Marcel Proust
À la recherche du temps perdu
Du côté de chez Swann
Noms De Pays: Le Nom
Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans
mes nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,
saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que
celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin
contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau bleuit, un air pur,
azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de l’aménagement de
cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir
le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques
basses, à vitrines en glace, dans lesquelles selon la place qu’elles
occupaient, et par un effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie du
tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires
marines, qu’interrompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que toute la
pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles qu’on présente dans les
expositions «modern style» du mobilier où ils sont ornés d’œuvres d’art qu’on a
supposées capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles
on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où l’habitation doit se
trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui
dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort
que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher
trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en
gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je
n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme
un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou
plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui
n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient
nécessaires, inchangeables — les beautés des paysages ou du grand art. Je
n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai
que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée
d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se
manifeste livrée à elle-même, sans l’intervention des hommes. De même que le
beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous
consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement
imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de
l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le
rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une
municipalité. D’ailleurs la nature par tous les sentiments qu’elle éveillait en
moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des
hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à
l’expansion de mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité
Legrandin, comme d’une plage toute proche de «ces côtes funèbres, fameuses par
tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et
l’écume des vagues».
«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au
Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient
maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y
sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique.
Et c’est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs qui ont
vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards
de la mer et des ombres.» Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de
Balbec devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point le mieux
choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait répondu: «Je crois bien
que je connais Balbec! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à
moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand,
et si singulière, on dirait de l’art persan.» Et ces lieux qui jusque-là ne
m’avaient semblé que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands
phénomènes géologiques — et tout aussi en dehors de l’histoire humaine que
l’Océan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que
pour les baleines, il n’y eut de moyen âge — ç’avait été un grand charme pour
moi de les voir tout d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu
l’époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi
ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces
qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le
gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur
manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. J’essayais de me
représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai
de rapports sociaux qu’ils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur
un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique
me semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais
toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier,
sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me
mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec — les apôtres
moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s’arrêtait
dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief
sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de
février, le vent — soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins
fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec — mêlait en
moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer.
J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux
d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât
lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de
voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait inciser à un point
précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir
de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du
lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par
où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il
s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à
Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et
s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels
je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun.
Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir
même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit
jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle
j’irais me réfugier dans l’église de style persan. Mais à l’approche des
vacances de Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer
une fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont j’avais
été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout,
toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d’églises escarpées et
rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les
oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtant tout charme, les
excluant parce qu’ils lui étaient opposés et n’auraient pu que l’affaiblir, se
substituaient en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le
printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du
givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones les champs de Fiésole
et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à ceux de l’Angelico. Dès lors,
seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car
l’alternance des images avait amené en moi un changement de front du désir, et
— aussi brusque que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de
ton dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation atmosphérique
suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y eût besoin d’attendre
le retour d’une saison. Car souvent dans l’une, on trouve égaré un jour d’une
autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs
particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en
plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre
chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces
phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un
bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science s’empare d’eux,
et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité de leur
apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l’agrément du hasard, de
même la production de ces rêves d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise
uniquement aux changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les
faire renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur
desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux
qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec
suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand; même
par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du
soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de
ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition
en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre
plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de
Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de
mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent
l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus
particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les
villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins
agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un
inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et
qu’elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus
individuel encore, d’être désignés par des noms, des noms qui n’étaient que
pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des
choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux
murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un
oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même
sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous
habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image
confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont
elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou
entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou
par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la
mer, mais les barques, l’église, les passants. Le nom de Parme, une des villes
où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu la Chartreuse, m’apparaissant
compact, lisse, mauve et doux; si on me parlait d’une maison quelconque de
Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que
j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de
rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je l’imaginais
seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun
air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et
du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une
ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle
s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à
Balbec, c’était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde
la couleur de la terre d’où elle fut tirée, on voit se peindre encore la
représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d’un état
ancien de lieux, d’une manière désuète de prononcer qui en avait formé les
syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez
l’aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la
mer déchaînée devant l’église et auquel je prêtais l’aspect disputeur, solennel
et médiéval d’un personnage de fabliau.
Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permissent, sinon
d’aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire
connaissance avec l’architecture et les paysages de la Normandie ou de la
Bretagne, ce train d’une heure vingt-deux dans lequel j’étais monté tant de
fois en imagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence dans les villes les
plus belles; mais j’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre des
êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans
sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de
sa dernière syllabe; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le
vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille
d’œuf au gris perle; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale,
grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre; Lannion avec le bruit,
dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert,
Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la
route de ces lieux fluviatiles et poétiques; Benodet, nom à peine amarré que
semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée
blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une
eau verdie de canal; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge,
entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à
celle que dessinent, à travers les toiles d’araignées d’une verrière, les
rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni?
Ces images étaient fausses pour une autre raison encore; c’est
qu’elles étaient forcément très simplifiées; sans doute ce à quoi aspirait mon
imagination et que mes sens ne percevaient qu’incomplètement et sans plaisir
dans le présent, je l’avais enfermé dans le refuge des noms; sans doute, parce
que j’y avais accumulé du rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs; mais les
noms ne sont pas très vastes; c’est tout au plus si je pouvais y faire entrer
deux ou trois des «curiosités» principales de la ville et elles s’y
juxtaposaient sans intermédiaires; dans le nom de Balbec, comme dans le verre
grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer, j’apercevais des
vagues soulevées autour d’une église de style persan. Peut-être même la
simplification de ces images fut-elle une des causes de l’empire qu’elles
prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année, que nous irions passer
les vacances de Pâques à Florence et à Venise, n’ayant pas la place de faire entrer
dans le nom de Florence les éléments qui composent d’habitude les villes, je
fus contraint à faire sortir une cité surnaturelle de la fécondation, par
certains parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le
génie de Giotto. Tout au plus — et parce qu’on ne peut pas faire tenir dans un
nom beaucoup plus de durée que d’espace — comme certains tableaux de Giotto
eux-mêmes qui montrent à deux moments différents de l’action un même
personnage, ici couché dans son lit, là s’apprêtant à monter à cheval, le nom
de Florence était-il divisé en deux compartiments. Dans l’un, sous un dais
architectural, je contemplais une fresque à laquelle était partiellement
superposé un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans
l’autre (car ne pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à
une ambiance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue encore,
la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait aux plaisirs les plus
matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu’ils ont dans les œuvres
des primitifs), je traversais rapidement — pour trouver plus vite le déjeuner
qui m’attendait avec des fruits et du vin de Chianti — le Ponte-Vecchio
encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones. Voilà (bien que je fusse à
Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi. Même à un simple
point de vue réaliste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment
beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous
trouvons effectivement. Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus
attention à ce qu’il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots «aller
à Florence, à Parme, à Pise, à Venise», je me serais rendu compte que ce que je
voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de
tout ce que je connaissais, d’aussi délicieux, que pourrait être pour une
humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d’après-midi
d’hiver, cette merveille inconnue: une matinée de printemps. Ces images
irréelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,
différencièrent cette époque de ma vie de celles qui l’avaient précédée (et qui
auraient pu se confondre avec elle aux yeux d’un observateur qui ne voit les
choses que du dehors, c’est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un
motif mélodique introduit une nouveauté qu’on ne pourrait pas soupçonner si on
ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du théâtre
à compter seulement les quarts d’heure qui s’écoulent. Et encore, même à ce
point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas égaux.
Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne,
disposent, comme les voitures automobiles, de «vitesses» différentes. Il y a
des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours
en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois
— où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir m’en rassasier, ces images de
Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu’elles excitaient en moi
gardait quelque chose d’aussi profondément individuel que si ç’avait été un
amour, un amour pour une personne — je ne cessai pas de croire qu’elles
correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître
une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges
à la veille d’entrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la
contradiction qu’il y avait à vouloir regarder et toucher avec les organes des
sens, ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux — et
d’autant plus tentant pour eux, plus différent de ce qu’ils connaissaient —
c’est ce qui me rappelait la réalité de ces images, qui enflammait le plus mon
désir, parce que c’était comme une promesse qu’il serait contenté. Et, bien que
mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides
l’entretenaient encore plus que les livres d’esthétiques et, plus que les
guides, l’indicateur des chemins de fer. Ce qui m’émouvait c’était de penser
que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination,
si le trajet qui la séparait de moi, en moi-même, n’était pas viable, je
pourrais l’atteindre par un biais, par un détour, en prenant la «voie de
terre». Certes, quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que
j’allais voir, que Venise était «l’école de Giorgione, la demeure du Titien, le
plus complet musée de l’architecture domestique au moyen âge», je me sentais
heureux. Je l’étais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant
vite à cause du temps qui, après quelques jours de printemps précoce était
redevenu un temps d’hiver (comme celui que nous trouvions d’habitude à Combray,
la Semaine Sainte) — voyant sur les boulevards les marronniers qui, plongés
dans un air glacial et liquide comme de l’eau, n’en commençaient pas moins,
invités exacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé décourager, à
arrondir et à ciseler en leurs blocs congelés, l’irrésistible verdure dont la
puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner la
progressive poussée — je pensais que déjà le Ponte-Vecchio était jonché à
foison de jacinthes et d’anémones et que le soleil du printemps teignait déjà
les flots du Grand Canal d’un si sombre azur et de si nobles émeraudes qu’en
venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de
riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout
en consultant le baromètre et en déplorant le froid, commença à chercher quels
seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu’en pénétrant après le
déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se
chargeait d’opérer la transmutation tout autour d’elle, on pouvait s’éveiller
le lendemain dans la cité de marbre et d’or «rehaussée de jaspe et pavée
d’émeraudes». Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulement des
tableaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagination, mais
existaient à une certaine distance de Paris qu’il fallait absolument franchir
si l’on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et à
aucune autre, en un mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus
pour moi, quand mon père en disant: «En somme, vous pourriez rester à Venise du
20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques», les fit sortir
toutes deux non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ce Temps
imaginaire où nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d’autres, simultanés
et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que possibles — ce Temps qui se
refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans une ville après qu’on l’a
passé dans une autre — et leur consacra de ces jours particuliers qui sont le
certificat d’authenticité des objets auxquels on les emploie, car ces jours
uniques, ils se consument par l’usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus
les vivre ici quand on les a vécus là; je sentis que c’était vers la semaine
qui commençait le lundi où la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que
j’avais couvert d’encre, que se dirigeaient pour s’y absorber au sortir du
temps idéal où elles n’existaient pas encore, les deux Cités Reines dont
j’allais avoir, par la plus émouvante des géométries, à inscrire les dômes et
les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je n’étais encore qu’en chemin
vers le dernier degré de l’allégresse; je l’atteignis enfin (ayant seulement
alors la révélation que sur les rues clapotantes, rougies du reflet des
fresques de Giorgione, ce n’était pas, comme j’avais, malgré tant
d’avertissements, continué à l’imaginer, les hommes «majestueux et terribles
comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur
manteau sanglant» qui se promèneraient dans Venise la semaine prochaine, la
veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi le personnage minuscule que,
dans une grande photographie de Saint-Marc qu’on m’avait prêtée, l’illustrateur
avait représenté, en chapeau melon, devant les proches), quand j’entendis mon
père me dire: «Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de
mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d’hiver et ton gros veston.» A
ces mots je m’élevai à une sorte d’extase; ce que j’avais cru jusque-là
impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces «rochers d’améthyste
pareils à un récif de la mer des Indes»; par une gymnastique suprême et
au-dessus de mes forces, me dévêtant comme d’une carapace sans objet de l’air
de ma chambre qui m’entourait, je le remplaçai par des parties égales d’air
vénitien, cette atmosphère marine, indicible et particulière comme celle des
rêves que mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis
s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation; elle se doubla aussitôt de la
vague envie de vomir qu’on éprouve quand on vient de prendre un gros mal de
gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur
déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à
Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m’éviter
d’ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d’agitation.
Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât
aller au théâtre entendre la Berma; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait
du génie, m’aurait en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être
aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à
Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’envoyer chaque
jour aux Champs-Elysées, sous la surveillance d’une personne qui m’empêcherait
de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma
tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement
Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de
les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le
«double» dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur
donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité; mais
dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des
chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en excursion — au delà de la
frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de
sucre d’orge — dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont
inconnus, où passe la voiture aux chèvres; puis elle était revenue prendre ses
affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers; en l’attendant je foulais
la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le
bassin est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à une fillette
à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de
mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d’une voix brève:
«Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi
après dîner.» Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autant plus
l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un
absent dont on parle, mais l’interpellait; il passa ainsi près de moi, en
action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet
et l’approche de son but; — transportant à son bord, je le sentais, la connaissance,
les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l’amie
qui l’appelait, tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou du
moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites
qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet inconnu encore plus
inaccessible et plus douloureux pour moi d’être au contraire si familier et si
maniable pour cette fille heureuse qui m’en frôlait sans que j’y puisse
pénétrer et le jetait en plein air dans un cri; — laissant déjà flotter dans
l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avec
précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui
allait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle — formant, passager
céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur
précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin,
reflète minutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars,
quelque apparition de la vie des dieux; — jetant enfin, sur cette herbe pelée,
à l’endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment
de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et
de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eut appelée), une
petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope impalpable comme un reflet et
superposée comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas
attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait:
«Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons» et que je remarquais pour la
première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas
de plumet bleu à son chapeau.
Retournerait-elle seulement aux
Champs-Élysées? Le lendemain elle n’y était pas; mais je l’y vis les jours
suivants; je tournais tout le temps autour de l’endroit où elle jouait avec ses
amies, si bien qu’une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur
partie de barres, elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et je
jouai désormais avec elle chaque fois qu’elle était là. Mais ce n’était pas tous les jours; il y en avait où elle était
empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie
séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte,
j’avais senti passer si douloureusement près de moi, dans le raidillon de
Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle annonçait
d’avance qu’on ne la verrait pas; si c’était à cause de ses études, elle
disait: «C’est rasant, je ne pourrai pas venir demain; vous allez tous vous
amuser sans moi», d’un air chagrin qui me consolait un peu; mais en revanche
quand elle était invitée à une matinée, et que, ne le sachant pas je lui
demandais si elle viendrait jouer, elle me répondait: «J’espère bien que non!
J’espère bien que maman me laissera aller chez mon amie.» Du moins ces
jours-là, je savais que je ne la verrais pas, tandis que d’autres fois, c’était
à l’improviste que sa mère l’emmenait faire des courses avec elle, et le
lendemain elle disait: «Ah! oui, je suis sortie avec maman», comme une chose
naturelle, et qui n’eût pas été pour quelqu’un le plus grand malheur possible.
Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son institutrice, qui pour
elle-même craignait la pluie, ne voulait pas l’emmener aux Champs-Élysées.
Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de
l’interroger et je tenais compte de tous les présages. Si je voyais la dame
d’en face qui, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me disais: «Cette
dame va sortir; donc il fait un temps où l’on peut sortir: pourquoi Gilberte ne
ferait-elle pas comme cette dame?» Mais le temps s’assombrissait, ma mère
disait qu’il pouvait se lever encore, qu’il suffirait pour cela d’un rayon de
soleil, mais que plus probablement il pleuvrait; et s’il pleuvait à quoi bon
aller aux Champs Élysées? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne
quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la
fenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa pierre maussade je ne
voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une
couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérer sa
lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau
matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s’y
poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveau
assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient; elle recommençait
imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux
qui, en musique, à la fin d’une Ouverture, mènent une seule note jusqu’au
fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés
intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux
jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la balustrade se
détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la
délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée,
une satisfaction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos
de ses masses sombres et heureuses qu’en vérité ces reflets larges et feuillus
qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages
de calme et de bonheur.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive! la plus incolore,
la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou
décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle
était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la présence de Gilberte
qui était peut-être déjà aux Champs-Elysées, et dès que j’y arriverais, me
dirait: «Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp»;
fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison,
mais avec l’heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou
accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de
l’amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse même;
vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même
au cœur de l’hiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où
le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la neige,
quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour
espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup, faisant dire à ma mère:
«Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous pourriez peut-être essayer tout de
même d’aller aux Champs-Élysées», sur le manteau de neige qui couvrait le
balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets
noirs. Ce jour-là
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui m’assurait
que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par l’assemblée imposante
mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse, était
assise une dame d’un certain âge qui venait par tous les temps, toujours
hanarchée d’une toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la
connaissance de laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait
été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des nouvelles de «son
amour de mère»; et il me semblait que si je l’avais connue, j’avais été pour
Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un qui connaissait les relations de
ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus
loin, elle lisait toujours les Débats qu’elle appelait «mes vieux Débats» et,
par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la
loueuse de chaises: «Mon vieil ami le sergent de ville», «la loueuse de chaises
et moi qui sommes de vieux amis».
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes
jusqu’au pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les
enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée, sans
défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées; je languissais
de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans
le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la
statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son
geste. La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une
bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant: «Comme vous êtes
aimable!» puis, priant le cantonnier de dire à ses petits enfants de revenir,
qu’elle avait froid, ajouta: «Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis
confuse!» Tout à coup l’air se déchira: entre le guignol et le cirque, à
l’horizon embelli, sur le ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un
signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à
toute vitesse dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de
fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu; un peu avant
d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder
son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus gracieux, ou par
affectation du maintien d’une patineuse, c’est les bras grands ouverts qu’elle
avançait en souriant, comme si elle avait voulu m’y recevoir. «Brava! Brava! ça
c’est très bien, je dirais comme vous que c’est chic, que c’est crâne, si je
n’étais pas d’un autre temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille
dame prenant la parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier
Gilberte d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme
moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux intrépides.
Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette neige, vous allez rire de
moi, ça me fait penser à de l’hermine!» Et la vieille dame se mit à rire.
Le premier de ces jours — auxquels la neige, image des puissances
qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour de
séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il changeait la
figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de nos seules entrevues
maintenant changé, tout enveloppé de housses — ce jour fit pourtant faire un
progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu’elle eût partagé
avec moi. Il n’y avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui
fût avec elle, c’était non seulement comme un commencement d’intimité, mais
aussi de sa part — comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps
pareil — cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle était
invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux
Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la vitalité et en l’avenir de
notre amitié qui restait vivace au milieu de l’engourdissement, de la solitude
et de la ruine des choses environnantes; et tandis qu’elle me mettait des
boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me
semblait à la fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidélité
qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après l’autre, comme des
moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noires sur la neige. Nous
commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans
la joie, comme je m’approchais, avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix
brève que j’avais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me
dit: «Non, non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de
Gilberte, d’ailleurs vous voyez elle vous fait signe.» Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en
lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des brocarts anciens, faisait
un camp du drap d’or.
Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où
je ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans
voir Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour
l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si elle
avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps
aux Champs-Élysées; on n’aime plus personne dès qu’on aime) pourtant ces
moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la veille j’avais si
impatiemment attendus, pour lesquels j’avais tremblé, auxquels j’aurais
sacrifié tout le reste, n’étaient nullement des moments heureux; et je le
savais bien car c’était les seuls moments de ma vie sur lesquels je
concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en
eux un atome de plaisir.
Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la
voir, parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais
par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait
mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Bien au
contraire, elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle me
préférait, que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique
trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle m’avait donné souvent des marques
apparentes de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour
elle un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans
un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans
l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque
cela la faisait dépendre de la manière même dont j’étais obligé, par une
nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais
pour elle, moi-même je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes
les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais
à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans
qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne
me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre
désir qu’elles semblaient me montrer comme quelque chose de purement personnel,
d’irréel, de fastidieux et d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous
vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de
notre amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient été
moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles
dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons
à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir
si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir
besoin d’être certain qu’elle nous aime; ou encore que nous renoncions au
plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus
vivace l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à
l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour existait
réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous
écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on
n’était pas libre de rien changer; il me semblait que si j’avais, de mon chef,
substitué à la douceur de l’aveu la simulation de l’indifférence, je ne me
serais pas seulement privé d’une des joies dont j’avais le plus rêvé mais que
je me serais fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans
communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins
mystérieux et préexistants.
Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées — et que d’abord j’allais
pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications
nécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi — dès que j’étais en
présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais compté pour
rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait plus, de cette
Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier, et que venait de me faire saluer et
reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied
devant l’autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se
passait comme si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été
deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma
mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de
Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose que précisément je
ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s’associant instantanément
à d’autres traits, prenait l’importance de ces caractères qui en histoire
naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de
celles à museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant
désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de
venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me
permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’être sûr que c’était bien
elle que je me rappelais, que c’était bien mon amour pour elle que
j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on compose, elle me passait une
balle; et comme le philosophe idéaliste dont le corps tient compte du monde
extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait
fait la saluer avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir
la balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui j’étais
venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre), me faisait lui
tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en allait, mille propos aimables
et insignifiants et m’empêchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel
j’aurais pu enfin remettre la main sur l’image urgente et égarée, ou de lui
dire les paroles qui pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs
sur lesquels j’étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour
l’après-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous
étions allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui était
particulièrement aimable pour nous — car c’était chez elle que M. Swann faisait
acheter son pain d’épices, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant
d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes — Gilberte me montrait
en riant deux petits garçons qui étaient comme le petit coloriste et le petit
naturaliste des livres d’enfants. Car l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge
rouge parce qu’il préférait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait
une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire d’une
voix passionnée: «J’aime mieux l’autre prune, parce qu’elle a un ver!»
J’achetai deux billes d’un sou. Je regardais avec admiration, lumineuses et
captives dans une sébile isolée, les billes d’agate qui me semblaient
précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles
et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus
d’argent qu’à moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais
voulu lui en faire sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les
délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses
yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa rançon,
mais aussitôt me remit sa captive en me disant: «Tenez, elle est à vous, je
vous la donne, gardez-la comme souvenir.»
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma
dans une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une
brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le
commerce. Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je
lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur l’enveloppe ce nom de
Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain
elle m’apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire blanche,
la brochure qu’elle avait fait chercher. «Vous voyez que c’est bien ce que vous
m’avez demandé, me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui
avais envoyé.» Mais dans l’adresse de ce pneumatique — qui, hier encore n’était
rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui depuis qu’un
télégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et qu’un domestique
l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette chose sans prix, un des
petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là — j’eus peine à reconnaître les
lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles imprimés qu’y
avait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un
des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur,
violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient
épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous savez, vous pouvez
m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de
baptême. C’est trop gênant.» Pourtant elle continua encore un moment à se
contenter de me dire «vous» et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit,
et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires
étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la
termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti
alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche,
moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi,
soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes
parents, et dont ses lèvres — en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son
père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur — eurent l’air
de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut
avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau
d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans
témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en
se faisant accompagner d’un sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces
plaisirs nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au
moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre
moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur
indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur, parce que seul il
l’avait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car,
chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain j’aurais la
contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin
son amour, en m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher
jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne
jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages qu’elle
m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se suffisaient, mais comme
des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un
pas de plus en avant et d’atteindre enfin le bonheur que je n’avais pas encore
rencontré.
Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me
faisait aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir,
et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus compté
pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte viendrait aux
Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la
vague anticipation d’un grand bonheur quand — entrant dès le matin au salon
pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement
construite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon —
j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule
au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre:
«En revenant de la revue», que l’hiver recevait jusqu’au soir la visite
inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que nous déjeunions,
en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait décamper en un clin d’œil,
d’à côté de ma chaise — rayant d’un seul bond toute la largeur de notre salle à
manger — un rayon qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la
continuer l’instant d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me
faisait languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée
jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais
arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise venait me chercher à
la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues
décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par
le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d’or.
Hélas! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore
arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là
faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui
s’y étaient posés avaient l’air de sculptures antiques que la pioche du
jardinier a ramenées à la surface d’un sol auguste, je restais les yeux fixés
sur l’horizon, je m’attendais à tout moment à voir apparaître l’image de
Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre
l’enfant qu’elle portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du
soleil. La vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours
à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste
amical de la main en lui criant: «Quel joli temps!» Et la préposée s’étant
approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille
minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant le ticket de dix centimes
comme si ç’avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le
donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait
exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son
poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune
homme, lui dit: «Vous reconnaissez vos roses!»
J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte
jusqu’à l’Arc-de-Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la
pelouse persuadé qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois,
la fillette à la voix brève se jetait sur moi: «Vite, vite, il y a déjà un
quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous
attend pour faire une partie de barres.» Pendant que je montais l’avenue des
Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue Boissy-d’Anglas, Mademoiselle
ayant profité du beau temps pour faire des courses pour elle; et M. Swann
allait venir chercher sa fille. Aussi c’était ma faute; je n’aurais pas dû
m’éloigner de la pelouse; car on ne savait jamais sûrement par quel côté
Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait
par me rendre plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute
la durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps sur
chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était possible
qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image, elle-même, parce que
derrière cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m’était
décochée en plein cœur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie,
surmontée d’un chapeau de visite à la place d’un béret de jeu, devant les
«Ambassadeurs» et non entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces
occupations où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à
rester à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre de la
fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres,
j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la
dame aux Débats (qui lui disait: «Quel beau soleil, on dirait du feu»), lui
parlant avec un sourire timide, d’un air compassé qui m’évoquait la jeune fille
différente que Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses
parents, en visite, dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de
cette existence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui venait
un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme Swann — parce que
leur fille habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiés
dépendaient d’eux — contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-être même plus
que Gilberte, comme il convenait à des lieux tout-puissants sur elle en qui il
aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui
les concernait était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que
les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois sans
qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents) venait
chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les battements de cœur
qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau gris et de son manteau à
pèlerine, son aspect m’impressionnait encore comme celui d’un personnage
historique sur lequel nous venons de lire une série d’ouvrages et dont les
moindres particularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris
qui, quand j’en entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne d’autre
n’eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher vivement sur le
fond vulgaire des promeneurs de différentes classes qui encombraient cette
allée des Champs-Elysées, et au milieu desquels j’admirais qu’il consentît à
figurer sans réclamer d’eux d’égards spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait
à lui rendre, tant était profond l’incognito dont il était enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même
au mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de me
connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent à la
campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuis que
j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le
Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles j’embranchais maintenant son
nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois
compris et que je n’utilisais plus jamais quand j’avais à penser à lui, il
était devenu un personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et comme
rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en
profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les
effacer que je retrouvai les années où, aux yeux de ce même Swann qui était en
ce moment devant moi aux Champs-Elysées et à qui heureusement Gilberte n’avait
peut-être pas dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en
envoyant demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la table du
jardin.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire une partie, qu’il
pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant comme tout le monde sur une
chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent
retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse,
faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un
cœur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme
en des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination d’offrir en
abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y picorer, tel autre
sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter d’un de ces objets en émail
desquels la polychromie varie dans certaines œuvres antiques la monotonie de la
pierre et d’un attribut qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète
particulière et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une
divinité nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances,
je n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
— J’avais justement beaucoup de choses à
vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans
notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir! Tâchez
de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant
de joie qu’elle me répondit:
— Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je
ne viendrai pas! j’ai un grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une
amie pour voir de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et
le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël
et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va
m’emmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un
arbre de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car
j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées
de soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner
mes jambes.
—Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de
saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien
des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte
avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées.
Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon
esprit dès qu’il songeait à elle, la position particulière, unique — fût elle
affligeante — où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, la
contrainte interne d’un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette
marque d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes
se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Et quand
vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres: Je vais
recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé
de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été
forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse
sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte
simple camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais
la lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé.
Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait
pas en tous cas être celle-là puisque c’était moi qui venais de la composer. Et
dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé
qu’elle m’écrivît, par peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là — les
plus chers, les plus désirés — du champ des réalisations possibles. Même si par
une invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais
inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon œuvre je
n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi,
quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit,
indépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour.
En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite
Gilberte, mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la
beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de la bille
d’agathe, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri par la bonté de
mon amie qui me l’avait fait rechercher; et comme chacun a besoin de trouver
des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux de reconnaître dans l’être qu’il
aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de
celles qui sont dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation
et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles les
plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il était
spontané— comme Swann autrefois le caractère esthétique de la beauté d’Odette —
moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout l’inconnu de
sa vie, dans lequel j’aurais voulu me précipiter, m’incarner, en délaissant la
mienne qui ne m’était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable
avantage, que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait
devenir un jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice,
qui le soir m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures.
Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui
j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue, maintenant c’était
surtout à cause de Gilberte que je l’aimais. Avec autant de plaisir que les
pages qu’il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands
cachets de cire blancs et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me
les avait apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la meilleure part du
cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que
parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi,
habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et
la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j’étais heureux d’associer à
l’idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait
plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je
m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui
ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par
les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre
ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne m’avait pas aimé et que rien
par conséquent ne m’autorisait à lire en eux un message de bonheur. Et tandis
que mon amour attendant sans cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte,
annulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre
de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés et
les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un
ordre différent qu’elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt
particulier à mon amour, ne commençant pas par décider que j’étais aimé, elle
recueillait les actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses
fautes que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il
semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu qu’elle vînt
aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des courses avec son
institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l’an,
j’avais tort de penser, me dire: «c’est qu’elle est frivole ou docile.» Car
elle eût cessé d’être l’un ou l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait
été forcée d’obéir c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je
ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant
savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte; il me faisait
remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir à ses yeux, à cause
duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter à Françoise un caoutchouc et
un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt de ne plus m’envoyer aux
Champs-Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait
que j’étais injuste pour Françoise, que c’était une brave femme qui nous était
dévouée), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois
d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle quitterait
Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d’exil si
elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que
je pourrais la voir aux Champs-Élysées; et il n’avait pas de peine à me montrer
que ce souci-là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte.
Elle au contraire appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en
pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était
pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était pour
sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis d’aller passer les
vacances au même endroit qu’elle, du moins pour choisir cet endroit elle
s’occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlé
et nullement que ce fût celui où ma famille avait l’intention de m’envoyer.
Quand elle m’assurait parfois qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins
qu’elle ne m’aimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par
une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait
faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât plus que
les autres; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait, je l’en suppliais
comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour
me faire plaisir, rien que par les mots qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma
mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour
elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté?
Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible,
que si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a peinés
jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre
quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à lui, nous devons
demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le
persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous
les autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour
pouvoir changer, c’était l’indifférence; que dans mon amitié avec Gilberte,
c’est moi seul qui aimais. «C’est vrai, répondait mon amour, il n’y a plus rien à faire de cette
amitié-là, elle ne changera pas.» Alors dès le
lendemain (ou attendant une fête s’il y en avait une prochaine, un
anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils
aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l’héritage
du passé, en n’acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte
de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle
amitié.
J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce
qu’on pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait
contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque
aussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que
mon père me demandait, n’étant pas comme ma mère et ma grand’mère au courant de
mon amour:
— Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n’a
rien d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à
deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.
Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le
nom de Swann: certes je me le répétais mentalement sans cesse: mais j’avais
besoin aussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire jouer cette
musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d’ailleurs
que je connaissais depuis si longtemps, était maintenant pour moi, ainsi qu’il
arrive à certains aphasiques à l’égard des mots les plus usuels, un nom
nouveau. Il était toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas
s’habituer à lui. Je le
décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé de me
paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les croyais si
coupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et qu’on changeait la
conversation si je cherchais à l’y amener. Je me rabattais sur les sujets qui
touchaient encore à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes paroles, et
j’avais beau savoir que ce n’était que des paroles — des paroles prononcées
loin d’elle, qu’elle n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce
qui était, mais ne le pouvaient modifier — pourtant il me semblait qu’à force
de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais
peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents que
Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition énoncée pour
la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer
Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l’éloge de la
vieille dame qui lisait les Débats (j’avais insinué à mes parents que c’était
une ambassadrice ou peut-être une altesse) et je continuais à célébrer sa
beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le
nom qu’avait prononcé Gilberte elle devait s’appeler Mme Blatin.
— Oh! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis que je me
sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton pauvre
grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible et elle
l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu
étais enfant les manèges que je faisais pour l’éviter à la leçon de gymnastique
où, sans me connaître, elle voulait venir me parler sous prétexte de me dire
que tu étais «trop beau pour un garçon». Elle a toujours eu la rage de
connaître du monde et il faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai
toujours pensé, si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d’un
milieu fort commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire sur
elle. Mais il fallait
toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement
vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras.»
Quant à Swann, pour tâcher de lui
ressembler, je passais tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me
frotter les yeux. Mon père disait: «cet enfant est idiot, il deviendra
affreux.» J’aurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un
être si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je
fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d’une journée
quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de
nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle avait faites dans
l’après-midi, rien qu’en disant: «A ce propos, devinez qui j’ai rencontré aux Trois
Quartiers, au rayon des parapluies: Swann», fit éclore au milieu de son récit,
fort aride pour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique
volupté, d’apprendre que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme
surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements
grands et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces
vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour
Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je
n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir
la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la France et, prétendait-on,
son allié. Mais combien en revanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son
manteau à pèlerine!
— Est-ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai-je.
— Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de
craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eût
cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de Mme Swann
qu’elle ne voulait pas connaître. «C’est lui qui est venu me saluer, je ne le
voyais pas.
— Mais alors, vous n’êtes pas brouillés?
— Brouillés? mais pourquoi veux-tu que
nous soyons brouillés», répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la
fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un
«rapprochement».
— Il pourrait t’en vouloir de ne plus
l’inviter.
— On n’est pas obligé d’inviter tout le
monde; est-ce qu’il m’invite? Je ne connais pas sa femme.
— Mais il venait bien à Combray.
— Eh bien oui! il venait à Combray, et
puis à Paris il a autre chose à faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous
n’avions pas du tout l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un
moment ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé de
tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mère,
m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de Swann, bien plus,
que ce fût d’une façon assez complète, pour que, quand je tremblais d’amour
devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût
amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements
sur mes grands-parents, leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines
particularités de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais
ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des
Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l’avait
vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient
motivé chez lui le mouvement de s’approcher d’elle, le geste de la saluer.
Ni elle d’ailleurs ni mon père ne
semblaient non plus trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre
d’agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon
imagination avait isolé et consacré dans le Paris social une certaine famille
comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont
elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces
ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient
la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons construites en même
temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du
même genre que beaucoup d’autres familles d’agents de change. Ils la jugeaient
plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des
mérites communs au reste de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce
qu’au contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou
plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils
parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir avec
Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père; et s’ils
avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi, c’était par un
malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que, pour percevoir dans
tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des
émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents
étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté
l’amour.
Les jours où Gilberte m’avait annoncé
qu’elle ne devait pas venir aux Champs-Elysées, je tâchais de faire des
promenades qui me rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en
pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais répéter
sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris relativement à Mme
Swann. «Il paraît qu’elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle
ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac
d’horloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à minuit, ou si le bois d’un
meuble, il a craqué. Ah! c’est une personne très croyante!» J’étais si amoureux
de Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel
promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses
favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:
— Qu’est-ce que vous avez?
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte
cochère où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les
galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti dans le nom
de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à qui une indignité
originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu’il était
chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de l’entre-sol paraissaient
conscientes d’être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble
retombée de leurs rideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres,
qu’aux regards de Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je
me postais à l’entrée de la rue Duphot; on m’avait dit qu’on pouvait souvent y
voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination
différenciait tellement le père de Gilberte du reste de l’humanité, sa présence
au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même
d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à la pensée d’approcher d’une rue où
pouvait se produire inopinément l’apparition surnaturelle.
Mais le plus souvent — quand je ne devais pas voir Gilberte —
comme j’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans
l’allée «des Acacias», autour du grand Lac, et dans l’allée de la «Reine
Marguerite», je dirigeais Françoise du côté du bois de Boulogne. Il était pour
moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés des flores diverses
et des paysages opposés; où, après une colline on trouve une grotte, un pré,
des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait
qu’ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des
crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un
cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits mondes
divers et clos — faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres rouges, de
chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une
sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit tout à coup dans sa
souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête, quelque promeneuse rapide — il
était le Jardin des femmes; et — comme l’allée de Myrtes de l’Enéide — plantée
pour elles d’arbres d’une seule essence, l’allée des Acacias était fréquentée
par les Beautés célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se
jette dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir
l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui,
irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la singularité d’une
puissante et molle individualité végétale; puis, quand je me rapprochais, le
faîte aperçu de leur frondaison légère et mièvre, d’une élégance facile, d’une
coupe coquette et d’un mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs
s’étaient abattues comme des colonies ailées et vibratiles de parasites
précieux; enfin jusqu’à leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre
le cœur mais d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que
le nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On
m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien qu’elles
n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement à côté de Mme
Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom, quand il
y en avait un, n’était qu’une sorte d’incognito que ceux qui voulaient parler
d’elles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau —
dans l’ordre des élégances féminines —était régi par des lois occultes à la
connaissance desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le
pouvoir de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition
de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels je
mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d’un
chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c’est Mme Swann que je
voulais voir, et j’attendais qu’elle passât, ému comme si ç’avait été Gilberte,
dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l’entourait, de son charme,
excitaient en moi autant d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux
(parce que leur point de contact avec elle était cette partie intestine de sa
vie qui m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra,
qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vénération que
nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire
du mal.
J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des
mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand j’apercevais Mme Swann à
pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une
aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traversant
l’allée des Acacias comme si ç’avait été seulement le chemin le plus court pour
rentrer chez elle et répondant d’un clin d’oeil aux messieurs en voiture qui,
reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne
n’avait autant de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que je
mettais au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise, qui n’en
pouvait plus et disait que les jambes «lui rentraient», à faire les cent pas
pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui vient de la Porte
Dauphine — image pour moi d’un prestige royal, d’une arrivée souveraine telle
qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner l’impression dans la suite, parce
que j’avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale —
emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en
voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un
énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le «tigre»
de «feu Baudenord», je voyais — ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon
cœur par une nette et épuisante blessure — une incomparable victoria, à dessein
un peu haute et laissant passer à travers son luxe «dernier cri» des allusions
aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses
cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau
de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à
la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la
bienveillance d’une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la
cocotte, et qu’elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient.
Ce sourire en réalité disait aux uns: «Je me rappelle très bien, c’était
exquis!»; à d’autres: «Comme j’aurais aimé! ç’a été la mauvaise chance!»; à
d’autres: «Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la file et dès
que je pourrai, je couperai.» Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses
lèvres un sourire oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et
qui faisait dire: «Comme elle est belle!» Et pour certains hommes seulement
elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait:
«Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas
vous tenir de parler! Est-ce que je m’occupe de vous, moi!» Coquelin passait en
discourant au milieu d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main à des
personnes en voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mme
Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savais qu’arrivée à
la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couper la file et de
l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à pied. Et les jours où je me
sentais le courage de passer à côté d’elle, j’entraînais Françoise dans cette
direction. A un moment en effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers
nous que j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrière elle la longue traîne
de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines, d’étoffes et de
riches atours que les autres femmes ne portaient pas, abaissant parfois son
regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes qui
passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient été de prendre de
l’exercice, sans penser qu’elle était vue et que toutes les têtes étaient
tournées vers elle. Parfois pourtant quand elle s’était retournée pour appeler
son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle.
Ceux même qui ne la connaissaient pas
étaient avertis par quelque chose de singulier et d’excessif — ou peut-être par
une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements
dans la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime — que ce devait
être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui est-ce?», interrogeaient
quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un
point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt.
D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient:
—«Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne
vous dit rien? Odette de Crécy?»
—«Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes
. . . Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première
jeunesse! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de
Mac-Mahon.»
—«Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est
maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince de
Galles. Elle est du reste encore superbe.»
—«Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle
était jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries.
Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux,
elle a fini par me faire lever.»
Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le
murmure indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je
pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au
milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas un banquier
mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel
ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais
je m’y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que
j’étais le camarade de sa fille), cette femme dont la réputation de beauté,
d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de
Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si
prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à
elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais
j’étais pour elle — comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du
lac à qui elle jetait du pain — un des personnages secondaires, familiers,
anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un «emploi de théâtre», de
ses promenades au bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des
Acacias, il m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine-Marguerite où
vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de chercher à
l’être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami,
souvent coiffé d’un «tube» gris, que je ne connaissais pas et qui causait
longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice
et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai
retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des
premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la
proximité et la privation du spectacle de l’automne qui s’achève si vite sans
qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles
mortes qui peut aller jusqu’à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elles
s’interposaient depuis un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma
pensée et n’importe quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient
comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant
nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les jours
précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermés comme aux
coins d’une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur, j’avais
senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la
lumière, dans leur suprême beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller
voir des arbres qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma
cheminée, de partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon,
en passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison où le Bois semble peut-être le plus
multiple, non seulement parce qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il
l’est autrement. Même dans les parties découvertes où
l’on embrasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses lointaines
des arbres qui n’avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles
de l’été, un double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau
à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n’aurait
pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la
promenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles
vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au
vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de
ce mois de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et souriant,
comme une épine rose de l’hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et
le Bois avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc, où
soit dans un intérêt botanique, soit pour la préparation d’une fête, on vient
d’installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été
déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui
semblent autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté.
Ainsi c’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d’essences
diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite.
Et c’était aussi l’heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore
leurs feuilles, ils semblaient subir une altération de leur matière à partir du
point où ils étaient touchés par la lumière du soleil, presque horizontale le
matin comme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans
le crépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à distance
sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprêmes
feuilles d’un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son faîte
incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme une jaune
maçonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les
feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de lui, vers qui elles
crispaient leurs doigts d’or. A mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne vierge,
elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans
l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs rouges, peut-être une
variété d’œillet. Les différentes parties du Bois,
mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des verdures se
trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l’entrée de
presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une
oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré
Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par moments
apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui
les arbres en s’écartant faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur
sa moelleuse plateforme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il
répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l’exaltation que
j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, mais par un
désir. Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans en reconnaître
la cause, sans comprendre que rien au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je
les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à
mon insu vers ce chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque
jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je traversais
des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des divisions nouvelles,
émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des
bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres; s’aidant du ciseau
puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son
tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient,
en faisait soit un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement
d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait
le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus
hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité étincelante, émerger
seules de l’atmosphère liquide et couleur d’émeraude où la futaie tout entière
était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de leur
vie propre et quand ils n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le
fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des
sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme le
soleil et la lune dans la Création de Michel-Ange. Mais forcés depuis tant
d’années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la femme, ils
m’évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée qu’au passage ils
couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de la
saison; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je
venais avidement aux lieux où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se
réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages inconscients et
complices. Mais la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du
bois de Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de
Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les
souvenirs d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un petit temple
à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles palmées d’or. Je rejoignis
les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. L’idée de perfection que je
portais en moi, je l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoria, à la
maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés
de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir
de revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait bien des
années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les
yeux au moment où l’énorme cocher de Mme Swann, surveillé par un petit groom
gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser
leurs ailes d’acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas! il
n’y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus
qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de
mon corps pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux
de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu’ils semblaient une simple
couronne. Tous
maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux
variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une
reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et
quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons liberty semés de fleurs
comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui
auraient pu se promener avec Mme Swann dans l’allée de la Reine-Marguerite, je
ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils sortaient
nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je n’avais plus de
croyance à y introduire pour leur donner la consistance, l’unité, l’existence;
elles passaient éparses devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en
elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de
composer. C’étaient des femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais
aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais quand
disparaît une croyance, il lui survit — et de plus en plus vivace pour masquer
le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des
choses nouvelles — un attachement fétichiste aux anciennes qu’elle avait
animées, comme si c’était en elles et non en nous que le divin résidait et si
notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles
élégantes comme étaient les anciens attelages? je suis sans doute déjà trop
vieux — mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans
des robes qui ne sont pas même en étoffe. A quoi bon venir sous ces arbres, si
rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous ces délicats feuillages
rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu’ils encadraient
d’exquis. Quelle horreur! Ma consolation c’est de penser aux femmes que j’ai
connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens qui
contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière
ou d’un potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à voir
Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau que dépassait
une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je même pu leur faire comprendre
l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver à rencontrer Mme Swann à pied,
en paletot de loutre, coiffée d’un simple béret que dépassaient deux couteaux
de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tiédeur factice de son
appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s’écrasait
à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de
l’air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre
la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine,
dans l’atmosphère de cette femme, qu’avaient dans les vases et les jardinières
de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui
regardaient par la fenêtre close la neige tomber? D’ailleurs il ne m’eût pas
suffi que les toilettes fussent les mêmes qu’en ces années-là. A cause de la
solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et que
notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas
permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais voulu pouvoir aller finir la
journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement
aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mme Swann
(l’année d’après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient
les feux orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des
chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils à
ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su découvrir les plaisirs
que je désirais. Mais maintenant, même ne me conduisant à rien, ces instants me
semblaient avoir eu eux-mêmes assez de charme. Je voudrais les retrouver tels
que je me les rappelais. Hélas! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,
émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très
tard. Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne rentrerait qu’en février,
bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandé de reconstituer
pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année
lointaine, à un millésime vers lequel il ne m’était pas permis de remonter, les
éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu’il avait
jadis vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes
femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que, au temps où je croyais
encore, mon imagination les avait individualisées et les avait pourvues d’une
légende. Hélas! dans l’avenue des Acacias — l’allée de Myrtes — j’en revis
quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus que les ombres terribles de ce
qu’elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les
bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j’étais encore à
interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature
recommençait à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le
Jardin élyséen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était
gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac; de gros
oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris
aigus se posaient l’un après l’autre sur les grands chênes qui sous leur
couronne druidique et avec une majesté dodonéenne semblaient proclamer le vide
inhumain de la forêt désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la
contradiction que c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire,
auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de
n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus.
Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour
que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas
qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils
n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient
notre vie d’alors; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un
certain instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives,
hélas, comme les années.
À la recherche du
temps perdu
Du côté de chez Swann
- Combray
- Un amor de Swann
- Noms de pays: Le nom
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