui
sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa
poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il
éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures
lui jetait en passant: «Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la
soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout.
C’est eux qui ont mis le feu.» C’était son valet de chambre qui venait
l’éveiller et lui disait:
— Monsieur, il est huit
heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.
Mais
ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé,
n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette déviation qui
fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de même qu’un moment
auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité
de tocsin avait enfanté l’épisode de l’incendie. Cependant le décor qu’il avait
sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois
le bruit d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle
était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide et le
goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne
heure parce qu’il avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans
l’après-midi à Combray, ayant appris que Mme de Cambremer — Mlle Legrandin —
devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce
jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps,
ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris
pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en présence
de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons,
mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter
après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être
destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une
valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était
souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il
ne songeait pas à la revoir jamais — et qu’il se rappelait maintenant la soirée
de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mme de
Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que
dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore
soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute
cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait
même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autres
bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui
eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui lui semblait l’avoir été,
c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de
providentiel dans ce qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention
de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de
savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances
qu’il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui
germaient déjà — et entre lesquels la balance était trop difficile à établir —
une sorte d’enchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure
après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne
se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait
sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les
traits tirés, les yeux battus, tout ce que — au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de
l’image première qu’il avait reçue d’elle — il avait cessé de remarquer depuis
les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu’il
dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette
muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus
malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en
lui-même: «Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que
j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui
n’était pas mon genre!»
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