Marcel Proust
À la recherche du temps perdu
Du côté de chez Swann
Combray
I.
Longtemps, je me suis couché de bonne
heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je
n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.» Et, une demi-heure après, la
pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser
le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je
n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de
lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me
semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un
quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance
survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma
raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se
rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me
devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence
antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y
appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de
trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais
peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose
sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais
quelle heure il pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou
moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les
distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte
vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son
souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes
inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui
le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre
les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues
de notre enfance. Je frottais une
allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a
dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c’est déjà le matin!
Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui
porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir.
Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s’éloignent.
Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit; on vient
d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la
nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais
plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements
organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de
l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où
étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite
partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en
dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive,
retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me
tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour — date pour moi d’une ère
nouvelle — où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon
sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller
pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution
j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le
monde des rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait
pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que
c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains
m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée il
y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser,
mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait
quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie,
j’allais me donner tout entier à ce but: la retrouver, comme ceux qui partent
en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut
goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle
autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les
consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre
qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs rangs
peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle
où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire
reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus
l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit
dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner
assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes
désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps
et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché
quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon
lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors
celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais
au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas
au premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa simplicité première,
le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais
plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir — non encore du
lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où
j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du
néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde
par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de
lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les
traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses
autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et
non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours
est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher,
sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans
l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour
remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses
membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour
reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire
de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs
invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait
au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les
circonstances, lui — mon corps — se rappelait pour chacun le genre du lit, la
place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec
la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté
ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple,
allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais:
«Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire
bonsoir», j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des
années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un
passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la
veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, al cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de
Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me
figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une
nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: j’étais dans ma chambre
chez Mme de Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de
dîner! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant
de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien
des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs,
c’était les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma
fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à
suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre
où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je
l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare
dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses
ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu
où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses
suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval
courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais
revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma
vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui
suivaient mon réveil; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la
tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates: un coin
de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un
numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique
des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial le plaisir
qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a
son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu
étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau
d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte
d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone
ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous
rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la
fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies; — chambres d’été où
l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets
entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où le clair de
lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée,
où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la
pointe d’un rayon —; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier
soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient
légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver
la place du lit; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond,
creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement
revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement
par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets
et de l’insolente indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si
je n’eusse pas été là; — où une étrange et impitoyable glace à pieds
quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à
vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui
n’y était pas prévu; — où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se
disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la
chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait
souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux
levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant: jusqu’à ce que
l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné
la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement,
l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.
L’habitude! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser
souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire;
mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et
réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
Certes, j’étais bien éveillé
maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la
certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures,
dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité
ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes.
Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance
du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait
croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement
je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma
grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me
rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de
l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et
rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher
redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien
inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux,
de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on
coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers
de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient
dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en
était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait
l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais
plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de «chalet», où je
fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo,
plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui
veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant
vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon
une ligne courbe qui n’était autre que la limite d’un des ovales de verre
ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce
n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait
Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes
et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant
les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait
montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse
le boniment lu à haute voix par ma grand’tante et qu’il avait l’air de
comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui
n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il
s’éloignant du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente
chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui
continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis,
descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi
surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel,
de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le
rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt
et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi
noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de
cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces
brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et
promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux
dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la
beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne
pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de
l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce
bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres
boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que
j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient,
le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le
dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents
et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber
dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient
plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre
conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt
obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il
faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait
mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que «c’est une pitié de
rester enfermé à la campagne» et qui avait d’incessantes discussions avec mon
père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma
chambre au lieu de rester dehors. «Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez
robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant
besoin de prendre des forces et de la volonté.» Mon père haussait les épaules
et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma
mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un
respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le
mystère de ses supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps, même
quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les
précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait
dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées
et grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la
pluie. Elle disait: «Enfin, on respire!» et parcourait les allées détrempées —
trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du
sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le
temps s’arrangerait — de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les
mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance
de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt
que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue
sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour
sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma
grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire
rentrer: c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait
périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les
liqueurs étaient servies sur la table à jeu — si ma grand’tante lui criait:
«Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner,
en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent
que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient
défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques
gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas
goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma
grand’mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si
humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle
faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son
regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de
beaucoup d’humains, il n’y a avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous
tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait
sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa
faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le
verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles on s’habitue plus
tard jusqu’à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez
résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de
persécution; elles me causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé
battre ma grand’tante. Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher
ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous
faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des
souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter
tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une
petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au
dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs
par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire,
cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de
Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce
qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de
mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la
rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus
tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté,
ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de
l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers
le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de
l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par
une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou
quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais
me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit.
Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le
moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte
le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient
de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle
m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce
bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard
possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore
venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour
partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore», mais
je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle
faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en
m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites
absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude,
bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà
sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le
calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon
lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion
de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de
m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans
ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à
dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se
bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de
passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray,
quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce
mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme),
quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison
sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du
jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au
passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la
maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement
timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde
aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?» mais on savait bien
que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix,
pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant pour une
personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des
choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère,
toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et
qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de
rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour
les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux
nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût
pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon
grand-père disait: «Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en
effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux
verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la
Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour
ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on
apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant
cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon
exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus
jeune que lui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des
meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui,
paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur,
changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père
raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue
M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon
grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui
dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait
réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un
moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le
parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-père
par le bras, s’était écrié: «Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener
ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces
aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité? Vous avez l’air
comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie
a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir de sa femme
morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il
avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se
contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue
se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux
et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de
sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon
grand-père: «C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne
peux y penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois, comme le
pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru
que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais
comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m’a
souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à
condamner, ne s’était récrié: «Mais comment? c’était un cœur d’or!»
Pendant bien des années, où pourtant,
surtout avant mon mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray,
ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus
du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce
d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient — avec
la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un
célèbre brigand — un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré
du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la
haute société du faubourg Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette
brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la
réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois
d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue et la considéraient
comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé
dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une
carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour
vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent
de change; le «fils Swann» se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une
caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient
entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de
son père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il
était «en situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme
étaient mes parents, fermaient d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il
continuait, depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir;
mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait,
étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient
social qui lui fût personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale
à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce
que, très simple de façon et ayant toujours eu une «toquade» d’objets anciens
et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai
d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant d’habiter. «Etes-vous
seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous
devez vous faire repasser des croûtes par les marchands», lui disait ma
grand’tante; elle ne lui supposait en effet aucune compétence et n’avait pas
haute idée même au point de vue intellectuel d’un homme qui dans la
conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort
prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres
détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à
exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque
désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où
il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel.
Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque
fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis
parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante,
mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On peut dire
que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!» Comme elle était la seule personne
un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux
étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu,
habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M.
Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa
fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son
sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui
dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des vins,
pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon?»
Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres
visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère
que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement «qualifié» pour
être reçu par toute la «belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les
plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber en peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en sortant
de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il
rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que
jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi
extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la
pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il
allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis,
dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu
à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui
venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours
de Combray — d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul,
pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à
Paris après dîner en s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son
départ, dit tenir du cocher qu’il avait dîné «chez une princesse» — «Oui, chez
une princesse du demi-monde!» avait répondu ma tante en haussant les épaules
sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle
cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos
invitations, elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans
avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de
chacun de ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de
chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer
quérir dès qu’on avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à
l’ananas pour des grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un
prestige suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour
la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de
France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en
passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à Swann qui avait peut-être dans
sa poche une lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner
les pages les soirs où la sœur de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet
être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot
de collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute
le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de
celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de
Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette,
elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann,
l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur
un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de
vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à
aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament;
notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même
l’acte si simple que nous appelons «voir une personne que nous connaissons» est
en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être
que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect
total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une
adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la
sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe,
que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce
sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le
Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de
faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine que étaient cause
que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les
élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur
frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage
désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés,
le vague et doux résidu — mi-mémoire, mi-oubli — des heures oisives passées
ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de
notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs
à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que
j’ai l’impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec
exactitude je passe à ce premier Swann — à ce premier Swann dans lequel je
retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il
en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même
temps ont un air de famille, une même tonalité—à ce premier Swann rempli de
loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et
d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère
était allée demander un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur
(et avec laquelle, à cause de notre conception des castes elle n’avait pas
voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de
Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit: «Je
crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux
des Laumes». Ma grand’mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la
maison qui donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de
louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la
cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe
qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était
l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose
d’absolument indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que
le giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux dit!»
et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait rencontré chez
elle: «Ah! ma fille, comme il est commun!»
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de
ma grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne
rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant
l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter.
«Comment elle connaît Swann? Pour une personne que tu prétendais parente du
maréchal de Mac-Mahon!» Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann
leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société,
presque une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après
laquelle ils crurent pouvoir juger — supposant que c’était là qu’il l’avait
prise — le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans
un journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du
dimanche chez le duc de X . . ., dont le père et l’oncle avaient été
les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père
était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la
pensée dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le
duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui
les avaient connus. Ma grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans
un sens défavorable à Swann: quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en
dehors de la caste où il était né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait
à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au
fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles
prévoyantes; (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils d’un notaire de
nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était par là descendu pour
elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces aventuriers,
anciens valets de chambre ou garçons d’écurie, pour qui on raconte que les
reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père
d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère, vieilles
filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit, déclarèrent ne pas
comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries
pareilles. C’étaient des personnes d’aspirations élevées et qui à cause de cela
même étaient incapables de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il
même un intérêt historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se
rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le
désintéressement de leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou
de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif — ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la conversation
prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles
demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers — mettait
alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable
commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d’attirer
l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eût recours à ces avertissements
physiques dont usent les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de
la distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame
d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du
regard, moyens violents que ces psychiâtres transportent souvent dans les
rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle,
soit qu’ils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la
veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement
envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté
du nom d’un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots:
«de la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann a
«les honneurs» du Figaro?»—«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup
de goût», dit ma grand’mère. «Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être
d’un autre avis que nous», répondit ma grand’tante qui, sachant que ma
grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûre que ce fût
à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une
condamnation en bloc des opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle
tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes
silencieux. Les sœurs de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à
Swann de ce mot du Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois
qu’elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle
se persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les plaignait
pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir;
moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé
tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on
m’en parlât.» Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma
grand’mère; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art
de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle qu’elle
passait souvent inapperçue de celui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère
elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à
Swann non de sa femme mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle
disait-on il avait fini par faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un
mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui.» Mais mon
père se fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule.»
Mais le seul d’entre nous pour qui la
venue de Swann devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi.
C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman
ne montait pas dans ma chambre. Je ne dînais
pas à table, je venais après dîner au jardin, et à neuf heures je disais
bonsoir et allais me coucher. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite
m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais
monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon
lit au moment de m’endormir il me fallait le transporter de la salle à manger
dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans
que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât sa vertu volatile
et, justement ces soirs-là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de
précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement,
publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour
porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne
pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand
l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du
moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les
deux coups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann; néanmoins tout
le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma grand’mère en
reconnaissance. «Pensez à le remercier intelligiblement
de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme, recommanda
mon grand’-père à ses deux belles-sœurs.» «Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante.
Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde parle bas.»
«Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau
demain», dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la
peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis;
je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il
faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma
chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt
m’embrasser. «Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre
fille; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa.» «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous
la véranda», dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de
s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de
plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs
plus grandes beautés: «Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les deux,
dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de
vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis.» Nous nous
assîmes tous autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures
d’angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir
m’endormir; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance,
puisque je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées d’avenir
qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de l’abîme prochain qui
m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le
regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune
impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de
laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût
touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une
pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je
pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon
grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que
les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces
efforts furent infructueux. A peine mon grand-père eut-il posé à Swann une
question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles
de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et
qu’il était poli de rompre, interpella l’autre: «Imagine-toi, Céline, que j’ai
fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a donné sur les
coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus
intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir.» «Je crois bien!
répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai
rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à
qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour
composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin
de M. Vinteuil, je n’en savais rien; et il est très aimable.» «Il n’y a pas que
M. Vinteuil qui ait des voisins aimables», s’écria ma tante Céline d’une voix
que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur
Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora
qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin
d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et
d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit da sa sœur, soit
qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer
de lui parce qu’elle le croyait sur la sellette. «Je crois qu’on pourra réussir
à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur
Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter.» «Ce doit être délicieux»,
soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement
aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément
aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle
avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel
qu’il faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la
vie intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce
que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce que vous
me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose
qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade d’Espagne; ce
n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal, mais du moins un
journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec
les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir.» «Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des
journaux me semble fort agréable . . . », interrompit ma tante Flora,
pour montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. «Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous
intéressent!» enchérit ma tante Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann
étonné. Ce que je reproche aux journaux c’est de nous faire faire attention
tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou
quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment
que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on
devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les
. . . Pensées de Pascal! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase
ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur
tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en
témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains hommes du
monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la
princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait
rétablie.» Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de
choses sérieuses: «Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement,
je ne sais pas pourquoi nous abordons ces «sommets», et se tournant vers mon
grand-père: «Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l’audace de
tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulevrier dont il dit: «Jamais
je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et
des sottises.» «Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre
chose», dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car
le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann
interloqué reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit
Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt
pour l’en empêcher.» Mon grand-père s’extasiait déjà sur «ignorance ou
panneau», mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon — un littérateur —
avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà:
«Comment? vous admirez cela? Eh bien! c’est du joli! Mais qu’est-ce que cela
peut vouloir dire; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de
l’intelligence et du cœur? Il avait une
belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas
de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout
simplement. Et vous osez citer cela?» Et mon grand-père navré, sentant
l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à
Swann, les histoires qui l’eussent amusé disait à voix basse à maman: «Rappelle-moi
donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr!” Ah! comme
c’est bien!»
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je
savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant
toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me
laisserait pas l’embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si
ç’avait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant
qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l’heure, de faire
d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j’en pouvais
faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais,
de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser
consacrer toute la minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes
lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose,
prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce
pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais
voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité
inconsciente de dire: «Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se coucher.
On dîne tard du reste ce soir.» Et mon père, qui ne gardait pas aussi
scrupuleusement que ma grand’mère et que ma mère la foi des traités, dit: «Oui,
allons, vas te coucher.» Je voulus
embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. «Mais non,
voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces
manifestations sont ridicules. Allons, monte!» Et il me fallut partir sans
viatique; il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit
l’expression populaire, à «contre-cœur», montant contre mon cœur qui voulait
retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant,
donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si
tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé,
fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la
rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette
forme olfactive mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa part. Quand nous
dormons et qu’une rage de dents n’est encore perçue par nous que comme une
jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau
ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c’est un
grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse
débarrasser l’idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé.
C’est l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de monter
dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus rapide, presque
instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l’inhalation — beaucoup plus
toxique que la pénétration morale — de l’odeur de vernis particulière à cet
escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer
les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir
le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer
qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud l’été sous les
courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de révolte, je voulus
essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère en la suppliant de
monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon
effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de
s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me
doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde
lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre
une lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à l’égard des
choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant,
subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui
lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions
féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une
délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou
de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par
l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités
sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de
Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer;
et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très
ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux
hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une
usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui
représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le
cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu probable que
sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann
pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle
professait non seulement pour les parents — comme pour les morts, les prêtres
et les rois — mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect
qui m’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans
sa bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et
davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour
effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une
chance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pas
du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me
quittant, m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse
relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher; et elle serait
certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que
Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient
plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes
insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher; elle
regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du papier et
l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui
apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit
d’un air résigné qui semblait signifier: «C’est-il pas malheureux pour des
parents d’avoir un enfant pareil!» Elle revint au bout d’un moment me dire
qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel
de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on
serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman.
Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était plus comme tout à l’heure
pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait,
la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule
aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même
pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille; puisque cette salle à
manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même
— le «granité»— et les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs
malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi,
s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait
faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman tandis
qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle; les
barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout: maman allait sans
doute venir!
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait
bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au contraire,
comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de
longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, n’aurait pu
me comprendre; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un
lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est
l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte
prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme
pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition
dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans affectation
déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt
de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. Et la joie avec
laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma
lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussi cette joie trompeuse que
nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute,
ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors,
attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous
reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et
comme nous inventons que nous avons quelque chose d’urgent à dire à sa parente
ou amie, il nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans le
vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous
l’aimons — comme en ce moment j’aimais Françoise — l’intermédiaire bien
intentionné qui d’un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque
propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la
faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par
lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des
cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien
démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des
plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici
qu’un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel
que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre
maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous
y intervenons, nous l’avons créé presque: le moment où on va lui dire que nous
sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas
être d’une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus
délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l’ami bienveillant nous a
dit: «Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir
de causer avec vous que de s’ennuyer là-haut.» Hélas! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme
qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’un qu’elle
n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans
ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche
dont elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas
démentie) me fit dire par Françoise ces mots: «Il n’y a pas de réponse» que
depuis j’ai si souvent entendu des concierges de «palaces» ou des valets de
pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne: «Comment, il
n’a rien dit, mais c’est impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
C’est bien, je vais attendre encore.» Et — de même qu’elle assure
invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut
allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le
temps qu’il fait échanger entre le concierge et un chasseur qu’il envoie tout
d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson
d’un client — ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de
rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je
fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui
prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en
écrivant ce mot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher, si près
d’elle que j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la
possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur, de
minute en minute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon
agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune.
Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicament
puissant commence à agir et nous enlève une douleur: je venais de prendre la
résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de
l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite fâché
pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui
résultait de mes angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire,
non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans
bruit et m’assis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin
qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi,
figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant
et reculant chaque chose par l’extension devant elle de son reflet, plus dense
et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un
plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque
feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total,
exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne
bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit.
Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés,
ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se
percevaient détaillés avec un tel «fini» qu’ils semblaient ne devoir cet effet
de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés
par l’orchestre du Conservatoire que quoiqu’on n’en perde pas une note on croit
les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux
abonnés — les sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné ses
places — tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains
d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me
mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes
parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un
étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait cru que pouvaient
produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me
donnait, l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres
enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans
doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être plus
soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère
commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne
déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable
d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les
reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du
châtiment qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre
était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement
puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de
ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais
resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus
rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais
encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire
bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce
désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J’entendis les pas de mes parents qui
accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait
de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé
la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la
pistache. «Je l’ai trouvée bien quelconque, dit ma mère; je crois que la
prochaine fois il faudra essayer d’un autre parfum.» «Je ne peux pas dire comme
je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il est d’un vieux!» Ma
grand’tante avait tellement l’habitude de voir toujours en Swann un même
adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge
qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui
trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des
célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de
lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et
que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre
des enfants. «Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui
vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable
de la ville.» Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins
triste depuis quelque temps. «Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il a tout
à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le
front. Moi je crois
qu’au fond il n’aime plus cette femme.» «Mais naturellement il ne l’aime plus,
répondit mon grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps
une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer,
et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments au moins d’amour, pour sa
femme. Hé bien! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié pour l’Asti», ajouta
mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-sœurs. «Comment, nous ne
l’avons pas remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela
assez délicatement», repondit ma tante Flora. «Oui, tu as très bien arrangé
cela: je t’ai admirée», dit ma tante Céline. «Mais toi tu as été très bien
aussi.» «Oui j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables.»
«Comment, c’est cela que vous appelez remercier! s’écria mon grand-père. J’ai
bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous
pouvez être sûres qu’il n’a rien compris.» «Mais voyons, Swann n’est pas bête,
je suis certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le
nombre de bouteilles et le prix du vin!» Mon père et ma mère restèrent seuls,
et s’assirent un instant; puis mon père dit: «Hé bien! si tu veux, nous allons
monter nous coucher.» «Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de
sommeil; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir
si éveillée; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre
Françoise m’a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant
que tu vas te déshabiller.» Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule
qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa
fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir; mon cœur battait si fort que
j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais
d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée
par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même; je m’élançai. A la première
seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était
arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même
pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la
parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été
admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus
terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait
se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole c’eût été
le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le
renvoyer; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le
lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui.
Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé
se déshabiller et pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix
entrecoupée par la colère: «Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait
vu ainsi attendant comme un fou!» Mais je lui répétais: «Viens me dire
bonsoir», terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait
déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage
et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle
continuait à refuser, allait me dire: «Rentre dans ta chambre, je vais venir.» Il était trop tard, mon père était devant nous.
Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit: «Je suis perdu!»
Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions
qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mére
et ma grand’mère parce qu’il ne se souciait pas des «principes» et qu’il n’y
avait pas avec lui de «Droit des gens». Pour une raison toute contingente, ou
même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si
habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien,
comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me
disait: «Allons, monte te coucher, pas d’explication!» Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma
grand’mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda
un instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en
quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: «Mais va donc avec
lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu
dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien.» «Mais, mon ami, répondit
timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la
chose, on ne peut pas habituer cet enfant . . . » «Mais il ne s’agit
pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit
a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des
bourreaux! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée! Puisqu’il y a
deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et
couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si
nerveux que vous, je vais me coucher.»
On ne pouvait pas remercier mon père;
on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser
faire un mouvement; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit
blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa
tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure
d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à
se départir du côté d’Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de
l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis
longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir
durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines
et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les
anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi
que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La
possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de
temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots
que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je
me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est
seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je
les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les
bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se
remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma
chambre; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais
à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je
n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure
où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard
gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait et qui
tenait â ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que
d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il
m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma
grand’mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que
n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais
malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien; mais
elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance,
elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité
nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi
était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage: pour une
fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère:
«Va donc le consoler.» Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour
ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le
droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose
d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et
me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: «Mais Madame, qu’a donc
Monsieur à pleurer ainsi?» maman lui répondit: «Mais il ne sait pas lui-même,
Françoise, il est énervé; préparez-moi vite le grand lit et montez vous
coucher.» Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée
comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de
reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas
responsable; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à
l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non
plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines,
qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et
m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la
dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte
de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux: je
ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession
qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part
devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois,
elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de
remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme auraient
pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire
fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une
triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman: «Non je ne veux
pas, ne couche pas ici.» Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste
comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment
idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait,
elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas
déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de
jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à
arrêter mes larmes; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû
être, sa colère eût moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que
n’avait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais d’une main impie
et secrète de tracer dans son âme une premiére ride et d’y faire apparaître un
premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman,
qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout
d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme
elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant: «Voilà mon petit
jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu
que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne
restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.»
Mais je n’en avais pas là. «Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais
déjà les livres que ta grand’mère doit te donner pour ta fête? Pense bien: tu
ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain?» J’étais au contraire enchanté
et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le
papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à
couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au
Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma
grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un
volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi
malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les
grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence
plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent
du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en apprenant les
livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à
Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir
mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le
médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle
s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. «Ma fille,
disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque
chose de mal écrit.»
En réalité, elle ne se résignait jamais
à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui
que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir
ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand
elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner
un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait «anciens», comme si leur
longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt
disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux
besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment
d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur
esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite
leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle
essayait de ruser et sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du
moins de la réduire, d’y substituer pour la plus grande partie de l’art encore,
d’y introduire comme plusieures «épaisseurs» d’art: au lieu de photographies de
la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se
renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de
Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du
Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si le
photographe avait été écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la
nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire
cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand’mère
tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été
gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant
encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un
chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la
gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire
que les résultats de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne
furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un
dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement
beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée de simples photographies.
On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand’tante voulait
dresser un réquisitoire contre ma grand’mère, des fauteuils offerts par elle à
de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait
faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’un
des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de trop s’occuper de
la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un
sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans ces
meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle nous ne
sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous
voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de
l’habitude. Or, justement,
les romans champêtres de George Sand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient
pleins ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et
redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma
grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres comme elle eût loué plus
volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu’une
de ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui
donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps.
Maman s’assit à côté de mon lit; elle avait pris François le Champi à
qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi
une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu
encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du
romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque
chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à
exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui
éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit
reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simples —à moi qui
considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables,
mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi — une
émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. Sous ces
événements si journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je
sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea;
elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je
rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux
lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était
maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour.
Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude
respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication
que dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond
mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom
inconnu et si doux de «Champi» qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans
que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c’était aussi, pour les ouvrages
où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le
respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du
son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui
excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de
voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses
propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait
autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu
faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru
fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George
Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman
avait appris de ma grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et
que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour
supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute
petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être
reçu, elle fournsissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur
qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui
pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle
retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur
préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas; grâce à lui elle
amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à
l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la
mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers
celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des
syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes,
dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de
vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me
laissais aller à la douceur de cette nuit oû j’avais ma mère auprès de moi. Je
savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand désir que
j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures
nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de
tous, pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre
chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais
quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus; puis demain
soir était encore lointain; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien
que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, qu’il s’agissait de
choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître
plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi.
. . .
C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me
ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux,
découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un
feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans
un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit: à la base
assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par
où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où
je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui
constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière; et,
au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour
l’entrée de maman; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce
qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor
strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles
pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage;
comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince
escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. A vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray
comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que
je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la
mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le
passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce
reste de Combray. Tout cela était
en réalité mort pour moi.
Mort à jamais? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de
notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du
premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que
nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un
végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour
beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer
en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous
appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé.
Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer,
tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet
matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne
soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant
de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de
Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher,
n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison,
ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon
habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me
ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites
Madeleines qui semblaent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille
de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la
perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé
où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où
la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis,
attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu
les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une
essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi.
J’avais cessé de me sentire médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me
venir cette puissante joie? Je sentais q’elle était liée au goût du thé et du
gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même
nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une
seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième
qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la
vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche
n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne
peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même
témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui
redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un
éclaircissement décisif. Je pose la
tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais
comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par
lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit
chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement:
créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut
réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui
n’apportait aucune preuve logique, mais l’evidence de sa félicité, de sa
réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au
moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans
une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener
encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan
dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée
étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la
chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le
force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à
autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois,
je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente
de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se
déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande
profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la
résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de
moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente
de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine
si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des
couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au
seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de
son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle
circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma
claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant
identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de
moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu
peut-être; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers
lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de
toute œuvre important, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en
pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se
laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je
ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans
sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de
thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant
que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis,
sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces
jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de
ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait,
tout s’était désagrégé; les formes — et celle aussi du petit coquillage de
pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot —
s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui
leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien
ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules,
plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus
fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se
rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans
fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du
souvenir.
Et dès que
j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me
donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus
tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la
vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de
théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait
construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais
revu jusque-là); et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant
déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir
et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et
comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine
rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y
sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles
du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du
village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout
cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de
thé.
II.
Combray de
loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la
dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la
représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on
approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ,
contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des
maisons rassemblées qu’un reste de remparts du moyen âge cernait çà et là d’un
trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau de
primitif. A l’habiter, Combray était un peu triste, comme ses
rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de
degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l’ombre devant elles,
étaient assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber
relever les rideaux dans les «salles«; des rues aux graves noms de saints
(desquels plusieurs seigneurs de Combray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques
où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et
rue du Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin;
et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée,
peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le
monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait
sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique;
et qu’à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue
Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau —à la vieille
hôtellerie de l’Oiseau flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de
cuisine que s’élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi
chaude — serait une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement
surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève
de Brabant.
La cousine de mon grand-père — ma
grand’tante — chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Lèonie qui,
depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter,
d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne
«descendait» plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de
débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement
particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin
au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville,
entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de
grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un
tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un
calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës,
restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces
chambres de province qui — de même qu’en certains pays des parties entières de
l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de
protozoaires que nous ne voyons pas — nous enchantent des mille odeurs qu’y
dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible,
surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles
encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, me
déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide
de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire;
saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée
blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge
de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères,
matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété
et d’un prosaïsme que sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse
sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si
nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de
gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de
Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à
Combray: avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait
attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était
venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et
qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de
ces grands «devants de four» de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de
châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige,
même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la
poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas de prie-Dieu aux fauteuils en
velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet; et le feu cuisant
comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout
grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et
ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les
boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense
«chausson» où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus
réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages,
je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur
médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j’entendais ma
tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas
parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant
qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps,
même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était
salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela
rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait;
puis, dans l’inertie absolu où elle vivait, elle prêtait à ses moindres
sensations une importance extraordinaire; elle les douait d’une motilité qui
lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui
les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue
qui était sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de
penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût
personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même:
«Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi» (car ne jamais dormir
était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la
trace: le matin Françoise ne venait pas «l’éveiller», mais «entrait» chez elle;
quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle
voulait «réfléchir» ou «reposer»; et quand il lui arrivait de s’oublier en
causant jusqu’à dire: «Ce qui m’a réveillée» ou «j’ai rêvé que», elle
rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais
l’embrasser; Françoise faisait infuser son thé; ou, si ma tante se sentait
agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de
faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il
fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le desséchement des tiges les
avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel
s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût
fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé
leur aspect, avaient l’air des choses les impossible disparates, d’une aile
transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose,
mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection
d’un nid. Mille petits détails inutiles — charmante prodigalité du pharmacien —
qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre
où on s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir
de comprendre que c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je
voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des
doubles, mais elles-même et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère
nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites
boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme;
mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs
dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites
roses d’or — signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place
d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui
avaient été «en couleur» et celles qui ne l’avaient pas été— me montrait que
ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient
embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur
couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée
qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion
bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une
petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment
amolli.
D’un côté de son lit était une grande
commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de
l’officine et du maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et
d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des
ordonnances de médicaments, tous ce qu’il fallait pour suivre de son lit les
offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres.
De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux
et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes
persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle
commentait en-suite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis
cinq minutes, qu’elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à
mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale,
elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres
transparaissaient comme les pointes d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire,
et elle me disait: «Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la
messe; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop
longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien.»
Françoise, en effet, qui était depuis
des années a son service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour
tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions
là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma
tante Léonie passait encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je
connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma
grand’tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me
disait: «Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu
m’entendes dire: «Bonjour Françoise»; en même temps je te toucherai légèrement
le bras. A peine arrivions-nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous
apercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et
fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques d’un
sourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans
l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa
niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait
sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les
hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur l’espoir des
étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte:
«Bonjour Françoise.» A ce signal mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce
qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que
nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise; nous
étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières
années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce
que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour
les liens invisibles que noue entre les membres d’une famille la circulation
d’un même sang, autant de respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas
ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous
plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la
veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui
demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était
gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’il ressemblerait à sa grand’mère.
Et quand il n’y avait plus de monde là,
maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des
années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce
qu’avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise
n’aimait pas son gendre et qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être
avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là.
Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui
disait en souriant: «N’est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de
s’absenter et si vous avez Margeurite à vous toute seule pour toute la journée,
vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison?» Et Françoise disait en
riant: «Madame sait tout; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec
une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante,
d’employer ce terme savant), qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient
ce que vous avez dans le cœur», et disparaissait, confuse qu’on s’occupât
d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer; maman était la première
personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs,
ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de
joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se
priver un peu d’elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait
le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès
cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage
éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que pour aller à la
grand’messe; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût
bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule
des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l’eau chaude ou du café
noir, les apportait vraiment bouillants; elle était un de ces serviteurs qui,
dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à
un étranger, peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa
conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu’ils n’ont
aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer;
et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé
leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de
ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui
recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à
ce que mes parents eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première
fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu’elle
prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il ne fallût pas donner déjà son
avis ou fournir des explications sur quelque événement d’importance:
—«Françoise, imaginez-vous que Mme
Goupil est passée plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa
sœur; pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point
qu’elle arrive après l’élévation.»
—«Hé! il n’y aurait rien d’étonnant», répondait Françoise.
—«Françoise, vous seriez venue cing minutes plus tôt, vous auriez vu
passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la
mère Callot; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces,
vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.»
—«Il n’y aurait rien d’étonnant
qu’elles viennent de chez M. le Curé», disait Françoise.
—«Ah! je vous crois bien, ma pauvre
Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé! Vous
savez bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je
vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien
sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.»
—«Françoise, vous n’avez pas entendu ce
carillon qui m’a cassé la tête?»
—«Non, madame Octave.»
—«Ah! ma pauvre fille, il faut que vous
l’ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la
Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de
suite avec elle et ils ont tourné par la rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait
quelque enfant de malade.»
—«Eh! là, mon Dieu», soupirait
Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu,
même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
—«Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts? Ah!
mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié
qu’elle a passé l’autre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je
ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.»
—«Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher; celui qui l’a
fait ne nous l’a pas vendu. Je vais seulement voir si mon feu ne s’éteint pas.»
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de
cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces
événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante
sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et
quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
—«Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine, disait
Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse?»
—«Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire si, vous savez bien
que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares; un jour
je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître; mais
ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme
je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc
chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas
vous dire qui c’est.»
—«Mais ça sera la fille à M. Pupin», disait Françoise qui préférait s’en
tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin
chez Camus.
—«La fille à M. Pupin! Oh! je vous
crois bien, ma pauvre Françoise! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue?»
—«Mais je ne veux pas dire la grande,
madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me
ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.»
—«Ah! à moins de ça, disait ma tante.
Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. C’est cela! Il n’y a pas besoin
de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien
voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce
sera ça! J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous
verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.»
—«Dès l’instant que Mme Goupil a de la
visite, madame Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer
pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure», disait
Françoise qui, pressé de redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée
de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
—«Oh! pas avant midi, répondait ma
tante d’un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet,
mais furtif pour ne pas laisser voir q’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait
pourtant, à apprendre que Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et
qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure. Et
encore cela tombera pendant mon déjeuner!» ajouta-t-elle à mi-voix pour
elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu’elle n’en
souhaitât pas une autre en même temps. «Vous n’oublierez pas au moins de me
donner mes œufs à la crème dans une assiette plate?» C’étaient les seules qui
fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende
de celle qu’on lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait:
Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en
souriant: Très bien, très bien.
—«Je serais bien allée chez Camus
. . . » disait Françoise en voyant que ma tante ne l’y enverrait
plus.
—«Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre
Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.»
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait
sonné Françoise, car, à Combray, une personne «qu’on ne connaissait point»
était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne
se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de
Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des
recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux
aux proportions d’une «personne qu’on connaissait», soit personnellement, soit
abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec
des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la
nièce de l’abbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à
Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les
fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à
Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait
pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance,
Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs «voyageurs».
Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si
j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux,
un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que grand-père ne
connaissait point, s’écriait elle. Ah! je te crois bien!» Néanmoins un peu émue
de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était
mandé. «Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle?
un homme que vous ne connaissiez point?»—«Mais si, répondait mon grand-père,
c’était Prosper le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf.»—«Ah! bien», disait
ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire
ironique, elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme
que vous ne connaissiez point!» Et on me recommandait d’être plus circonspect
une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles
irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et
gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien «qu’elle ne
connaissait point», elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait
incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté.
—«Ce sera le chien de Mme Sazerat», disait Françoise, sans grande
conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se «fende pas
la tête.»
—«Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!» répondait ma
tante donc l’esprit critique n’admettait pas se facilement un fait.
—«Ah! ce sera le nouveau chien que M.
Galopin a rapporté de Lisieux.»
—«Ah! à moins de ça.»
—«Il paraît que c’est une bête bien
affable», ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore,
«spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable,
toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet
âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte,
je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est
seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.»
—«Comment, Françoise, encore des
asperges! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année,
vous allez en fatiguer nos Parisiens!»
—«Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne
les mangeront pas avec le dos de la cuiller.»
—«Mais à l’église, ils doivent y être
déjà; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre
déjeuner.»
Pendant que ma tante devisait ainsi
avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je
la revois bien, notre Église! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir,
grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de
même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des
mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de
l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force
destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la
roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses
pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray,
enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus
elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces
et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure
qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une
majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre; et en
deçà desquelles, ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant encore
l’elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition
de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres
avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que
les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on
était sûr qu’il ferait beau dans l’église; l’un était rempli dans toute sa
grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait
là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet
oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a
pas d’office — à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus
humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque
habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de
style moyen âge — on voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le
prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de
prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le
déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se
livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait
de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons,
mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui
empourprait le rétable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt
posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des
couleurs attachées à jamais à la pierre); et tous étaient si anciens qu’on
voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles
et monter brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie
de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une
centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand
jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit
qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers
la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie,
l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis
elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui
dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides,
comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites
que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant après les
petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible
dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais
derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire
momentané de soleil; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux
dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du
marché; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant
Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant
épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de
saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice
représentaient le couronnement d’Esther (le tradition voulait qu’on eût donné à
Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes
dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté
une expression, un relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux lèvres
d’Esther au delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si
onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et
s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée; et la verdure des arbres restée
vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant «passé»
dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés,
les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la
brusque et oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela et plus encore
les objets précieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi
presque des personnages de légende (la croix d’or travaillée disait-on par
saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique,
en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m’avançais dans l’église,
quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le
paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la
trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d’elle pour moi
quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville: un édifice
occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions — la quatrième étant
celle du Temps — déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en
travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement
quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux;
dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il
n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers
moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du
clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se
pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le cacher
aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et
mal vêtu; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait
contemplé saint Louis et semblait le voir encore; et s’enfonçant avec sa crypte
dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et
puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre,
Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille
de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait
été creusée, disait-on, «par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la
princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était
suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât,
sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait
mollement céder sous elle.»
L’abside de l’église de Combray,
peut-on vraiment en parler? Elle était si grossière, si dénuée de beauté
artistique et même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues
sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière muraille s’exhaussait
d’un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui
n’avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées
à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un mur de prison que
d’église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses
absides que j’ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher
d’elles l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue
provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille
fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même
aspect asymétrique que l’abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé
comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment
religieux, mais je me suis involontairement écrié: «L’Église!»
L’église! Familière; mitoyenne, rue
Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M.
Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation;
simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les
rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait
dû s’arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez Mme
Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout
ce qui n’était pas elle une démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à
franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient
la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête
baissée, et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient
assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées
contre la sombre façade de l’église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour
cela pour moi; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles
s’appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait
un abîme.
On reconnaissait le clocher de
Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où
Combray n’apparaissait pas encore; quand du train qui, la semaine de Pâques,
nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui filait tour à tour sur tous
les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous
disait: «Allons, prenez les couvertures, on est arrivé.» Et dans une des plus
grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la
route resserrée débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à l’horizon
par des forêts déchiquetées que dépassait seul la fine pointe du clocher de
Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le
ciel par un ongle qui aurait voulu donner à se paysage, à ce tableau rien que
de nature, cette petite marque d’art, cette unique indication humaine. Quand on
se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi
détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout de
ton rougeâtre et sombre des pierres; et, par un matin brumeux d’automne, on
aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de
pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait
arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les
unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les
distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages
humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de
corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles
pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un
coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avait
frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de
l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de
néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger,
mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une
mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans
trop savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette
absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et
croire riches d’une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme
ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand’tante, rapetissée, et
les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait
la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était
infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même,
affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait
pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand’mère trouvait au clocher
de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et
l’air distingué. Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants,
moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles,
mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano,
il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce
tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en
s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à
l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle; et en
même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le
couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles
entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient
tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en
voix de tête» une octave au-dessus.
C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur
figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne
pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises; mais quand,
le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un
soleil noir, je me disais: «Mon-Dieu! neuf heures! il faut se préparer pour
aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonie
avant», et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la
chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman
entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire
emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le
patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans
l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il
avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus
mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie
fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à
Théodore d’apporter une brioche plus grosse que d’habitude parce que nos
cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec
nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus
grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil,
piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de
promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma
mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée
finissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de
velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé
légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux
qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore
sa flèche et lui donner quelque chose d’ineffable.
Même dans les courses qu’on avait à
faire derrière l’église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par
rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant
encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et certes, il y en a bien
d’autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j’ai dans mon souvenir des
vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art que
celles que composaient les tristes rues de Combray. Je n’oublierai jamais, dans
une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du
XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre
lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la
rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air
de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si
précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait
pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise
sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en
tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids
de la ville, je sais un fenêtre où on voit après un premier, un second et même
un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche
violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles «épreuves»
qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle n’est autre que
le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de
certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites
gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put
mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non
pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être
sans équivalent, aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie
profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray
dans les rues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on
allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche,
surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits; que si,
au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on
suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre
versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher;
soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît
obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un
solide surpris à un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de la
Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective
semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au
cœur du ciel: c’était toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui
dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé avant moi comme
le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que
je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande
ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant
qui m’a «mis dans mon chemin» me montre au loin, comme un point de repère, tel
beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet
ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire
puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure
chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne
m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade
entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des
heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres
reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent; et sans doute alors,
et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me
renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue . . .
mais . . . c’est dans mon cœur . . .
En rentrant de la messe, nous
rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession
d’ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété
de Combray que du samedi soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en
dehors d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi,
possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur
spécialisation professionelle n’utilise pas et dont profite leur conversation.
Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que
M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très
étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers
de lui), doués de plus de «facilité» que bien des peintres, ils s’imaginent que
la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à
leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une
application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand,
avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches
blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée, causeur comme
nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait
toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la
plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait seulement de
parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son
langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours
flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi des
tirades enflammées qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie
mondaine, le snobisme, «certainement le péché auquel pense saint Paul quand il
parle du péché pour lequel il n’y a pas de rémission.»
L’ambition mondaine était un sentiment
que ma grand’mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre
qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus
elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée
près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi
violentes encore les nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les
avoir pas tous guillotinés.
— Salut, amis! nous disait-il en venant
à notre rencontre. Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra
que je rentre à Paris, dans ma niche.
—«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire
doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes
il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le
nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un
morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se
tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature
d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut.»
Quand, à notre retour, ma tante nous
faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions
incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui
disant qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert
le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue
bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double profession de
chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier
donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
—«Ah! soupirait ma tante, je voudrais
que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me
dire cela.»
Eulalie était une fille boiteuse, active
et sourde qui s’était «retirée» après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle
avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l’église une
chambre, d’où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors
des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore; le
reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à
qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne
dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la
famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du
curé ou de quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray.
Elle portait au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque
de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à
son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la
grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne
d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les
autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans
l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les
pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui
conseillaient de ne pas «s’écouter» et professaient, fût-ce négativement et en
ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains
sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et
un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux
méchantes gorgées d’eau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses
médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de
croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, était aussi
gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé monter
après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et
qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la
faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un: «Ne croyez-vous pas que si
vous vous secouiez un peu par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle
leur avait dit: «Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis»,
lui avaient répondu: «Ah! quand on n’a pas la santé! Mais vous pouvez durer
encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus
jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand
de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes
qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de
sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses
toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur
mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond admirait sa
maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisque’elle ne voulait
pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans
son régime, qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son
avenir.
C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en
une minute: «C’est la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie répondait:
«Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à
cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin.» (Une des plus fermes croyances d’Eulalie et que le nombre imposant des
démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mme
Sazerat s’appelait Mme Sazerin.)
— Je ne demande pas à aller à cent ans,
répondait ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme
précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme
personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu
régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma
tante un plaisir dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état
agréable d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu
qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée,
cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de
regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la
journée, quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En
réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner
fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle
pût monter «occuper» ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux
jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière
de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze
fleurons momentanés de sa couronne sonore avait retenti autour de notre table,
auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand
nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits,
appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent
d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle
ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs
et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses
des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces
quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales,
reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie —: une barbue
parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce
qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à
la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là,
un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de
descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que
c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en
aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises,
les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en
donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux
amandes parce que’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que
c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela
était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à
mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention
personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une
œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé
d’en goûter en disant: «J’ai fini, je n’ai plus faim», se serait immédiatement
ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait
d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent
que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans
le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du
morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne
reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors,
mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas lier en sortant de table.»
J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un
fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief
mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé
d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service
sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux
degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante,
l’arrière-cuisine. On apercevait
son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins
l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait
des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus
parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs
champs. Et son faîte
était toujours couronné du rcououlement d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait,
car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon
oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa
retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les
fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui
atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure
et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement
les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés.
Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle
Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était
survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances
suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on
m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple
vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et
blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps,
qu’on l’abandonnait; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous
traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait
jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures doreés, les plafonds
peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en
satin comme chez mes grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce
qu’il appelait son cabinet de «travail» aux murs duquel étaient accrochées de
ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant
un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le
second Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et
qu’on recommence à aimer pour une seul et même raison, malgré les autres qu’on
donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle
jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher,
pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation
qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre
émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours
identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait
infailliblement ces mots: «Deux heures et quart», que le valet de chambre
répétait avec étonnement, mais sans discuter: «Deux heures et quart? bien
. . . je vais le dire . . . »
A cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes
parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais
d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas
éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un
décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que
regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les
spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux
que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui
étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en
composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et
boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces
œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche
lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de
l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin
lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand
j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux
pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de
l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de
saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que
recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part
une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que
j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour
le dessert, on m’avait donné à opter encore du riz à l’Impératrice et de la
crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs
dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entre
toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, l’Art.
Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une
tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance
incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par
ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée: et qui
avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège,
chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le
professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question
était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il
trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et
si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après
Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre,
contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité
miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au
quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau
assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient
ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait
causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une
étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui
passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du
visage d’une femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi
un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me
représenter sa vie! Je classais par ordre de talent les plus illustres: Sarah
Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes
m’intéressaient. Or mon oncle en
connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement
des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions le voir qu’à
certains jours c’est que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles
sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour
mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui
n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui
n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma
grand’mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l’avait déjà brouillé
plus d’une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui venait
dans la conversation, j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant: «Une
amie de ton oncle»; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années
des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne
répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son
hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant
chez lui à l’actrice, inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une
intime amie.
Aussi — sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait
maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et m’empêcherait
encore de voir mon oncle — un jour, autre que celui qui était réservé aux
visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné
de bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne d’affiches,
pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant
sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet
rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier
j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence,
puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en
me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait
sans doute pas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le prévenir la même
voix que j’avais entendue disait: «Oh, si! laisse-le entrer; rien qu’une
minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il
ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la
sienne, n’est-ce pas? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse.»
J’entendis mon oncle grommeler, se
fâcher; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même
assiette de massepains que d’habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les
jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de
perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une
mandarine. L’incertitude
où j’étais s’il fallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n’osant
pas trop tourner les yeux de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai
embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit: «Mon
neveu», sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis
les difficultés qu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que
possible d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.
—«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.
—«Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit vivement
mon oncle d’un ton bourru.»
—«Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans l’escalier
l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne
l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est bien noir, mais
cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi
ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front.
Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami? demanda-t-elle à
mon oncle.»
—«Il ressemble surtout à son père,
grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à
distance en disant le nom de maman que d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre
mère.»
—«Je ne connais pas son père, dit la
dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu
votre pauvre mère, mon ami. Vous vous
souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus.»
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas
des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille notamment
de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier
janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif
et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais
rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni
de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait
mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas
cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux,
la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en
connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui
lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à
manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si simple et comme il faut.
Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait
peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence
spéciale — d’être ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque
scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le
monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la
notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à
tant d’autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme
une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, d’un air un
peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
—«Non, dit-elle, cher, vous savez que
je suis habituée à celles que le grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en
étiez jaloux.» Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions
étrangères et dorées. «Mais si,
reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce
jeune homme. N’est-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu l’oublier? Il a été
tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle d’un air modeste et
sensible.» Mais en pensant à ce qu’avait pu être l’accueil rude qu’elle disait
avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa
froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de
cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son
amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un
des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles
consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale — car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font
pas entrer dans les cadres de l’existence commune — et un or qui leur coûte
peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie
des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour
la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles,
l’élégance qui émane de l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque
propos insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui
avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses
regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude, elle le rendait
changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout à fait exquis».
—«Allons, voyons, il est l’heure que tu
t’en ailles», me dit mon oncle.
Je me levai, j’avais une envie
irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que
c’eût été quelque chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait
tandis que je me disais: «Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire», puis je
cessai de me demander ce qu’il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose.
Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je
trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main
qu’elle me tendait.
—«Comme il est gentil! il est déja
galant, il a un petit œil pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un
parfait gentleman», ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase
un accent légèrement britannique. «Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois
prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il n’aurait qu’à
m’envoyer un «bleu» le matin.
Je ne savais pas ce que c’était qu’un
«bleu». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la
crainte que n’y fut cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne
pas répondre, m’empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais
une grande fatigue.
—«Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il
est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours,
ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge et que je n’y
contredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de
Vaulabelle, vous savez.»
—«J’adore les artistes, répondit la
dame en rose, il n’y a qu’eux qui comprennent les femmes . . . Qu’eux
et les êtres d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est
Vaulabelle? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite bibliothèque
vitrée de votre boudoir? Vous savez que vous m’avez promis de me les prêter,
j’en aurai grand soin.»
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit
jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose, je
couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et
tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans oser me le dire
ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes
parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était
en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma
reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après
quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents
une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je
venais de faire. Je ne croyais
pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-je cru, puisque je ne
le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal
dans une visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un
ami nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme à qui il a
été empêché d’écrire, et que nous négligions de le faire jugeant que cette
personne ne peut pas attacher d’importance à un silence qui n’en a pas pour
nous? Je m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un
réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y
introduisait; et je ne doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la
nouvelle de la connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur
transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que
je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s’en remirent à
des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais d’adopter,
quand ils voulurent apprécier l’action de mon oncle. Mon père et mon grand-père
eurent avec lui des explications violentes; j’en fus indirectement informé.
Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture
découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais
voulu lui exprimer. A côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau
serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas
tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la
tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne
le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de
nous l’ait jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet
de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux
abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me
disait: «Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter l’eau
chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave», je me décidais à rentrer et
montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne
morale, une institution permanente à qui des attributions invariables
assuraient une sorte de continuité et d’identité, à travers la succession des
formes passagères en lesquelles elle s’incarnait: car nous n’eûmes jamais la
même deux ans de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de
cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre créature
maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à
Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses
et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la
mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses
amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures
symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est
lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des
nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de
Giotto?» D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse,
jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées,
ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt,
dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte
maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une
autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole
ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le
sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme
un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la
puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et
dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray,
incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais
pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de
la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire
le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle
tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une
cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un
qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu
davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore,
le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui
siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa
bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir
le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et
que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée
sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann
professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à
considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il
m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air
d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de
la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de
l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et
mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait
certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont
plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice.
Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de
ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait
qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était
pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement
manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et
de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus
frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle
pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même
encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté
effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est
précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et
qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de
respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices
de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme
aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas
beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins
apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de
sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit,
physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours
de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de
la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif,
indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune
commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune
crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage
antipathique et sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine —
faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l’Erreur,
par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité— servait du café
qui, selon maman n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos
chambres de l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon
lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa
fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses
volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire
passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans
un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et
la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups
frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne
«reposait pas» et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses
poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux
temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates; et aussi par
les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la
musique de chambre de l’été: elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de
musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle
ensuite; elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire: née des beaux
jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en
réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour,
la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre
était au plein soleil de la rue, ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire
aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de
l’été dont mes sens si j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par
morceaux; et ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures
racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil au repos
d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un
torrent d’activité.
Mais ma grand’mère, même si le temps
trop chaud s’était gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu,
venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais
du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en
sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux
yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n’était-elle pas aussi
comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé,
même pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je voyais un objet
extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait
d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa
matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec
elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche
pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone
d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que
je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des
aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout
extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il
y avait d’abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui
gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la
beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût
ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant
l’épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s’y
fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie,
retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui
revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées
qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été cité
comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait
à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi
pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague
mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui,
pendant ma lecture, exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers
la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait l’action à
laquelle je prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis
d’événements dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les
événements qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les
personnages qu’ils affectaient n’étaient pas «Réels», comme disait Françoise.
Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un
personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de
cette joie ou de cette infortune; l’ingéniosité du premier romancier consista à
comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément
essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et
simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être
réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est
perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que
notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une
petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en
être émus; bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a de
soi qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoir
l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe
dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est
en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis
que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre
respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a
mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute
émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais
d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous
les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des
années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient
jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte
la perception; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur;
mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la
réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses
états différents, en revanche la sensation même du changement nous soit
épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que
cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le
paysage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus
grande influence que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les
levais du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin
de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un
pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond
de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de
cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs
violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était
toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur
des eaux courantes; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de
fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme
des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une
image dont nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du
reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie;
car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages
plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous
mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait
l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole
comme d’une révélation, ils me semblaient être — impression que ne me donnait
guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige
de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère — une part
véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand
je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru
faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de
son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile: plutôt on est comme emporté
avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à
l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi
cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une
vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là
précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est déçu en
constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu’elles
devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées; parfois on
convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir
sur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et
que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la
femme que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu
que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde
inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée; non,
c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments — que je
sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des
hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile — dans un
même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à
l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre,
celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être
dérangé par une visite; et, quand une heure sonnait au clocher de
Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était
déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de
faire le total et après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire
commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour
lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des
fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à
chaque heure il me semblait que c’était quelques instants seulement auparavant
que la précédente avait sonné; la plus récente venait s’inscrire tout près de
l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu
dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or.
Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la
dernière; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui
avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi; l’intérêt de la lecture, magique
comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et
effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du
dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi
des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés
par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé
d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la
contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose — tandis que je
progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour — dans le cristal
successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures
silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi
par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son
passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant: «Les
voilà, les voilà!» pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions
rien du spectacle. C’était les jours où, pour des
manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la
rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des
chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de
Combray et se faisaient voir d’eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient
entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu
l’éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs
chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en
remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons
couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop
étroit à un torrent déchaîné.
—«Pauvres enfants, disait Françoise à
peine arrivée à la grille et déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée
comme un pré; rien que d’y penser j’en suis choquée», ajoutait-elle en mettant
la main sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
—«C’est beau, n’est-ce pas, madame
Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le
jardinier pour la faire «monter».
Il n’avait pas parlé en vain:
—«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi
donc qu’il faut tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu
ne fasse jamais deux fois. Hélas! mon
Dieu! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas! Je les ai vus en 70; ils
n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres; c’est ni plus ni moins
des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des
hommes, c’est des lions.» (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion,
qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir
de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de la
gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au
soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à
passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup, sa fille
s’élançant comme d’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle
de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec
une carafe de coco, la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans
arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le
jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:
—«Voyez-vous, Françoise, disait le
jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a
que ceux qui veulent partir qui y vont.»
—«Ah! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.»
Le jardinier croyait qu’à la
déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
—«Pardi, pour pas qu’on se sauve»,
disait Françoise.
Et le jardinier: «Ah! ils sont malins»,
car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que
l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire,
il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre
ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant
la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les
soldats. Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de
promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison,
même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres,
assis et regardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre
comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et
la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais
d’habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l’interruption et le
commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture
que j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi,
Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur
décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant
le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une
des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour
la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais
une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la
Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et
m’avait dit: «Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset.
C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois
confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans
leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le
mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C’est: «La blanche Oloossone
et la blanche Camire» et «La fille de Minos et de Pasiphaë». Ils m’ont été
signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher
maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A propos voici un livre
que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il,
par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte,
pour un coco des plus subtils; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de
mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis
donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a
écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras,
cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos.» C’est sur un ton sarcastique
qu’il m’avait demandé de l’appeler «cher maître» et qu’il m’appelait lui-même
ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore
rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser
en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il
m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais
d’eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux
qu’ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la
maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai,
prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus
qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un juif, ce
qui ne lui eût pas déplu en principe — même son ami Swann était d’origine juive
— s’il n’avait trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je
le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami il était bien rare qu’il ne
fredonnât pas: «O Dieu de nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta
chaîne», ne chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais
j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en
entendant leur nom qui, bien souvent, n’avait rien de particulièrement
israélite, il devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui
l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur
famille.
—«Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?»
—«Dumont, grand-père.»
—«Dumont! Oh! je me méfie.»
Et il chantait:
«Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit»; Et après nous avoir posé adroitement
quelques questions plus précises, il s’écriait: «A la garde! A la garde!» ou,
si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un
interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous montrer
qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant
imperceptiblement:
«De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas!» ou:
«Champs paternels, Hébron, douce vallée.»
ou encore:
«Oui, je suis de la race élue.»
Ces petites manies de mon grand-père
n’impliquaient aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais
Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par
agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:
—«Mais, monsieur Bloch, quel temps
fait-il donc, est-ce qu’il a plu? Je n’y comprends rien, le baromètre était
excellent.»
Il n’en avait tiré que cette réponse:
—«Monsieur, je ne puis absolument vous
dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que
mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.»
—«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père
quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps qu’il
fait! Mais il n’y a rien de plus intéressant! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner
comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot
et essuyé des larmes.
—«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me
connaît pas; ou bien alors il est fou.»
Et enfin il avait mécontenté tout le
monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de
boue, au lieu de s’excuser, il avait dit:
—«Je ne me laisse jamais influencer par
les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du
temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss
malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et
d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.»
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas
pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par
penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma
grand’mère n’étaient pas feintes; mais ils savaient d’instinct ou par
expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de
nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations
morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un
régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces
transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à
Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu
d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne
m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce
jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire
pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié
sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la
fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement
départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand’tante était le
modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne
parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait
toute sa fortune, parce que c’était sa plus proche parente et que cela «se
devait».
Mais j’aimais Bloch, mes parents
voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos
de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me
fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de
nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et
on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de
m’apprendre — nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la
rendit plus heureuse, puis plus malheureuse — que toutes les femmes ne
pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les
résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus
certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été
publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes
parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite
dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais
qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne
m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me
croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de
l’amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à
quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je
remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à
certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du «vain
songe de la vie», de «l’inépuisable torrent des belles apparences», du
«tourment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer», des «émouvantes
effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des
cathédrales», qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de
merveilleuses images dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé
ce chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles
donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le
troisième ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sentis
éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où
les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C’est que, reconnaissant
alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale,
cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que
je m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus l’impression
d’être en présence d’un morceau particulier d’un certain livre de Bergotte,
traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du
«morceau idéal» de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les
passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte
d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul
admirateur de Bergotte; il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère
qui était très lettrée; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du
Boulbon faisait attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation,
et d’un parc voisin de Combray, que s’envolèrent quelques-unes des premières
graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui
universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique,
jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma
mère et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de
Bergotte c’était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes,
quelques autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il
les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier; enfin,
dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient
ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s’il avait
rencontré quelque grande vérité, ou le nom d’une célèbre cathédrale, il
interrompait son récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue
prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages
restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de
la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient
ainsi voilées et qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait,
où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait
étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par cœur. J’étais déçu
quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque
chose dont la beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la
grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une
image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de
parties de l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les
rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore
de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais l’occasion de voir
moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur d’anciens monuments français
et certains paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il les
citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches de signification
et de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion.
Je ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes,
puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à m’élever:
persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait,
j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva
d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon
cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait
déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les
mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand
je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un
recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard,
quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne
suffit pas pour me décider à le continuer, j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte.
Mais ce n’était qu’alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en
jouir; quand c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent
exactement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas «faire
ressemblant», j’avais bien le temps de me demander si ce que j’écrivais était
agréable! Mais en réalité il n’y avait que ce genre de phrases, ce genre
d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts
inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir
mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles phrases dans
l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité,
sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que
j’avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire
la cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une
vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de
l’écrivain rendait encore plus ironique mais qui était la même que j’avais
souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis
qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité
qu’étaient ses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu
l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M.
Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément
sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me
sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi
séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de
confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras
d’un père retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte
comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était
jamais consolé. Aussi je
lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus «dolce», plus «lento»
peut-être qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple s’adressait à moi
avec une intonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je
m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge
où j’entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne
voulais pas qu’on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de
Bergotte, et si l’on m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je
m’attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le
désespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres
maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au
jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.
—«Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui donc
vous a indiqué ses ouvrages?» Je lui dis que c’était Bloch.
—«Ah! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement
au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c’est frappant, il a les mêmes
sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes.
Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût,
car Bergotte est un charmant esprit.» Et voyant combien j’avais l’air d’admirer
Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il connaissait fit, par
bonté, une exception et me dit:
—«Je le connais beaucoup, si cela
pouvait vous faire plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je
pourrais le lui demander.» Je n’osai pas
accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. «Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère?»
—«L’acteur, je ne sais pas. Mais je
sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout.
L’avez-vous entendue?»
—«Non monsieur, mes parents ne me
permettent pas d’aller au théâtre.»
—«C’est malheureux. Vous devriez leur
demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous
voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la «hiérarchie!» des arts;
(et je remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations avec
les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il
employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet
important, il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et
ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la
prendre à son compte, et dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les
gens ridicules»? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la
hiérarchie?). Un instant après il ajouta: «Cela vous donnera une vision aussi
noble que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi . . . que»—
et il se mit à rire —«les Reines de Chartres!» Jusque-là cette horreur
d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui devait être
élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme provincial des sœurs de ma
grand’mère; et je soupçonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans
la coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations
antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés
vulgaires autrefois, et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je trouvais quelque chose de
choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de n’être tranquille
que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Mais il
ne se rendait donc pas compte que c’était professer l’opinion, postuler, que
l’exactitude de ces détails avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner
où j’étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où
il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune
importance. Mais c’était
pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela
contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement
ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre
entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des
occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules? Je
remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui
en revanche ne lui était pas particulier mais au contraire était dans ce
temps-là commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au
docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant
esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu
cherchée, mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on
reconnaît tout de suite que c’est de lui.» Mais aucun n’aurait été jusqu’à
dire: «C’est un grand écrivain, il a un grand talent.» Ils ne disaient même pas
qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas.
Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d’un
nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand talent» dans notre musée
des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne
la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons
plutôt originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
—«Est-ce qu’il y a des ouvrages de
Bergotte où il ait parlé de la Berma?» demandai-je à M. Swann.
— Je crois dans sa petite plaquette sur
Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une
réimpression. Je m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce
que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles
villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la
hiérarchie sociale, depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce
que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes
yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne
se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine Mme
Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de
Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce
qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même
visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle
Swann était un être d’une condition si rare, baignant comme dans son élément
naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents
s’il y avait quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de
lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de
sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma grand’tante,
c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder
dans ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles,
et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d’elle,
inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels,
alors je sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la douceur et
l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la
fois de désir et de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à
elle, je la voyais devant le porche d’une cathédrale, m’expliquant la
signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me
présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées
que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur
l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout prêt à l’aimer. Que
nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait
pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le
plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent
ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une
vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient baiser sous
la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un jeune souverain, un
prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays
étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être
indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que
ma grand’tante n’aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où
il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un
jour de semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est
pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de
perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l’heure
d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle venait de voir passer Mme Goupil «sans
parapluie, avec la robe de soie qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle
a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
—«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une alternative
plus favorable.
—«Tiens, disait ma tante en se frappant
le front, cela me fait penser que je n’ai point su si elle était arrivée à
l’église après l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie
. . . Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera pas sans
pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et
le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de
Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l’esprit de qui le désir de
hâter la descente de l’eau de Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de
voir Mme Goupil gâter sa robe.»
—«Peut-être, peut-être.»
—«Et c’est que, quand il pleut sur la
place, il n’y a pas grand abri.»
—«Comment, trois heures? s’écriait tout
à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai
oublié ma pepsine! Je comprends
maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l’estomac.»
Et se précipitant sur un livre de messe
relié en velours violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait
s’échapper de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle de papier
jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses
gouttes commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence
lui était légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi
longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c’est incroyable ce que le
temps passe!»
Un petit coup au carreau, comme si
quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de
sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute
s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale,
innombrable, universelle: c’était la pluie.
—«Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je
disais? Ce que cela tombe! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte
du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps
pareil.»
Françoise revenait:
—«C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un
tour. Ça pleut pourtant fort.»
— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel.
J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
— Mme Amédée, c’est toujours tout
l’extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment
où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma
grand’mère un peu «piquée».
— Voilà le salut passé! Eulalie ne
viendra plus, soupirait ma tante; ce sera le temps qui lui aura fait peur.»
—«Mais il n’est pas cinq heures, madame
Octave, il n’est que quatre heures et demie.»
— Que quatre heures et demie? et j’ai
été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et demie! Huit jours avant les
Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que le bon Dieu
soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop!
Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de
ma tante, c’était Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être
introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se
mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles
allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré
l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles
mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
—«M. le Curé serait enchanté, ravi, si
Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas
déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle.»
En réalité, les visites du curé ne
faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et
l’air de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque
fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la
malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé
davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur
l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de
Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les
mêmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie,
sa visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien
profiter d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait
pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en
aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand il serait
parti.
—«Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on
me disait, qu’il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église
pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir
jamais entendu parler d’une chose pareille! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui
va donc chercher! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église!»
—«Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est
ce qu’il y a de plus vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui
méritent d’être visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles, dans ma
pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait même pas restaurée!
Mon dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux;
passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne donnerais
pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après
celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu
réalistes, elles en présentent d’autres qui témoignent d’un véritable esprit
d’observation. Mais qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du
bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la
vue par ces reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où
il n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à me
remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des
seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du
duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une
demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin.» (Ma grand’mère qui à force
de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque
fois qu’on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce
devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire;
elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part: «Il
me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans.» Et pour une
fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu’il y eût un
lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de
Brabant.)—«Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de
fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce
de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie
de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville
(Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de
cela une autre fois. Hé bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait
mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de
Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et
qui la regarde comme d’un plus beau travail.
«Mais, comme je le lui disais, à cet
artiste qui semble du reste très poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose
du pinceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est
encore un peu plus sombre que les autres?»
—«Je suis sûre que si vous le demandiez
à Monseigneur, disait mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait
être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.»
—«Comptez-y, madame Octave, répondait
le curé. Mais c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette
malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de
Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle
de Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire.»
—«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?
—«Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué une dame
en robe jaune? Hé bien! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi, vous le savez,
dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier, et même, dans le Jura,
Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne
sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les
noms des bienheureux. Ainsi votre
patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue
en Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un
homme?»—«Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.»—«Le frère de
Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure
son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le
pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a
manqué; dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas dans une ville,
il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de
Charles fit brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près
d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait
promis de bâtir au-dessus du tombeau de Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui
procurait la victoire. Il n’en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire
descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles
avec l’aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui
fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir
su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent
sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore
prête un petit livre qui donne les explications.
«Mais ce qui est incontestablement le
plus curieux dans notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui
est grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié
du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante,
d’autant plus qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et
on ramasse avec ses effets toutes les toiles d’araignées de l’escalier. En tous
cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation
que causait à ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher),
car il fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe, le dimanche
il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la
beauté du panorama et qui s’en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain,
si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont
les Rogations. Il faut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil
féerique, avec des sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout
particulier. Quand le temps
est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à
la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre,
comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont
elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents
canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque
fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal, puis
quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus
le précédent. J’avais beau
les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du
clocher de Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité
est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes qui
coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une brioche dont les
morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire
être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.»
Le curé avait tellement fatigué ma
tante qu’à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
—«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle
d’une voix faible, en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à
portée de sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières.»
—«Ah! mais, madame Octave, je ne sais
pas si je dois, vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens!»
disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si
c’était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma
tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce,
avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:
—«Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie;
je lui ai pourtant donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air
contente.»
— Je crois qu’elle n’a pourtant pas à
se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de
la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses
enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les
piécettes mises chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement
que Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que ma
tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle jouissait
suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les richesses de la
maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante; et
qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et
autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et
prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy
consommées. Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa
fortune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas trouvé grand
mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement généreuse, se fût laissée
aller à donner, si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle
que ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être
soupçonnés de l’aimer à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une
grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme
Goupil, à des personnes «de même rang» que ma tante et qui «allaient bien
ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie
étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font
des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allait plus de même
si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise
appelait «des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui
étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame
Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». Et quand elle
vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait
l’argent — Françoise le croyait du moins — pour des créatures indignes, elle
commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait en comparaison
des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs
de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu
facilement l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai
qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et cachées de
Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait
sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle
était là, à lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ, sans
la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, des
sentences d’un caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont
l’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin
du rideau si Eulalie avait refermé la porte: «Les personnes flatteuses savent
se faire bien venir et ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les
punit toutes par un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et
l’insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:
Le bonheur des méchants comme un
torrent s’écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et
que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise
sortait de la chambre derrière Eulalie et disait:
—«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée.»
Et ma tante ne répondait même pas,
exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme
morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec
la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur
son lit, criait:
—«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie?
Croyez-vous que j’ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la
messe avant l’élévation! Courez vite
après elle!»
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
—«C’est contrariant, disait ma tante en
hochant la tête. La seule chose importante que j’avais à lui demander!»
Ainsi passait la vie pour ma tante
Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait
avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son «petit traintrain».
Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé
l’inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné
à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma
tante ne «reposait pas» — ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette
année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en
aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la
fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme à
Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma
tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise,
malgré la courte distance, n’étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée: «Monte donc voir si ta tante
n’a besoin de rien.» J’entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte,
vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler
légèrement. J’allais m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais
fait était intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit une
seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à demi son
visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de terreur; elle venait
évidemment d’avoir un rêve affreux; elle ne pouvait me voir de la façon dont
elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m’avancer ou me
retirer; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait
reconnu le mensonge des visions qui l’avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que
les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette habitude qu’elle avait
prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle
murmura: «Dieu soit loué! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui
accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité
et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les jours!» Sa main se
tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil
recommençant ne lui laissa pas la force de l’atteindre: elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni
personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements
très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait
jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les
samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché de
Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une heure plus
tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette dérogation hebdomadaire
à ses habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle
y était si bien «routinée», comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un
samedi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée»
que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au
samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez
sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la
détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver
des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements
intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les
sociétés fermées, créent une sorte de lien national et deviennent le thème
favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir: il
eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la
tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir
d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec
bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi!» cependant que ma tante, conférant
avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d’habitude,
disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi.» Si
à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant: «Allons, encore
une heure et demie avant le déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui
dire: «Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi!»; on en
riait encore un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet
oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après
le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus
au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la
promenade, disait: «Comment, seulement deux heures?» en voyant passer les deux
coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore
personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent
solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux),
tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a
déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi!» La surprise d’un
barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de
particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père,
nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué
ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique
encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que
mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût
répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle
à manger: «Mais voyons, c’est samedi!» Parvenue à ce point de son récit, elle
essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait,
elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui
ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de
nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous
disions: «Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus
long la première fois quand vous l’avez raconté.» Ma grand’tante elle-même
laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le
mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de Marie».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le
genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque
actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on
partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me
souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans
l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel
même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part,
elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs
branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et
qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à
profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une
blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais
que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui,
en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de
ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la
fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut
s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si
négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines
comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant,
qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au
regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et
vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D’une
bonne famille, il avait été le professeur de piano des sœurs de ma grand’mère
et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était
retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une
pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui
avait fait ce qu’il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma
mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle
irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque chose de lui. M.
Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la
bonté jusqu’à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres,
il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s’il suivait ou
seulement laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez
lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester
dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas
d’un monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de
plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la
fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu M. Vinteuil
se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une
fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute
avait-il craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir que
pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à
la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne
sais qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place», et avait détourné la
conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là l’intéressaient
moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci qui avait l’air d’un
garçon paraissait si robuste qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant
les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles
supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer
quelle expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son.
Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait avec l’esprit de
ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus possibles et on voyait
s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du «bon
diable», les traits plus fins d’une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l’église,
je m’agenouillai devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant,
s’échapper des aubépines une odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai
alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me
figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût
d’une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle
Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente
ardeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi
qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en
voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la
virulence printanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui
métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil
devant le porche en sortant de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se
chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons
aux grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été
contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus
sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire
croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez nous. Son père lui jetait un
manteau sur les épaules, ils montaient dans un petit buggy qu’elle conduisait
elle-même et tous deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était
le lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il
faisait clair de lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer
directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le
calvaire une longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et
à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d’un
génie stratégique. Parfois nous allions jusqu’au viaduc, dont les enjambées de
pierre commençaient à la gare et me représentaient l’exil et la détresse hors
du monde civilisé parce que chaque année en venant de Paris, on nous
recommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas
laisser passer la station, d’être prêts d’avance car le train repartait au bout
de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays chrétiens dont
Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous revenions par le boulevard de
la gare, où étaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin
le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre
blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le
bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée,
mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je
tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait m’apparaissait comme une
récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui
n’en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes des autres, des
chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme
il m’arrive encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut
venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se
réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils
commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses tilleuls et son
trottoir éclairé par la lune.
Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: «Où
sommes-nous?» Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui
avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait les épaules
et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa
clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre
jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au
bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration: «Tu es
extraordinaire!» Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à
faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes
avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire: l’Habitude venait de
me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait
une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus
lentement qu’une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec
impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la
nouveauté et la distraction que fût encore capable de supporter son corps
affaibli et maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à
quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception où l’on
a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque
d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de
rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur
apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur; où la
sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner
sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée; où la volonté, qui a
si difficilement conquis le droit d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à
ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d’événements impérieux,
fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la
moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le
réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant qu’elle
eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle
était incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu’alors
— comme le désir de la remplacer par des pommes de terre béchamel finissait au
bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui causait le retour
quotidien de la purée dont elle ne se «fatiguait» pas — elle ne tirât de
l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant, l’attente d’un
cataclysme domestique limité à la durée d’un moment mais qui la forcerait
d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait
qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même se
décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir à nous pleurer;
survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la
nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous
péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs,
mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à
condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret
toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en
conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien
plus précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité
d’hésitation énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain,
où il y avait une chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de
ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespérée au
premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus,
de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais
oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien
différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour
rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des
péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à
supposer tout d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse
pour s’en assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule
des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire,
elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y
répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant à ces
moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux
déplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfois
dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont
l’invention n’eût pas soulagé suffisamment ma tante, s’ils étaient restés à
l’état purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût
donné plus de réalité. Quelquefois, ce
«spectacle dans un lit» ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire
jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées,
elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son intention
de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise ses soupçons de
l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt fermée; quelques jours
après elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le
traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient
leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie,
n’étaient qu’un feu de paille et tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie
n’habitant pas la maison. Il n’en était pas de même de ceux qui
concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit
qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit,
elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation
que de chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à
lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle
semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait démasquée, d’un seul
mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au
cœur de la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une
révélation d’Eulalie — comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un
champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l’ornière —
prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la
vérité. «Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une
voiture». —«Que je lui ai donné une voiture!» s’écriait ma tante. —«Ah! mais je
ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche,
fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que c’était Mme Octave qui lui avait donné.» Peu à peu
Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de
tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se
développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui l’offensait le
plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en
plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention
extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui demander, elle hésitait
longtemps sur la manière dont elle devait s’y prendre. Et quand elle avait
proféré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner
dans l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi
— tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant
une généalogie qui le fait descendre d’une famille historique ou en entretenant
une correspondance avec un des souverains actuels de l’Europe, tourne
précisément le dos à ce qu’il a le tort de chercher sous des formes identiques
et par conséquent mortes — une vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir
sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté,
voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos,
prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-Simon
appelait la «mécanique» de la vie à Versailles, et pouvait croire aussi que ses
silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient
de la part de Françoise l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi
craintif que l’étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un
courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique,
au détour d’une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la
visite simultanée du curé et d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions
tous montés lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la
mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure:
—«Je sais que les choses se sont encore
mal arrangées tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout
votre monde à la fois.»
Ce que ma grand’tante interrompit par:
«Abondance de biens . . . » car depuis que sa fille était malade elle
croyait devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté.
Mais mon père prenant la parole:
—«Je veux profiter, dit-il, de ce que
toute la famille est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le
recommencer à chacun. J’ai peur que
nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m’a à peine dit bonjour ce matin.»
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et
je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me
distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à la
façon d’un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de nous en
sortant de l’église, marchant à côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne
connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et
réservé, sans que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un
air étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du
regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du
fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir comme au
bout d’une route interminable et à une si grande distance qu’elles se
contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à
vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et
considérée; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et gêné
d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu mécontenter
Legrandin. «Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père,
qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa
cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple, et un
air presque ingénu qui est tout à fait sympathique.» Mais le conseil de famille fut unanimement d’avis que mon père s’était
fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque
pensée. D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir.
Comme nous revenions d’une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux
Legrandin, qui à cause des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à
nous la main tendue: «Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce
vers de Paul Desjardins:
Les bois sont déjà noirs, le ciel est
encor bleu.
N’est-ce pas la fine notation de cette
heure-ci? Vous n’avez
peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd’hui il se
mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste
limpide . . .
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu . . .
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à
l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit
tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel.»
Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon,
«Adieu, les camarades», nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.
A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà
commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides,
comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait
la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à
point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des
récipients de céramiste qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et
poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots
de crème en passant par une collection complète de casserole de toutes
dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de
cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des
billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les asperges,
trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et
d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied — encore souillé pourtant du
sol de leur plant — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me
semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui
s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le
déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces
couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette
extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore
quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient,
dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à
changer mon pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme
l’appelait Swann, chargée par Françoise de les «plumer», les avait près d’elle
dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les
malheurs de la terre; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les
asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile
par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou
piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise
tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui
avaient porté loin dans Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle
nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception
spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si
onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum d’une de ses
vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père
consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à
la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son
accouchement récent, ne pouvait se lever; Françoise, n’étant plus aidée, était
en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui
donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée
et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle
cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de «sale bête! sale
bête!», mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins
en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or
comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort,
Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière
fois: «Sale bête!» Je remontai
tout tremblant; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte.
Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même
. . . ces poulets? . . . Et en réalité, ce lâche calcul,
tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait — ce
que j’ignorais encore — que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux,
aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté
singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connaissait sa
cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la
componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine,
comme l’histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont
représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués
d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de
ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs
malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient
vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une
façon un peu précise. Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille
de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques; maman l’entendit se
plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces
cris étaient une comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous
avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous
reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya
Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le
signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pas revenue; ma mère indignée
crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la
bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet
marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. A
chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait:
«Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir
ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la pauvre!»
Mais dès que je l’eus appelée et
qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent
aussitôt de couler; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de
pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des
journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille, dans l’ennui
et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de
cuisine; et à la vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait
pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même
d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne
pouvions plus l’entendre: «Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour
ça! ça lui a fait plaisir! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il
tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça. Ah!
c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:
«Qui du cul d’un chien s’amourose
«Il lui paraît une rose.»
Si, quand son petit-fils était un peu
enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher,
pour voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le
jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens
et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa
politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de
n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait
d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant,
quand elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy
plutôt que de permettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de
cuisine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui
pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle
l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des
araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre
nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de
la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs,
fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier docile, inoffensif,
incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise
trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout
domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus
tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours
des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine
chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut
obligée de finir par s’en aller.
Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un
des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon père
avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et
le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église que Mme
Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée
un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que
j’aurais même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds
n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner ma
chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de sujets tout
temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le seuil
brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le
mari de cette dame avec qui nous l’avions dernièrement rencontré, était en
train de présenter à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des
environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un
zèle extraordinaires; il fit un profond salut avec un renversement secondaire
en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et
qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme De Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte
d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si
charnue; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout
charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressement plein de
bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la
possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu’il
allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouée que la
présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une
sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme
il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient
de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait
entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et mécanique
du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de
lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son
regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloigné de l’horizon
qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu
au-dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé
malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent
de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier
isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison,
maman s’aperçut qu’on avait oublié le Saint-Honoré et demanda à mon père de
retourner avec moi sur nos pas dire qu’on l’apportât tout de suite. Nous
croisâmes près de l’église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la
même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à
sa voisine et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte
intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage,
put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais, cherchant à
compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait
l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout
l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice; il
subtilisa les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence,
aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité; et finalement
exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur secrète et
invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille
à mes parents de m’envoyer dîner ce soir-là avec lui: «Venez tenir compagnie à
votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie
d’un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de
votre adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a
bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or,
venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore
balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la
boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre
grand’tante quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des
giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de
Salomon, et l’émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise
fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux
papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de
Jérusalem.»
On se demandait à la maison si on
devait m’envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère
refusa de croire qu’il eût été impoli. «Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa
tenue toute simple qui n’est guère celle d’un mondain.» Elle déclarait qu’en
tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir
l’air de s’en être aperçu. A vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le
plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un
dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude
ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un: elle ne se
relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par
le témoignage du coupable qui n’avouera pas; nous en sommes réduits à celui de
nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent,
s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion; de sorte que de telles attitudes,
les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa
terrasse; il faisait clair de lune: «Il y a une jolie qualité de silence,
n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier
que vous lirez plus tard, prétend que conviennent seulement l’ombre et le
silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous
êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle
qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les
oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune
sur la flûte du silence.» J’écoutais les paroles de M. Legrandin qui me
paraissaient toujours si agréables; mais troublé par le souvenir d’une femme
que j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant
que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant
mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous connaissez, monsieur, la
. . . les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en prononçant ce
nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de
mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au
milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme
s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de
la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière
noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite
sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr
dont le corps est hérissé de flèches: «Non, je ne les connais pas», dit-il,
mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu
surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant
sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance
qu’on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable — comme si ce
fait qu’il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard
singulier — et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une
situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres
l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable,
spontané, que la situation elle-même — l’absence de relations avec les
Guermantes — pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui,
résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique
lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. «Non, reprit-il,
expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je
n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance; au
fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la
rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je
me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui
n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime plus au monde
que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et
le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur
des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus.» Je ne comprenais
pas bien que pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût
nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner
l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que Legrandin
n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le
clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se
trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait
pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires
ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût
en son absence, loin de lui et «par défaut»; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela
dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le
causeur répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement
il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait
soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là
savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre
Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches
dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un
saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais
pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.» Et comme ce
Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le
joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce
qu’on appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer
silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la
mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire,
il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M.
Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait
pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons
jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des
nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles
n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux
premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le
snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il
chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse
comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse,
s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les
infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un; car, grâce à
l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son
imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de
Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman s’amusait
infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché
qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le péché sans rémission, le
snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin
avec tant de détachement et de gaîté; et quand on pensa une année à m’envoyer
passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand’mère, il dit: «Il faut
absolument que j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il
vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux
kilomètres de là.» Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut être
du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître
personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air
marin, demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin,
voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où nous
serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour
la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le
danger n’était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous
mettre en relations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de
Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions
jamais l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où
nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
—«Il y a dans les nuages ce soir des
violets et des bleus bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon
père, un bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend
dans le ciel. Et ce petit
nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa? Il n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai
pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de
l’atmosphère. Là-bas, près de Balbec, près de ces lieux sauvages, il y a une
petite baie d’une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le
coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est
sans caractère, insignifiant; mais dans cette atmosphère humide et douce
s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et
roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner.
D’autres s’effeuillent tout de suite et c’est alors plus beau encore de voir le
ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses.
Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour
être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes
voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers
bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec! la plus antique
ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre,
la région maudite qu’Anatole France — un enchanteur que devrait lire notre
petit ami — a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable
pays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se
construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas, quel
délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles.»
—«Ah! est-ce que vous connaissez
quelqu’un à Balbec? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer
deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.»
Legrandin pris au dépourvu par cette
question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les
détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité— et
tout en souriant tristement — sur les yeux de son interlocuteur, avec un air
d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il
sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et
voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui
créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui
avait demandé s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et
n’avait pas entendu la question. Habituellement
de tels regards font dire à l’interlocuteur: «A quoi pensez-vous donc?» Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:
—«Est-ce que vous avez des amis de ce
côté-là, que vous connaissez si bien Balbec?»
Dans un dernier effort désespéré, le
regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de
sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à
répondre, il nous dit:
—«J’ai des amis partout où il y a des
groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour
implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas
pitié d’eux.
—«Ce n’est pas cela que je voulais
dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable
que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma
belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu,
si vous y connaissez du monde?»
—«Là comme partout, je connais tout le
monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si
vite; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses
elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence
délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous
rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter
son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui
rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les
couleurs; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide
mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur
et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse
machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un
enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon
petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats
de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé
que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas
formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à
moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable,
sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion
n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon.
Bonne nuit, voisins», ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie
évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé
de docteur, il résuma sa consultation: «Pas de Balbec avant cinquante ans et
encore cela dépend de l’état du cœur», nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos
rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile: comme
cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et
une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus
lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait
fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la
basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec
habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre
d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été
absolument certain — comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il
avait du caractère de ma grand’mère — que nous n’en aurions pas profité.
. . .
Nous rentrions toujours de bonne heure
de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le
dîner. Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions
rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de
la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se
reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid
assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel
rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par
la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans
l’été, au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore;
et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui
s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et
les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux
d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre
avec la délicatesse qu’elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort
rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait
perdu ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue
du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang au pied
du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale
et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes
les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la
maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait:
—«Mon dieu! voilà Françoise qui nous
guette, ta tante est inquiète; aussi nous rentrons trop tard.»
Et sans avoir pris le temps d’enlever
nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui
montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien
arrivé, mais que nous étions allés «du côté de Guermantes» et, dame, quand on
faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait
jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.
—«Là, Françoise, disait ma tante, quand
je vous le disais, qu’ils seraient allés du côté de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une faim! et votre
gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une
heure pour rentrer! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes!»
—«Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du
potager.»
Car il y avait autour de Combray deux
«côtés» pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de
chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre: le
côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce
qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de
Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le
«côté» et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray,
des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne «connaissions
point» et qu’à ce signe on tenait pour «des gens qui seront venus de Méséglise».
Quant à Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi
quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on
allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de
Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que
réel de son propre «côté», une sorte d’expression géographique abstraite comme
la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, «prendre par
Guermantes» pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une
expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest.
Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue
de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de
rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette
cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit; la
moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur
excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le
sol sacré de l’un ou de l’autre, les chemins purement matériels au milieu
desquels ils étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du
paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le
spectateur épris d’art dramatique, les petites rues qui avoisinent un théâtre.
Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques
la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à
eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui
séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus
absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers
les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de
Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin
l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans
communication entre eux, d’après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de
Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que
la promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller
n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du
Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte,
on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile
ou de café, et l’on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la
barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers,
l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et frais de
leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs
panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil
où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en
tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son
pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé
vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français
les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer
leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête
odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à
Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder
dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte
directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais
obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à
mon père:
—«Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre
heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas
là, cela nous abrégerait d’autant.»
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves
les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage
où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se
flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon
grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté le même,
et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann
le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers
le château. A droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat.
Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau
avait été creusée par les parents de Swann; mais dans ses créations les plus
factices, c’est sur la nature que l’homme travaille; certains lieux font
toujours régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes
immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute
intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer,
surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est
ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée
sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que
le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur
l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux,
violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui — en m’ôtant la chance terrible de la voir
apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille
privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des
cathédrales — me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la
première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette
propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un
agrément passager, et, comme fait pour une excursion en pays de montagnes,
l’absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une
promenade de ce côté; j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un
miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous
n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance.
Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa
présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait
sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un autre côté, les regards de mon père
et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de
s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne
pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les
allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau
s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée,
la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un
choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il
venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer
plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait
voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des
insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque
Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur
de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses
du ciel reflété; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me
demandais, si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la
connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson
mordait — quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père
qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin
qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout
bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de
chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en
reposoir; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de
clarté, comme s’il venait de traverser une verrière; leur parfum s’étendait
aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de
la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les
meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de
fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison
sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles
aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage
rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter
devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à
retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs
fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus
comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même
charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir
davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre
plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les
aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque
coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le
décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où
apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau; rares
encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un
village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où
moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son
cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée
graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit
sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et
s’écrie, avant de l’avoir encore vue: «La Mer!»
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre
dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les
regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir
qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur
et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles
ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de
le satisfaire. Alors, me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous
voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous
connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu
jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano
nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père
m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit: «Toi qui aimes les
aubépines, regarde un peu cette épine rose; est-elle jolie!» En effet c’était
une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une
parure de fête — de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses,
puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un
jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien
d’essentiellement férié — mais une parure plus riche encore, car les fleurs
attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne
laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent
une houlette rococo, étaient «en couleur», par conséquent d’une qualité
supérieure selon l’esthétique de Combray si l’on en jugeait par l’échelle des
prix dans le «magasin» de la Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des
biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème
rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces
fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre
embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur
présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec
le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours
pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes,
même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et
n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de
suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement,
que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,
qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la
nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de
village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes
d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme
autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles,
dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées,
pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant,
laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines
et trahissaient plus encore que les fleurs, l’essence particulière,
irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait
fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent
d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui
resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire
partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l’arbuste
catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins,
de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse
fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur
le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits,
dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait
les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes
multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive
quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette
d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une
bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses
yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris
depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je
n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez «d’esprit d’observation» pour dégager la
notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle,
le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif
azur, puisqu’elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu
des yeux aussi noirs — ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait —
je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle,
de ses yeux bleus.
Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole
des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et
pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il
regarde et l’âme avec lui; puis, tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre
mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner
en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment
supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître!
Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon
grand’père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta fut celle
que nous étions ridicules, car elle se détourna et d’un air indifférent et
dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ
visuel; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils
m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma
direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec
une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les
notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve
d’outrageant mépris; et sa main esquissait en même temps un geste indécent,
auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait
pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un
seul sens, celui d’une intention insolente.
—«Allons, Gilberte, viens; qu’est-ce
que tu fais, cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je
n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de
coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient
de la tête; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et
s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable et
sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de
Gilberte, donné comme un talisman qui me permettait peut-être de retrouver un
jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant,
n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des
jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert;
imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée — et qu’il isolait
— du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui
vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant sous l’épinier rose, à hauteur
de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse,
avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous
éloignions et que mon grand-père murmurait: «Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui
font jouer: on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car
c’est lui, je l’ai reconnu! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie!»)
l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de
Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée
d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma
souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour
s’éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait
se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je
regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui
faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que
j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les
épaules: «Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez!» Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours,
comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par
des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille
rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en
laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le
charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait
été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer,
tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu
l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le
douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.
«Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec
nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais
osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant.» Mon
grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la
distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir.
Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de
Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait
déjà sa porte à tout le monde. Et de même que quand il venait maintenant prendre
de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât
encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle
le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là: «Oui, un
jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc.» C’est
sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville; mais
le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces; sa
réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de
vigueur, elle se levait, s’habillait; la fatigue commençait avant qu’elle fût
passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé
pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement
de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et
qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les
anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les
plus spirituels et qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage
ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne
communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne
reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette
réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui
selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse: c’est que cette réclusion
lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans
ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une
fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement,
au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n’alla pas voir la haie
d’épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n’irait
pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire
parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands
comme des Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand
je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire,
je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui
avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais
pas exilé trop loin d’elle; et je contraignais tout d’un coup mon père, en
feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà
avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma
tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me
dire, comme malgré moi, comme de lui-même: «Mais non, cette charge-là était au
père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann.» Alors j’étais obligé
de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était
toujours écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je
l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd
de toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait
un plaisir que j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce
plaisir était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un
plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par
scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de
Swann, je les retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait
alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir,
qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur
tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les
avais vaincus et dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt
que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du
départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec
précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette
de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le
petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines,
entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de
tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main
qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes
cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma
mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la
vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas: «O
mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui
voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine! Aussi je
vous aimerai toujours.» Et, essuyant mes larmes, je leur
promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres
hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des
visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les
premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les
quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de
Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau
invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray.
Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray,
je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa
suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette
plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain.
Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien
que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence
de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle,
venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager
comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et
tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous
était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que
ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il
me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. A
gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé).
Sur la droite, on apercevait par delà les blés, les deux clochers ciselés et
rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués
d’alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
A intervalles symétriques, au milieu de
l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la
feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges
pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs
rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la
première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et
aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les
feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire
jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi
passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice
dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville,
regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse
attention à elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des
livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes — du moins pendant les
premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des
harmonies plus subtiles — de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et
où je ne l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de
Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une
faucille d’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes
propres impressions et que les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir
aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font
preuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on
admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites
esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement
que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents
dans son propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à
Montjouvain, maison située au bord d’une grande mare et adossée à un talus
buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille,
conduisant un buggy à toute allure. A partir d’une certaine année on ne la
rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise
réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain.
On disait: «Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la
tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa
fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous son
toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme supérieure, un grand cœur
et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle
les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle
s’occupe avec sa fille.» M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable
combien une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales
chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations
charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être
à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de
soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteur
Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant
qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans
compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru
bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant
d’un ton rude: «Hé bien! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie,
Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père
Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer
la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations
artistiques des enfants. Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi
il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là.
Mais qu’est-ce que vous avez à rire; mais ils font trop de musique ces gens.
L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait
pas sur ses jambes.»
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les
personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir en
quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort
qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des
journées entières devant la tombe de sa femme — il eût été difficile de ne pas
comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne
se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être
même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit
sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour
dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement — sans
qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers
qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir: paroles
bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par
ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il
devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à
une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la
bohème: elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et
la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même fait
épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de
sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait
peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle
en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos
croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas; ils
peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une
avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une
famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son
médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de
vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se
situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce
jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant
de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le
dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce
respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas
(eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à
remonter jusqu’à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les
déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M.
Vinteuil qui débouchait d’une autre, s’était trouvé trop brusquement en face de
nous pour avoir le temps de nous éviter; et Swann avec cette orgueilleuse
charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses
préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer
envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus
l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui
les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il
n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il
n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation
qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux, à
ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille
lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il
pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur
toute platonique de le conserver.
—«Quel homme exquis, nous dit-il, quand
Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de
spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse,
fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un
mariage tout à fait déplacé.»
Et alors, tant les gens les plus
sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne
l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents
déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de
convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui,
en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était
pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et
celui-ci fût le premier à le regretter. Car chaque fois qu’il venait de quitter
M. Vinteuil, il se rappelait qu’il avait depuis quelque temps un renseignement
à lui demander sur quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses
parents, croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier
ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.
Comme la promenade du côté de Méséglise
était la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu’à
cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de
Méséglise était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des
bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à
couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière
une nuée qui déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L’éclat,
mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue,
tandis que le petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de
ses arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent
faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel
blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces
camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes demeures.
Mais d’autres fois se mettait à tomber
la pluie dont nous avait menacés le capucin que l’opticien avait à sa
devanture; les gouttes d’eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol
tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent
point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée, mais chacune
tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus
obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur
voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient
encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux
feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à
jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe, reposée,
brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de
la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et
les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que cette
église était française! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers
une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient
représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise. Le sculpteur
avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile de la
même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme
si elle l’avait personnellement connu, et généralement pour faire honte par la
comparaison à mes grands-parents moins «justes». On sentait que les notions que
l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XlXe siècle) avaient
de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant
d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d’une
tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée,
méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que
je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de
Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus.
Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que,
quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la
retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la
fille de cuisine monter se faire «bien voir» de ma tante, elle appelait
Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était
tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux «pauvres malades», à
«sa pauvre maîtresse», qu’il avait pour soulever la tête de ma tante sur son
oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant,
un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de
pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient
qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore,
enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme
ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine,
debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur
le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui
gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front
étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide,
insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui
insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était
souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à
couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui
ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par
une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art. Devant
nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs
duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà
cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par
toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre
vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les
tiges d’or effrangées de son soleil reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait
gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin
dans la campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer,
des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et
dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et
sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie,
qu’importait l’orage! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère,
superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps
instable et fluide de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il
s’est solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans
compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la
saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins,
ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où
j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos
marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles
et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit
pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir,
demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi
nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que
j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des
supplications et des salutations désespérées; c’est sans tristesse que
j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler
dans les lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin,
mes parents renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris
ensuite l’habitude d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de
Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la
succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à
la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la
tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle souffrait
d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à l’évidence de laquelle les
sceptiques seraient bien obligés de se rendre quand elle y aurait succombé; et
ne causant par sa mort de grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là,
sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante,
Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne
lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors
nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises
paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un
sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération
et de l’amour. Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux
ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son
mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus. A côté d’elle nous comptions
pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions commencé à
venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma
tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout occupés des formalités à
remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents
n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs
contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener sans eux du
côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait contre la
pluie et que je jetais d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais
que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien à faire
avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma
tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné de grand repas funèbre,
que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle, que même
parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre — et en cela j’étais bien
moi-même comme Françoise — cette conception du deuil d’après la Chanson de
Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès
que Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu’elle fût
en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma
tante parce que c’était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement
parce que c’était ma tante, qu’elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse,
et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans
un livre.
Si alors Françoise remplie comme un
poète d’un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de
famille, s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne
sais pas m’esprimer», je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était tout de
même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse»,
je haussais les épaules et je me disais: «Je suis bien bon de discuter avec une
illettrée qui fait des cuirs pareils», adoptant ainsi pour juger Françoise le
point de vue mesquin d’hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité
de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une des
scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent
d’autant plus agréables que je les faisais après de longues heures passées sur
un livre. Quand j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle,
jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps
de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation et de
vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les
dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de
Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels
s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient
des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées confuses
qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir
préféré à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation
plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de
ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant
sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le
connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de
Méséglise, des humbles découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le
nécessaire inspirateur, je me rappelle que c’est, cet automne-là, dans une de
ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus
frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur
expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M.
Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître,
et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les
arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la
crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait
horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et
les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient
filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare,
que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle
je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau et à la face du
mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon
enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: «Zut, zut, zut, zut.» Mais
en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots
opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore — grâce
à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut
davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit
sans chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher» — que
j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un
ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu’une lecture un
peu longue m’avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais
d’adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la
conversation et désirait maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je
venais de penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les
plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le
même temps à apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me
reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait
la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager
nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je
pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps
de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes,
le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de
celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à
ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes
folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux
arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les
faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était eux
qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus
rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnue et
propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de
la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour,
élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me
semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces
horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là,
son baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au contact
de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon
imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est qu’aussi — comme il
arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de
l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté,
nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du lieu
où nous nous trouvons — la passante qu’appelait mon désir me semblait être non
un exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas
moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué
d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et
les êtres je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise
ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de
Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru
moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les
conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de
Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je n’aurais pas vus sur la
plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée dans les bois, c’eût été
retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels
l’avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de
Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces
bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que
criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale
d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet
d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais
d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m’y
ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais
pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps
encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des
femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une
notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments
interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans
l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la
cause du trouble préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme à un
plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne pense pas
à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché,
il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’accomplit, les autres
plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès
de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport
de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au
bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c’était en vain que j’implorais
le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi
quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes
premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la
fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui
entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me
frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au
moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux
feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En vain je le
suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je
la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais
aller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la
paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec mon
grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle. Je fixais
indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elle allait
surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait,
c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les
créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et
ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du
bois de Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que
s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne
pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes bras la
femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de reprendre le chemin
de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de moins en moins probable le hasard
qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je
osé lui parler? Il me semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais
de croire partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les
désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les
créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament.
Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait
tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un cadre
conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette
duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain,
quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien
après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de
tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle
important dans ma vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient
dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard que je
voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les
reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi dans les
buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père
autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit
quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que
je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et
seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être
une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont
elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entr’ouverte, la lampe
était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en
allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait
pu croire que je m’étais caché là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause
d’une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie
de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne
d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui
avait causées; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le vieillard tous
les derniers temps; elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de
transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux
professeur de piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas
parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre
avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés,
conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets
épars, illisibles, resteraient inconnus; ma mère pensait à cet autre
renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le
renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand
elle évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes
tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d’avoir à
peu près tué son père. «Pauvre M.
Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir
reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous
quelle forme? Il ne pourrait lui venir que d’elle.»
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur
la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla
chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui venait de la
route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table
sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à
côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son
amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière
la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place.
Mais aussitôt elle sentit
qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux
être loin d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de
son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux
et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison
pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et
dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes
obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se
leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas réussir.
—«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.
—«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son
amie penserait qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui
répondre par certains autres qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais
que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi
son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui
plaisait tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement:
—«Quand je dis nous voir, je veux dire
nous voir lire, c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser
que des yeux vous voient.»
Par une générosité instinctive et une
politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés
indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge
timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et
vainqueur.
—«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi? Ajouta-t-elle (en
croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre, ces mots
qu’elle récita par bonté, comme un texte, qu’elle savait être agréable à Mlle
Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous
verrait ce n’en est que meilleur.»
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son
cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément
venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus
loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à
la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait que
celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le
peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de
timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de: «tu n’as pas
froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être seule et de lire?»
—«Mademoiselle me semble avoir des
pensées bien lubriques, ce soir», finit-elle par dire, répétant sans doute une
phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de
crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit
cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs
larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux
amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle
était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit
que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et
elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:
—«Oh! ce portrait de mon père qui nous
regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que
ce n’était pas sa place.»
Je me souvins que c’étaient les mots
que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce
portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles,
car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses
réponses liturgiques:
—«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»
Mlle Vinteuil répondit par des paroles
de doux reproche: «Voyons, voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non
qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de parler de son
père eût pu lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se
montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui
procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce
reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et
bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du
plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si
implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les genoux de son amie,
et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle
avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au
bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa
paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser
sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection
qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans
la vie si triste maintenant de l’orpheline.
—«Sais-tu ce que j’ai envie de lui
faire à cette vieille horreur?» dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle
Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
—«Oh! tu n’oserais pas.»
—«Je n’oserais pas cracher dessus? sur
ça?» dit l’amie avec une brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car
Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer
les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les
souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa
fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M.
Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu
sa foi dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela
tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce
degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est à la lumière de la
rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une maison de
campagne véritable qu’on peut voir une fille faire cracher une amie sur le
portrait d’un père qui n’a vécu que pour elle; et il n’y a guère que le sadisme
qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la
réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des
manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les
volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un
acte d’un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite
aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence, dans le
cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans
mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature
entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait pas extérieur,
il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle; et la
vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas
le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les
sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux,
si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose
de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de
s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer
et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l’illusion de
s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du
plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant combien il lui
était impossible d’y réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son
père, ce qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle profanait, ce
qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et
l’empêchait de les goûter directement, c’était la ressemblance de son visage,
les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui avait transmis comme un bijou de
famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient entre le vice de Mlle
Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui n’était pas faite pour lui
et l’empêchait de le connaître comme quelque chose de très différent des
nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est
pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable; c’est
le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle s’y adonnait il
s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient
absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque
chose de diabolique, par l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil
sentait-elle que son amie n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était
pas sincère au moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des regards,
feints peut-être, mais analogues dans leur expression vicieuse et basse à ceux
qu’aurait eus non un être de bonté et de souffrance, mais un être de cruauté et
de plaisir. Elle pouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux
qu’eût joués avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti
en effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père. Peut-être
n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si
dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en
elle comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et
qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente
de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du côté
de Méséglise, c’était une autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la
promenade était longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise désespérée qu’il
ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres récoltes», et ne voyant que de
rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s’écriait en
gémissant: «Ne dirait-on pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui
jouent en montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les
pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se
mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur
quoi elle tombe que si c’était sur la mer»; quand mon père avait reçu
invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre,
alors on disait au dîner: «Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté
de Guermantes.» On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du
jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient
la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me semblaient dériver
ses particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu’on chercherait
en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son tracé ancien s’élève l’école.
Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui,
croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les
traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être
au XIIe siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement les
restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les dernières
peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt
anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon enfance; et parce que
c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de disparaître, émouvantes — si
on peut comparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma
grand’mère aimait à me donner des reproductions — comme ces gravures anciennes
de la Cène ou ce tableau de Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état
qui n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de
Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la
vieille hôtellerie de l’Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle
entrèrent quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses de
Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient à venir à
Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question
d’hommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher
de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la
journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et si tranquille
que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du jour
mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que le clocher avec
l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à
faire, venait seulement — pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes
d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées — de presser,
au moment voulu, la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de
Guermantes, c’est qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de
la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté
la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre
arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau temps, je courais
jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de grande fête où quelques
préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui
traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu-ciel entre les terres
encore noires et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés
trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec
bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait
dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet
endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un
pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. A Combray où je savais quelle
individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous
l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la
seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait
son chapeau quand nous passions; je voulais alors demander son nom, mais on me
faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant
d’un talus de plusieurs pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en
vastes prés jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils
étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au Moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne
comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de
Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la
prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait
des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine,
Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes
entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés
par les enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou
jouer aux récréations; — passé presque descendu dans la terre, couché au bord
de l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer,
me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une
cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et
d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. Ils étaient fort
nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe,
isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d’oeuf, brillants
d’autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de
dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur
surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de
l’inutile beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de
halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli
nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des
siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon,
aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue de la gare,
gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans
leur simplicité populaire, un poétique éclat d’orient.
Je m’amusais à regarder les carafes que
les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui,
remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois
«contenant» aux flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé
dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image
de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette
allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient
la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me
promettais de venir là plus tard avec des lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu
de pain des provisions du goûter; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui
semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se
solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés
qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près
d’être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne
s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui
le courant au travers duquel il était placé d’une façon malheureuse laissait si
peu de repos que comme un bac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que
pour retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la double
traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait,
filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le
reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre
plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y
restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même
manœuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même
situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon
grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours
des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient chaque fois à
la veille de secouer et qu’ils gardent toujours; pris dans l’engrenage de leurs
malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent
inutilement pour en sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer
le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce
nénufar, pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante et
dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause
par le supplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait
forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit,
il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui
elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture
aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de
véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était
habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par
certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru,
tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à
la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate,
blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles,
moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après
l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en
guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui
montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la
porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les
unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des
pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes
bleuâtres et glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce
parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus
précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes; et, soit que
pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un
bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme
quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans
cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus
fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux —
avec ce qu’il y a d’infini — dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir
en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne
redevient courante. Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais
libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché
à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter
à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui,
portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au
bord de l’eau. Dans le ciel férié, flânait longuement un nuage oisif. Par
moments oppressée par l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une
aspiration anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions
longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où
parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques
encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas mélangés à
l’air qu’ils traversaient depuis si longtemps, et côtelés par la palpitation
successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à
nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de
bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne
voyait rien, du monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme
dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui
sans doute était venue, selon l’expression populaire «s’enterrer» là, goûter le
plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait
pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui
laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle
levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la
voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être
certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que
rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait
l’occasion de la recevoir. On sentait que,
dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait
pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient
jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains
résignées de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de
Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles
j’avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si
idéale, que j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se
trouvaient dans le département, à une certaine distance kilométrique de
Combray, que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de
la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au
terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que
là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais
qu’ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme
était la comtesse de Guermantes, dans le «Couronnement d’Esther» de notre
église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le
vitrail où il passait du vert chou au bleu prune selon que j’étais encore à
prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait
impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de
Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond — enfin toujours enveloppés du mystère des temps
mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière
orangée qui émane de cette syllabe: «antes». Mais si malgré cela ils étaient
pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels, bien qu’étranges, en
revanche leur personne ducale se distendait démesurément, s’immatérialisait,
pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse,
tout ce «côté de Guermantes» ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas
et ses grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne
portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que
depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre leurs
anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient
comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par conséquent et
pourtant les seuls qui n’y habitassent pas. Comtes de Combray, possédant
Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant
effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse qui était spéciale à
Combray; propriétaires de la ville, mais non d’une maison particulière,
demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert
de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que
l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais chercher du sel
chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de
Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient des
grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion
précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région
fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite
par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire
traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans
ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le docteur Percepied nous parler
des fleurs et des belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je
rêvais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain
caprice; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant
par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me
montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le
sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves
m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps
de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant
de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique
infinie, mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en
face de mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une
maladie cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour
arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place
qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m’avait appris
à considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort, à
faire retarder d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les
travaux de «ravalement», à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui
voulait aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois
d’avance, dans la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu
d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si j’avais été
capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop d’intelligences avec
les puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation auprès
du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être autre chose que
de vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure
inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la
guérison; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi
qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon
père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je
serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes
parents s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma
vie actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et
qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme comprise
dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait
pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien
au delà d’elle-même. Il me semblait alors que j’existais de la même façon que
les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi
eux j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour
écrire. Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les
encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que
j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses
qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes
actions, les remords de sa conscience.
Un jour ma mère me dit: «Puisque tu
parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien
soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage
de sa fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie.» C’était du reste par le
docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et
il nous avait même montré le numéro d’une revue illustrée où elle était
représentée dans le costume qu’elle portait à un bal travesti chez la princesse
de Léon.
Tout d’un coup pendant la messe de
mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir
assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et
perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un
petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,
comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine
perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré,
parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si
j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes: un
grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le docteur Percepied quand il
avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis: cette dame
ressemble à Mme de Guermantes; or la chapelle où elle suivait la messe était
celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et
distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de
Brabant, et que je me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la
famille de Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie
à Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle
devait justement venir, dans cette chapelle: c’était elle! Ma déception était grande.
Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je pensais à Mme de
Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou
d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste des
personnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une figure
rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues me fit
tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que le soupçon
m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dame en son
principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas
substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du
nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait
aussi des femmes de médecins et de commerçants. «C’est cela, ce n’est que cela,
Mme de Guermantes!» disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je
contemplais cette image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui
sous le même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres arbitrairement
formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux pour la première fois il y
a un moment seulement, dans l’église; qui n’était pas de la même nature,
n’était pas colorable à volonté comme elles qui se laissaient imbiber de la
teinte orangée d’une syllabe, mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit
bouton qui s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux
lois de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe
de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle
d’une actrice vivante, là où nous étions incertains si nous n’avions pas devant
les yeux une simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que
le nez proéminent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être
parce que c’était eux qui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la
première encoche, au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la
femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette
image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer l’idée: «C’est Mme de
Guermantes» sans parvenir qu’à la faire manœuvrer en face de l’image, comme
deux disques séparés par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle
j’avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait
effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon
imagination qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de
ce qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs
vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de Brabant. Elle ne
connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici.»
Et —ô merveilleuse indépendance des
regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si
extensible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui — pendant que Mme de
Guermantes était assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses
regards flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même
sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil
qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de
Guermantes elle-même, comme elle restait immobile, assise comme une mère qui
semble ne pas voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses
enfants qui jouent et interpellent des personnes qu’elle ne connaît pas, il me
fût impossible de savoir si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de
son âme, le vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu’elle ne partît
pas avant que j’eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que
depuis des années je considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne
détachais pas mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu
matériellement emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez
proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient
autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage.
Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j’y
rapportais — et peut-être surtout, forme de l’instinct de conservation des
meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas avoir été
déçu — la replaçant (puisque c’était une seule personne qu’elle et cette
duchesse de Guermantes que j’avais évoquée jusque-là) hors du reste de
l’humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un
instant confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi: «Elle est
mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil», comme si elle leur eût été
comparable. Et mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à
l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres
visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement incomplet: «Qu’elle est
belle! Quelle noblesse! Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante
de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi!» Et l’attention avec laquelle
j’éclairais son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à
cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y
assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui
demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois,
surtout au moment du défilé dans la sacristie qu’éclairait le soleil
intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et dans laquelle Mme de
Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne
savait même pas les noms, mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie
pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du
reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de
simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une
signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement
laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment devant elle en un flot
de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût
gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il
atteignait à tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve,
soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté
sans oser le destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur
part un sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de
ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas
des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi,
pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail
de Gilbert le Mauvais, je me dis: «Mais sans doute elle fait attention à moi.»
Je crus que je lui plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait
quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes.
Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions
une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle
Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir,
quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait
Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux
bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle
m’eût dédiée; et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute sa
force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux
tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels
s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté
rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur
dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin,
certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu
appliquer au son de la trompette l’épithète de délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes
promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore
qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir
renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais,
tandis que je restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant
souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte
d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux
vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent
m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations
littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit, un reflet de
soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir
particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher
au delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et
que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela
se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher
d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait
rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver, en
fermant les yeux; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la
nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient
semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient
qu’un couvercle. Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui
pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour
écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l’illusion
d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de l’ennui, du sentiment de
mon impuissance que j’avais éprouvés chaque fois que j’avais cherché un sujet
philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais le devoir de conscience
était si ardu que m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de
couleur — de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne
tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me
dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents
m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement la tranquillité
nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait mieux n’y
plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans
résultat. Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait
d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison,
protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante,
comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur
fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi
s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j’avais
cueillies dans mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés), une pierre
où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des
images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité
pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une
fois pourtant — où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa durée
habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour,
comme l’après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à
bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui — j’eus une
impression de ce genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On
m’avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le
docteur avait encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à
Martinville-le-Sec chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que
nous l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir
spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de
Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de
notre voiture et les lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place,
puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et
situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin
d’eux.
En constatant, en notant la forme de
leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface,
je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose
était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils
semblaient contenir et dérober à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés
et nous avions l’air de si peu nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand,
quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je
ne savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à l’horizon
et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible;
j’avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil
et de n’y plus penser maintenant. Et il est probable que si je l’avais fait,
les deux clochers seraient allés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de
parfums, de sons, que j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir
obscur qu’ils m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je
repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers
qu’un peu plus tard, j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le
cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes
propos, force me fut, faute d’autre compagnie, de me rabattre sur celle de
moi-même et d’essayer de me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et
leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus une
pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula en mots dans
ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure éprouver leur vue s’en
trouva tellement accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à
autre chose. A ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville en
tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le
soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les
dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis
plus.
Sans me dire que ce qui était caché
derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une
jolie phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir,
que cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir
à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel
je n’ai eu à faire subir que peu de changements:
«Seuls, s’élevant du niveau de la
plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux
clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face
d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les
avait rejoints. Les minutes
passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au
loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on
distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta,
prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés
par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je
voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que
je pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d’un
coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et ils s’étaient
jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne
pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route; nous avions déjà
quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir
accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à
nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en
signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les
deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent
à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le
soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin
qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la
ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles
d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et
tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se
serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire
sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer
dans la nuit.» Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand,
au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de
l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement
débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que, comme
si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis
à chanter à tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces
promenades, j’avais pu rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la
duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la
Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la
vie que de se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand
sur le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante
de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à partir de
laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à prendre une allée de
chênes bordée d’un côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à
intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par
le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se
mettait à battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me coucher
sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table comme s’il y avait
du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de
tristesse où je venais d’entrer était aussi distincte de la zone, où je
m’élançais avec joie il y avait un moment encore que dans certains ciels une
bande rose est séparée comme par une ligne d’une bande verte ou d’une bande
noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il
touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais
maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût fait
aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la
nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je ne détachais pas mes yeux
angoissés du visage de ma mère, qui n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre
où je me voyais déjà par la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait
jusqu’au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je
sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que
le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la sorte c’est du
côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en
moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée,
l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais
si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre
eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans l’un, ce que
j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté
de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle
de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus
pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vérités
qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de
nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte; mais
c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute
où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur
l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur
apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou
distrait; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble
passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste
perdu dans la foule — ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser
que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine
le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas
sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante
aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a
portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis
qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les
foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de
paysage amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse
dire de quel pays, de quel temps — peut-être tout simplement de quel rêve — il
vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental,
comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois
penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je
croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses,
les êtres qu’ils m’ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au
sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit
tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs
qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies
fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses
coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses
nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure
des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la
pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et
trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les aubépines,
les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les
champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé,
sont immédiatement en communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu’il y a
quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir
le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une
rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la
Vivonne, pas plus que le soir en rentrant — à l’heure où s’éveillait en moi
cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui — je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère
plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que ce qu’il me
fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble
qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis puisqu’on doute d’elles encore au
moment où on croit en elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je
recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une
arrère-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi — c’est
que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que
j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté de
Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux
suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes; ce
sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare,
se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit
dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque
fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce
qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le
côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et même à
bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que
c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été
induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes
impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent
des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur
ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. Quand par
les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun
boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase
à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
persistants lilas.
. . .
C’est ainsi que je restais souvent
jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans
sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendue
par la saveur — ce qu’on aurait appelé à Combray le «parfum»— d’une tasse de
thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir
quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait
eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à
obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour
celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible
de causer d’une ville à une autre — tant qu’on ignore le biais par lequel cette
impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne
formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux —
entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui
n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris —
sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces
bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres,
révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».
Certes quand approchait le matin, il y
avait bien longtemps qu’était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je
savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l’avais
reconstruite autour de moi dans l’obscurité, et — soit en m’orientant par la
seule mémoire, soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue,
au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée — je l’avais
reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui
gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j’avais reposé les
glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour — et non
plus le reflet d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris
pour lui — traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie
blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le
bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute
vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir;
une courette régnait à l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le
cabinet de toilette, et la demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était
allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en
fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du
jour.
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