Octavio
Paz
Pierre
de soleil
un saule de cristal, un
peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent
arque,
un arbre bien planté mais
dansant,
un cheminement de rivière qui
s'incurve,
avance,
recule, fait un détour
et
arrive toujours:
un cheminement
calme
d'étoile
ou de printemps sans hâte,
une
eau aux paupières fermées
qui
jaillit toute la nuit en prophéties,
unanime
présence en houle,
vague
après vague jusqu'à tout recouvrir,
verte
souveraineté sans crépuscule
comme
l'éblouissement des ailes
quand
elles s'ouvrent dans le milieu du ciel,
un
cheminement entre les épaisseurs
des
jours futurs et du funeste
éclat
du malheur comme un oiseau
pétrifiant la forêt par son
chant
et les félicités imminentes
entre les branches qui
s'évanouissent,
heures de lumière que
grignotent déjà les oiseaux,
présages
qui s'échappent de la main,
une
présence comme un chant soudain,
comme
le vent chantant dans l'incendie,
un regard qui retient en
suspend
le monde avec ses mers et ses
montagnes,
corps de lumière filtré par une
agate,
jambes de lumière, ventre de
lumière, baies,
roche
solaire, corps couleur de nuage,
couleur
du jour rapide qui bondit,
l'heure
scintille et prend corps,
le monde, oui, il est visible
par ton corps,
il est transparent grâce à ta
transparence,
je vais entre des galeries de
sons,
je flue entre les présences
résonnantes,
je vais au travers les
transparences comme un aveugle,
un reflet m'efface, je nais
dans un autre,
ô
forêt de piliers enchantés,
sous les arcs de la lumière je
pénètre
les couloirs d'un automne
diaphane,
je vais au travers ton corps
comme par le monde,
ton ventre est une place
ensoleillée,
tes
seins sont deux églises où l'on célèbre
le sang et ses mystères
parallèles,
mes regards te couvrent comme
du lierre,
tu es une ville que la mer
assiège,
une muraille que la lumière
divise
en deux moitiés de couleur
pêche,
un lieu de sel, de roches et
d'oiseaux
sous la loi du midi ébahi,
vêtue par la couleur de mes
désirs
comme ma pensée tu vas nue,
je vais au travers tes yeux
comme par l'eau,
les tigres boivent le rêve de
ces yeux,
le colibri se brûle dans ces
flammes,
je vais au travers ton front
comme par la lune,
comme le nuage au travers ta
pensée,
je vais au travers ton ventre
comme par tes rêves,
ta jupe de maïs ondule et
chante,
ta jupe de cristal, ta jupe
d'eau,
tes lèvres, tes cheveux, tes
yeux,
toute la nuit tu es pluie, tout
le jour
tu ouvres ma poitrine avec tes
doigts d'eau,
tu fermes mes yeux avec ta
bouche d'eau,
sur mes os tu es pluie, dans ma
poitrine
un arbre liquide creuse des
racines d'eau,
je vais au travers tes formes
comme par un fleuve,
je
vais au travers ton corps comme par une forêt,
comme par un sentier dans la
montagne
qui se termine en un abîme
abrupt
je vais au travers tes pensées
effilées
et à la sortie de ton front
blanc
mon ombre précipitée se brise,
je recueille mes fragments un à
un
et
je poursuis sans corps, je cherche à tâtons,
couloirs sans fin de la
mémoire,
portes ouvertes vers un salon
vide
où
pourrissent tous les étés,
les bijoux de la soif brillent
tout au fond,
visage évanoui dès que je me le
remémore,
main qui s'effrite si je la
touche,
cheveux d'araignées en tulmute
sur des sourires d'il y a tant
d'années,
à
la sortie de mon front je cherche,
je
cherche sans trouver, je cherche un instant,
un
visage d'éclair et d'orage
courant entre les arbres
nocturnes,
visage de pluie dans un jardin
d'obscurités,
eau
tenace qui flue à mon côté,
je
cherche sans trouver, j'écris en tête à tête
il
n'y a personne, tombe le jour, tombe l'année,
je
tombe dans l'instant, je tombe au fond,
invisible
chemin sur des miroirs
qui
répètent mon image brisée,
je
marche depuis des jours, instants cheminés,
je marche sur les pensées de
mon ombre,
je marche sur mon ombre en
quête d'un instant,
je
cherche une date vive comme l'oiseau,
je cherche le soleil dès cinq
heures du soir
tempéré par les murs de brique
rouge:
l'heure
mûrissait ses grappes
quand
elle s'ouvrait sortaient les jeunes filles
de son entraille rosée et elles
s'éparpillaient
parmi
les cours dallées du collège,
haute
comme l'automne elle cheminait
enveloppée par la lumière sous
l'arcade
et l'espace en l'entourant
l'habillait
d'une peau plus dorée et
transparente,
tigre couleur de lumière, cerf
brun
dans les environs de la nuit,
j'ai entrevu une jeune fille
penchée
sur les balcons verts de la
pluie,
adolescent
visage innombrable,
j'ai
oublié ton nom, Mélusine,
Laure,
Isabelle, Perséphone, Marie,
tu
as tous les visages et aucun,
tu es toutes les heures et
aucune,
tu
ressembles à l'arbre et au nuage,
tu es tous les oiseaux et un
astre,
tu ressembles au tranchant de
l'épée
et à la coupe de sang du
bourreau,
lierre qui avance, enveloppe et
déracine
l'âme et la divise d'elle-même,
écriture de feu sur le jade,
crevasse dans la roche, reine
des serpents,
colonne de vapeur, source dans
le roc,
cirque lunaire, pic des aigles,
grain d'anis, épine minuscule
et mortelle qui donne des
peines immortelles,
bergère des vallées
sous-marines
et gardienne de la vallée des
morts,
liane qui pend au bord du
précipice,
plante grimpante, plante
vénéneuse,
fleur de résurrection, raisin
de vie,
dame de la flûte et de
l'éclair,
terrasse du jasmin, sel dans la
plaie,
bouquet de roses pour le
fusillé,
neige en août, lune de
l'échafaud,
écriture de la mer sur le
basalte,
écriture
du vent dans le désert,
testament
du soleil, grenade, épi,
visage
en flammes, visage dévoré,
adolescent
visage persécuté
années
fantômes, jours circulaires
qui
donnent dans la même cour, sur le même mur,
l'instant
brûle et ils sont un seul visage
les
successifs visages de la flamme,
tous
les noms sont un seul nom,
tous
les visages sont un seul visage,
tous
les siècles sont un seul instant
et
pour des siècles et des siècles
une
paire d'yeux ferme le passage au futur,
il
n'y a rien face à moi, rien qu'un instant
racheté
cette nuit, contre un rêve
d'union
d'images rêvées,
durement
sculpté contre le rêve,
arraché au rien de cette nuit,
à
bout de bras, soulevé lettre à lettre,
tandis que le temps se jette
dehors
et il cogne aux portes de mon
âme
ce monde avec son horaire
sanguinaire,
un instant, un instant
seulement tandis que les villes,
les noms, les saveurs, le vécu,
s'effritent
sur mon front aveugle,
tandis que la pesanteur de la
nuit
humilie
ma pensée et mon squelette,
et
mon sang circule plus lentement
et
mes dents se gâtent et mes yeux
s'embrument
et les jours et les ans
accumulent leurs horreurs
vides,
tandis que le temps ferme son
éventail
et qu'il n'y a rien derrière
ses images
l'instant s'abîme et surnage,
entouré de mort, menacé
par la nuit et son lugubre
bâillement,
menacé par le brouhaha
de la mort vivace et masquée
l'instant s'abîme et se
pénètre,
comme un poing qui se serre,
comme un fruit
qui mûrit vers l'intérieur de
lui-même
et lui-même se boit et se
répand
l'instant translucide se ferme
et mûrit vers l'intérieur,
pousse en racines,
croit à l'intérieur de moi,
m'occupe entièrement,
son feuillage délirant
m'expulse,
mes pensées seulement sont ses
oiseaux,
son mercure circule par mes
veines,
arbre mental, fruits saveur de
temps,
ô vie à vivre et déjà vécue,
temps
qui revient en une marée
et
se retire sans tourner le visage,
ce
qui s'est passé n'est pas mais commence à être
et silencieusement se jette
en un autre instant qui
s'évanouit:
face au soir de salpêtre et de
pierre
armée de couteaux invisibles
d'une rouge écriture
indéchiffrable
tu écris sur ma peau et ces
plaies
comme un vêtement de flammes me
recouvrent,
je
brûle sans me consumer, je cherche l'eau
et dans tes yeux il n'y a pas
d'eau, ils sont de pierre,
et tes seins, ton ventre, tes
hanches
sont de pierre, ta bouche a un
goût de poussière,
ta bouche a un goût de temps
empoisonné,
ton corps a un goût de puits
condamné,
passage de miroirs que répètent
les yeux de l'assoiffé, passage
qui revient toujours à son
point de départ,
et tu me conduis, aveugle, par
la main
à travers ces galeries
obstinées
jusqu'au centre du cercle et tu
surgis
comme un éclat qui se fige en
hache,
comme une lumière écorchée,
fascinante
comme l'échafaud du condamné,
flexible comme le fouet et
svelte
comme l'arme soeur de la lune,
et tes paroles tranchantes
creusent
ma poitrine et me dépeuplent et
me vident,
un à un, tu arraches mes
souvenirs,
j'ai oublié mon nom, mes amis
grondent parmi les porcs ou
pourrissent
mangés par le soleil dans un
fossé,
il n'y a rien en moi qu'une
large plaie,
un creux que jamais personne ne
fouille,
présent sans fenêtres, pensée
qui revient, se répète, se
reflète
et se perd dans sa propre
transparence,
conscience transpercée par un
oeil
qui se regarde se regarder
jusqu'à se noyer
de clarté:
moi j'ai vu ton atroce écaille,
Mélusine, briller, verdâtre, à
l'aube,
tu dormais enroulée dans les
draps
et au réveil tu as crié comme
un oiseau
et tu es tombée sans fin,
cassée et blanche,
rien n'est resté de toi, rien
que ton cri
et à la fin des siècles je me
découvre
avec de la toux et une mauvaise
vue, mélangeant
de vieilles photos:
il n'y a personne, tu
n'es personne,
une montagne de cendres et un
balai,
un couteau ébréché et un
plumeau,
une peau pendue à quelques os,
une grappe déjà sèche, un trou
noir
et dans le fond du trou les
deux yeux
d'une enfant noyée d'il y a
mille ans,
regards enterrés dans un puits,
regards qui nous voient depuis
le début des temps,
regard enfant de la mère
vieille
qui
voit dans le fils grand un père jeune,
regard mère de la fille
solitaire
qui
voit dans le père grand un fils enfant,
regards
qui nous regardent depuis le fond
de la vie et sont les pièges de
la mort
-
où est l'envers: tomber dans ces yeux
est-ce revenir à la vie
véritable?
tomber, revenir, me rêver et
que me rêvent
d'autres yeux futurs, une autre
vie,
d'autres nuages, mourir d'une
autre mort!
-
cette nuit me suffit, et cet instant
qui n'en finit pas de s'ouvrir
et de me révéler
où
j'étais, qui je fus, comment tu t'appelles,
comment
moi je m'appelle:
pouvais-je
bâtir des plans
pour
l'été -et tous les étés-
à
Christopher Street, il y a dix ans,
avec
Phyllis qui avait deux fossettes,
où les moineaux buvaient la
lumière?,
sur la place de la Réforme
Carmen me disait-elle
"l'air
ne pèse rien, ici c'est toujours octobre"
ou
l'aurait-elle dit à l'autre que j'ai perdu
ou
l'aurais-je inventé et personne ne me l'a dit?,
aurais-je
marché dans la nuit d'Oaxaca,
immense
et vert foncé comme un arbre,
parlant
seul comme le vent fou
et
en arrivant à ma chambre -toujours une chambre-
les
miroirs ne m'auraient-ils pas reconnu?
depuis
l'hôtel Vernet nous avons vu l'aube
danser
avec les châtaigners -"il est déjà très tard"
disais-tu
en te peignant et moi, aurais-je vu
des
taches sur le mur sans rien dire?,
sommes-nous
montés ensemble à la tour, avons-nous vu
tomber le soir depuis le
récif?,
avons-nous
mangé des raisins à Bidart?, avons-nous acheté
des gardénias à Perote?,
noms, places,
rues après rues, visages,
marchés, rues,
gares, un parc de
stationnement, chambres seules,
taches sur le mur, quelqu'un
qui se peigne,
quelqu'un qui chante à mes
côtés, quelqu'un qui s'habille,
chambres, endroits, rues, noms,
chambres,
Madrid, 1937,
sur la Place de l'Ange les
femmes
cousaient
et chantaient avec leurs enfants,
et
l'alarme sonna et fusèrent les cris,
les
maisons s'agenouillaient dans la poussière,
tours
fendues, fronts sculptés
et
l'ouragan des moteurs, imagine:
les deux se dénudèrent et
s'aimèrent
pour défendre notre portion
d'éternité,
notre ration de temps et de
paradis,
toucher
notre racine et nous recouvrer,
recouvrer notre hérédité
arrachée
par des voleurs de vie d'il y a
mille siècles,
les deux se dénudèrent et
s'embrassèrent
parce que les nudités enlacées
bondissent par-dessus le temps
et sont invulnérables,
rien
ne les touche, elles reviennent au commencement,
il n'y a pas de toi ni de moi,
pas de demain, pas d'hier ni de noms,
la vérité des deux en un corps
et une âme seulement,
ô être total...
chambres à la dérive
entre des villes qui vont à
pic,
chambres et rues, noms comme
des plaies
la chambre avec fenêtre donne
vers d'autres chambres
avec le même papier décoloré
où un homme en chemise lit le
journal
où repasse une femme, la
chambre claire
que visitent les branches d'un
pêcher;
l'autre
chambre: dehors il pleut toujours
et
il y a une cour et trois enfants oxydés
les chambres sont des vaisseaux
qui se bercent
dans une baie de lumière; ou
des sous-marins:
le silence s'espace en vagues
vertes,
tout
ce que nous touchons devient phosphorescent;
mausolées de luxe, déjà rongés
les portraits, déjà rongés les
tapis;
trappes,
cellules, cavernes enchantées,
volières
et chambres numérotées,
tous
se transfigurent, tous s'envolent,
chaque
moulure est nuage, chaque porte
donne sur la mer, sur les
champs, sur l'air, chaque table
est un festin; fermés comme des
coquillages
le temps inutilement les
assiège,
il n'y a pas de temps, non, ni
de mur: l'espace, l'espace
ouvre
sa main, choisis cette richesse,
coupe
les fruits, mange une tranche de vie,
étends-toi
au pied de l'arbre, bois l'eau!
tout
se transfigure et devient sacré,
c'est le centre du monde en
chaque chambre,
c'est
la première nuit, le premier jour,
le monde naît quand deux
s'embrassent,
goutte de lumière née des
entrailles transparentes
la chambre comme un fruit
s'entrouvre
ou explose comme un astre
taciturne
et les lois rongées par les
rats,
les grilles des banques et des
prisons,
les grilles de papier, les fils
de fer barbelés,
les timbres et les épines et
les piquants,
le sermon monocorde des armes,
le scorpion mielleux avec un
bonnet,
le tigre avec un haut de forme,
président
du Club Végétarien et de la
Croix Rouge,
l'âne pédagogue, le crocodile
devenu rédempteur, père des
peuples,
le Chef, le requin,
l'architecte
de l'avenir, le porc en
uniforme,
le fils béni de l'Eglise
qui lave sa noire dentition
avec de l'eau bénite et prend
des cours
d'anglais et de démocratie, les
parois
invisibles, les masques pourris
qui divisent l'homme des
hommes,
contre l'homme de lui-même,
ils
s'abattent
en un instant immense et nous
entrapercevons
notre unité perdue, la détresse
d'être des humains, la gloire
d'être des humains
et de partager le pain, le
soleil, la mort,
l'oubli
effrayant d'être des vivants;
aimer c'est combattre, si deux
s'embrassent
le monde change, ils incarnent
les désirs,
la pensée incarnée, des ailes
poussent
au dos de l'esclave, le monde
est réel et tangible, le vin
est vin,
le pain retrouve le goût du
pain, l'eau est eau,
aimer c'est combattre, c'est
ouvrir des portes,
c'est en finir enfin d'être
fantôme avec un matricule
à perpétuité condamné aux
chaînes
par un maître sans visage;
le monde
change
si deux se regardent et se
reconnaissent,
aimer c'est se dénuder des
noms:
³laisse-moi être ta putain²
,sont les mots
d'Héloïse, mais il céda aux
lois,
la prit pour épouse et en prime
on finit par le castrer;
mieux vaut le
crime
les amants suicidés, l'inceste
des
frères comme deux miroirs
amoureux
de leur ressemblance,
mieux vaut manger le pain
envenimé,
l'adultère dans des lits de
cendre,
les amours féroces, le délire,
le lierre empoisonné, le
sodomite
qui porte un oeillet à la
boutonnière
un crachat, mieux vaut être
lapidé
sur les places publiques que
laisser se retourner la roue du destin
qui presse jusqu'à la pulpe la
substance de la vie,
l'éternité se change en heures
creuses,
les minutes en prisons, le
temps
en monnaie de cuivre et en
merde abstraite;
mieux vaut la chasteté, fleur
invisible
qui se balance dans les tiges
du silence,
ce difficile diamant des saints
qui filtre les désirs, rassasie
le temps,
noces de la quiétude et du
mouvement,
la solitude chante dans sa
corolle,
chaque heure est un pétale de
cristal,
le monde se dépouille de ses
massacres
et en son centre, vibrante
transparence,
celui
qu'on nomme Dieu, l'être sans nom,
se contemple dans le rien,
l'être sans visage
émerge de lui-même, soleil
d'entre les soleils,
plénitude d'entre les présences
et les noms;
je poursuis mes divagations,
chambres, rues,
je marche à tâtons au travers
les couloirs
du temps et je gravis et
descends ses marches
et
ses murs, je tâtonne et ne bouge pas,
je
reviens d'où j'ai commencé, je cherche ton visage,
je marche au travers les rues
de moi-même
sous un soleil sans âge, et toi
à mes côtés
tu marches comme un arbre,
comme un fleuve
tu marches et me parles comme
un fleuve,
tu croîs comme un épi entre mes
mains,
tu frémis comme un écureuil
entre mes mains,
tu voles comme mille oiseaux,
ton rire
m'a couvert de mousse, ta tête
est un astre si petit entre mes
mains,
le monde reverdit si tu souris
en
mangeant une orange,
le monde
change
si deux, vertigineux et
enlacés,
tombent dans l'herbe: le ciel
descend,
les arbres s'élancent, l'espace
seul est lumière et silence,
seul l'espace
s'ouvre dans la pupille de
l'oeil,
passe la blanche tribu des
nuages,
le corps rompt les amarres,
l'âme s'élance,
nous perdons nos noms et
flottons
à la dérive entre le bleu et le
vert,
temps total où rien ne se passe
rien que son propre passage
heureux,
rien ne se passe, tu te tais,
tu cilles des paupières
(silence:
un ange a traversé cet instant
grand
comme la vie de cent soleils),
rien ne se passe, seulement ce
cillement?
- et le festin, le désert, le
premier crime,
la mâchoire de l'âne, le bruit
opaque
et
le regard incrédule du mort
en tombant dans la surface
cendrée,
Agamemnon et son beuglement
immense
et le cri répété de Cassandre
plus fort que les cris des
vagues,
Socrate enchaîné (le soleil
naît, mourir
est se réveiller: ³Criton, un
coq
pour Esculape, et me voilà
guérit à vie²);
le chacal qui déserta entre les
ruines
de Ninive, l'ombre qui vit
Brutus
avant la bataille, Moctezuma
dans le lit d'épines de son
insomnie,
le voyage dans la grande route
vers la mort
- le voyage interminable, mais
raconté
par Robespierre minute après
minute,
sa mâchoire cassée entre les
mains -,
Churruca dans sa barrique telle
un trône
écarlate, les pas déjà comptés
de Lincoln en sortant au
théâtre,
le rôle de Trotski et ses
gémissements
de sanglier, Madère et son
regard
auquel nul n'a répondu:
pourquoi me tuent-ils?,
les injures, les soupirs, les
silences
du criminel, le saint, le
pauvre diable,
cimetière de phrases et
d'anecdotes
que les chiens rhétoriques
fouillent,
l'animal
qui meurt et le sait,
savoir
commun, inutile, bruit obscur
de la pierre qui tombe, le son
monotone
des os brisés dans le combat
et la bouche d'écume du
prophète
et son cri et le cri du
bourreau
et le cri de la victime...
ce sont des flammes
les
yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,
flamme
est l'oreille, le son est flamme,
braise les lèvres et tison la
langue,
le
toucher et ce qu'il touche, la pensée,
et
le pensé, flamme est celui qui pense
tout
se consume, l'univers est flamme
il brûle ce même rien qui n'est
pas rien
sinon un penser en flammes,
enfin la fumée:
il n'y a ni bourreau ni
victime...
et le
bruit
dans le soir du vendredi? et le
silence
qui se couvre de signes, le
silence
qui
dit sans dire, il ne dit rien?,
ils ne sont rien les cris des
hommes?,
il ne se passe rien quand passe
le temps?,
- il ne se passe rien, seul un
cillement
de soleil, un mouvement à
peine, rien,
il n'y a pas de rédemption, il
ne revient pas en arrière le temps,
les
morts restent figés dans leur mort
et
ne peuvent mourir d'une autre mort,
intouchables, cloués en leur
geste,
depuis
leur solitude, depuis leur mort
sans
sursis ils nous regardent sans nous regarder,
leur
mort c'est la statue de leur vie,
un
toujours être déjà rien pour toujours,
chaque
minute est rien pour toujours,
un roi fantôme régit ses
battements de coeur
et
ton geste final, ton dur masque
moulé
sur ton visage changeant:
nous
sommes le monument d'une vie
étrangère
et non vécue, à peine notre
-la
vie, quand fut-elle réellement notre?
quand
sommes-nous réellement ce que nous sommes?
nous
ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommes
en tête à tête sinon vertige et
vide,
grimaces dans le miroir,
horreur et vomissure,
jamais la vie est nôtre, elle
est aux autres,
la vie n'est à personne, nous
sommes tous
la vie -pain de soleil pour les
autres,
je suis autre quand je suis,
mes actes
sont
davantage miens s'ils sont aussi à tous,
pour que je puisse être il me
faut être autre,
sortir de moi, me chercher
parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si
moi je n'existe pas,
les autres qui me donnent
pleine existence,
je ne suis pas, il n'y a pas de
je, toujours nous sommes autres,
la vie est autre, toujours
ailleurs, très loin,
hors de toi, de moi, toujours à
l'horizon,
vie
qui nous dévit et nous aliène,
vie qui nous invente un visage
et le pourrit,
faim
d'être, ô mort, pain de tous,
Héloïse,
Perséphone, Marie,
montre
enfin ton visage pour que je voie
ma
véritable figure, celle de l'autre,
ma
figure de ce nous pour toujours à tous,
figure d'arbre et de boulanger,
de chauffeur et de nuage et de
marin,
figure de soleil et de ruisseau
et de Pierre et Paul,
figure
de solitaire collectif,
réveille-moi,
oui, je nais:
vie et
mort
signent un pacte en toi, dame
de la nuit,
tour de clarté, reine de
l'aube,
vierge lunaire, mère de l'eau
mère,
corps du monde, maison de la
mort,
je
tombe sans fin depuis ma naissance,
je
tombe dans moi-même sans toucher mon fond,
recueille-moi dans tes yeux,
assemble la poussière
dispersée et réconcilie mes
cendres,
attache mes os divisés, souffle
sur mon être, enterre-moi dans
ta terre,
ton silence de paix vers la
pensée
contre elle-même aérée;
ouvre la
main,
dame
des moissons que sont les jours,
le
jour est immortel, il s'élève, croît,
vient
de naître et ne cesse jamais,
chaque
jour est à naître, chaque lever de jour
est
une naissance et je me réveille,
nous
nous réveillons tous, il se lève
le soleil figure de soleil,
Jean se réveille
avec sa figure de Jean figure
de tous,
porte de l'être, réveille-moi,
lève-toi,
laisse-moi
voir le visage de ce jour,
laisse-moi
voir le visage de cette nuit,
tout
communie et se transfigure,
arc de sang, pont des
battements de coeur,
emmène-moi de l'autre côté de
cette nuit,
là
où je suis toi nous sommes nous-mêmes,
au rein des prénoms enlacés,
porte de l'être; ouvre ton
être, réveille-toi,
apprends
à être aussi, moule ta figure,
travaille
tes traits, sois un visage
pour
regarder mon visage et qu'il te regarde,
pour
regarder la vie jusque dans la mort,
visage de mer, de pain, de
roche et de fontaine,
source
qui dissout nos visages
dans
le visage sans nom, dans l'être sans visage,
indicible présence d'entre les
présences...
je
veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas:
l'instant se précipite en un
autre et un autre,
j'ai dormi des rêves de pierre
que je n'ai pas rêvé
et à la fin des ans comme des
pierres
j'ai entendu chanter mon sang
emprisonné,
avec une rumeur de lumière la
mer chantait,
une à une cédaient les
murailles,
toutes les portes se
démolissaient
et le soleil entrait en trombe
par mon front,
décillait mes paupières
fermées,
décollait mon être de son
enveloppe,
m'arrachait à moi, me séparait
de mon sommeil rude de siècles
de pierre
et sa magie de miroirs revivait
un saule de cristal, un
peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent
arque,
un arbre bien planté mais
dansant,
un cheminement de fleuve qui
s'incurve,
avance,
recule, fait un détour
et
arrive toujours:
.
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