mercredi 6 novembre 2024

Victor Serge / Un anar qui saigne de la mort de son rêve




Un anar qui saigne de la mort de son rêve

par Odile Hunoult
12 juillet 2016


Belle initiative des éditions Héros-Limite : ces poèmes de Victor Serge ont été publiés en 1938 dans les cahiers de la revue Les Humbles (introuvable) puis, avec des poèmes de jeunesse, en 1972 chez Maspero sous le titre Pour un brasier dans le désert1.

 

Victor Serge, Résistance. Collection Feuilles d’herbe, éditions Héros-Limite, 96 p., 8 €.

Beaucoup des poèmes de Résistance ont été écrits entre 1933 et 1937, pendant la relégation de Victor Serge dans l’Oural (à Orenbourg) ; quelques-uns sont datés de 1928, au moment où le bras de fer entre Staline et les trotskystes devient crucial, et quelques autres encore ont été écrits à son retour à Paris après la célèbre intervention de Romain Rolland auprès de Staline. C’est dire que ce sont des « Chants d’expérience ». Résistance bien sûr à la dictature et à la peur sous la botte du Secrétaire Général, appelé aussi le Chef dans les Mémoires d’un révolutionnaire2 — mais ce petit livre déborde le moment qui l’ancre dans l’Histoire.


Il n’y a pas au sens propre une œuvre poétique de Serge, son œuvre est ailleurs, et ainsi l’a-t-il voulu : ce qui constitue alors ces textes en poèmes, c’est leur raison intérieure. C’est peu dire que la poésie de Victor Serge coïncide avec ce qu’il est : elle est son point d’incandescence. Il n’y a pas d’autre définition d’une écriture en poésie. Elle ne peut être ni un loisir ni naturellement un gagne-pain. Elle est la rencontre d’un être avec la vie — rencontre au sens d’une déflagration.

Il suffit d’ouvrir les Mémoires d’un révolutionnaire : si les Mémoires, comme les essais, tracent un parcours intellectuel et politique, les poèmes sont détachés de toute cause autre que l’énergie de l’homme, sa profonde réalité. L’œuvre d’art ne se réduit pas aux idées, elle les englobe avec bien d’autres choses. Tout cela a été théorisé par Serge lui-même dans Littérature et révolution (1932)3 : « Poètes et romanciers ne sont pas des esprits politiques car ils ne sont pas essentiellement rationnels… ».

La réalité de Serge, c’est le mouvement intérieur qui l’engage dès sa jeunesse dans l’anarchisme d’abord, puis le communisme, et enfin dans la lutte contre le stalinisme et la liquidation de tous ses idéaux. Sa raison d’être c’est agir pour la justice. C’est-à-dire agir contre toutes les injustices.

Son regard sur la femme qui piétine le purin, la vieille qui porte sa palanque, le pêcheur qui tire son filet, les quatre jeunes filles qui traversent l’Oural, tous ceux-là qui ignorent leur soumission parce qu’ils ne peuvent avoir aucun recul pour juger de leur destin (et n’est-ce pas la définition même du pauvre ?), ce regard est un regard de peintre et de poète, qui voit tout ensemble la douleur et la beauté du monde. Il y a dans ce regard une telle force de vérité et d’amour, qu’on pense à la phrase de Péguy : « il y a des choses que j’ai cru faire par justice, je vois bien aujourd’hui que les ai faites par charité » (à Robert Salomé, en 1908, cité par Robert Burac).

Toute sa vie, Victor Serge se sent comptable des autres, de la souffrance des autres, de l’injustice et des offenses subies. Comptable jusqu’à la culpabilité. Cette blessure, transparente dans les Mémoires et dans les essais, éclate partout dans les poèmes :

«… tous ceux par le monde dont je ne suis pas séparé… » « Pardonnez-nous de vous survivre… » « la ville blessée souffrit en toi… »

Et ceci à propos d’un agonisant (dans le poème « L’asphyxié ») :

« … moi, seule conscience de sa souffrance et de sa mort,
moi dernier visage impuissant des hommes pour cet homme,
moi qui n’ai pour lui qu’un absurde remords. »

La tonalité majeure du recueil pourrait être résumée par le titre d’un des poèmes, « Constellation des frères morts », qui égrène la litanie des prénoms des amis morts. On y reconnaît ceux qui ont accompagné sa vie, Raymond (La Science) de la bande à Bonnot, Vassili (Nikiforovitch) assassiné en 1928 par la mafia des profiteurs du régime sur la route d’Armavir (un deuxième poème, « 26 août 28 » est entièrement consacré à Vassili Nikiforovitch). Il y a aussi un certain Karl,

« … dont j’ai reconnu les ongles
quand vous étiez déjà de terre;
vous, front d’une si haute pensée,
ah ! que faisait de vous la mort !
Ce noir et dur sarment humain. »

Karl, serait-ce le nom de guerre de son ami Vladimir O. Mazine (Lichtenstadt), tué sur le front près de Gatchina le 15 octobre 1919 ? Dans les Mémoires de 1941 comme dans l’éloge funèbre (Bulletin Communiste 42-43 du 13 octobre 1921), figure ce détail du cadavre déterré qu’il a reconnu à ses ongles. Dans l’ « In memoriam » du Bulletin, Victor Serge écrit du très raffiné Lichtenstadt-Mazine qu’il avait une « répulsion instinctive devant le recours à la force, l’effusion de sang, toutes les dures, les mauvaises, les terribles petites réalités de la guerre civile » : Victor Serge lui aussi connaît de l’intérieur cette répulsion instinctive contre laquelle il doit s’arc-bouter.

Il n’est pas vain de s’arrêter à ces détails. Serge, dans Littérature et révolution, cite Nietzstche — poète, lui aussi : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit avec son propre sang ». Que dit d’autre Alexandre Blok  lorsqu’il écrit « … mais de ses livres il faut répondre sur sa vie » ? Il ne s’agit pas d’autobiographie (les Mémoires sont là pour cela, ces Mémoires magnifiques où l’on voit d’abord centimètre par centimètre, et puis s’accélérant, la montée du totalitarisme sanglant), il s’agit de ressentir comment la poésie constitue l’aria d’un être, quand toutes les contingences s’effacent. Et quand tout est bu, restent à Serge ses deux forces motrices, la fidélité et sa révolte contre toutes les injustices. Et quelquefois, et souvent, et tragiquement, le conflit entre les différentes justices qui le dresse contre ses propres enseignes, lui qui dit, dans ses Mémoires « je retrouvais chez les persécutés les mêmes mœurs que chez les persécuteurs », ou bien, à propos de Goumilev (fusillé en 1921) « les visages de Nicolas et Olga Goumilev devaient me hanter des années durant ».

Ce qui rend si vrais ces poèmes, et donc si forts, c’est justement ces contradictions que Serge ne veut pas résoudre, qui le déchirent. La douleur, partout criée, de devoir s’endurcir :

« il faut être fort, il faut être dur
il faut continuer,
je continuerai,
mais vraiment c’est dur ».

Ou, plus explicite encore :

« Ils périssent dans un fossé de la Tchernavka
par ordre du Com. Rév.,
sous les sabres des ajusteurs de la Taganka,
des mineurs de la Kachtanka,
et d’un anar qui saigne de la mort de son rêve ».

Et plus loin :

« Vous nous l’avez si bien appris le sale métier des plus forts
qu’à la fin nous y passons maîtres
Nous les aurons, les cœurs sonnants, les fronts battants,
les yeux pleins d’images atroces comme des remords…
Et puis qu’on nous enterre, et puis qu’on nous oublie,
et que rien ne recommence et que fleurisse la terre…

Allons-y, allons-y, allons-y ! »

Une des images les plus saisissantes de ce recueil est celle du loup écorché, lâché hurlant dans la steppe. Car, quoiqu’elle sorte d’une expérience vécue, comme l’albatros de Baudelaire, elle devient symbole universel. Loup prince ou communiste, la victime transforme toujours celui qui le tue en bourreau. Et au-delà encore, c’est l’image de l’homme qui va dans le monde en hurlant sa douleur. « D’un tel homme, d’un tel écrivain, il faudra bien qu’on reconnaisse un jour la lucidité et la grandeur », ce sont les derniers mots de Jean Rière, dans son épilogue aux Mémoires.


  1. Réédité chez Plein Chant, 1998.
  2. Mémoires d’un révolutionnaire (1901-1941), Le Seuil 1951.
  3. François Maspero 1976.




samedi 2 novembre 2024

Kawakami Mieko : une romancière qui s’est fait le porte-parole des femmes japonaises

 

Kawakami Mieko : une romancière qui s’est fait le porte-parole des femmes japonaises

Culture Livre 

Richard Medhurst


Kawakami Mieko est notamment célèbre pour son court roman Seins et Œufs, lauréat du plus grand prix littéraire japonais, avec en prime un certain succès pour l’édition française de son œuvre. À l’occasion d’une réunion du Club des correspondants étrangers du Japon (FCCJ) organisée à Tokyo en novembre 2020, la romancière s’est exprimée sur la suite de ce best-seller ainsi que de la situation des femmes, son sujet de prédilection.


Le succès foudroyant d’une féministe

Kawakami Mieko est née en 1976 à Osaka. En 2006, elle s’est lancée dans l’écriture, après avoir tenté sa chance dans le domaine de la chanson. Sa toute première œuvre a été couronnée par le prix Tsubouchi Shôyô pour les jeunes écrivains. En 2007, elle a publié un court roman intitulé Seins et Œufs (éditions Actes Sud, 2012) qui a fait beaucoup de bruit et lui a valu le prestigieux prix Akutagawa 2008 ainsi que le titre de « Femme de l’année 2008» du magazine Vogue Japan. Murakami Haruki a même dit de ce livre qu’il en avait eu « le souffle coupé ». Depuis, Kawakami Mieko a écrit quantité d’autres ouvrages souvent couronnés par un et parfois même plusieurs prix littéraires. En 2019, la romancière a publié une nouvelle version de Seins et Œufs dotée d’une très longue suite, qui a fait l’objet d’une traduction en anglais, intitulée Breasts and Eggs, en 2020. Cet ouvrage à la fois drôle et provocant sur les dérives de la féminité a été salué par la critique et très bien accueilli par le public. Il est considéré comme l’œuvre d’une féministe dont le propos met fortement l’accent sur le corps des femmes.

Trois femmes en quête de leur identité

Dans Seins et Œufs, Kawakami Mieko explore l’univers de trois générations de femmes d’une famille originaire d’Osaka. Natsuko, une romancière en herbe trentenaire et célibataire, vit très modestement à Tokyo dans un minuscule appartement. Sa sœur Makiko, de dix ans son ainée, est hôtesse dans un bar minable d’Osaka où elle habite en compagnie de sa fille Midoriko, tout juste douze ans. Makiko est obsédée par l’idée d’augmenter la taille de ses seins en dépit de la dépense énorme que cela représente et elle est intarissable sur le sujet. Son projet inspire un tel dégoût à sa fille, en pleine crise de pré-puberté, que celle-ci finit par se murer dans le silence et ne plus s’exprimer que par écrit, par le biais de son journal intime. Un beau jour, en plein été, Makiko décide de se rendre chez sa sœur à Tokyo, pour consulter un médecin au sujet de l’augmentation mammaire qui la fait tant rêver. Les trois femmes se retrouvent ainsi pour quelques jours dans le minuscule appartement de Natsuko, sans pouvoir vraiment communiquer. Dans cette première partie, le récit prend la forme d’une structure à deux voix où celle de Midoriko (en italique) alterne avec celle de Natsuko (écriture romaine). Le regard de cette dernière sur sa sœur et sa nièce est décapant.

Seins et Œufs, la suite…

La seconde partie ne figure pas dans la version de Seins et Œufs de 2007. Elle est tirée d’ « Histoires d’été » (Natsu Monogatari, avec un jeu de mots sur natsu qui signifie « été » tout en rappelant le prénom de la narratrice, Natsuko) paru en 2019. La romancière a ajouté une suite, entièrement nouvelle à son œuvre, une suite dont l’action se situe huit ans plus tard, entre 2016 et 2018. Natsuko, toujours célibataire, raconte la vie qu’elle mène à présent à Tokyo. Elle s’interroge à la fois sur l’avenir de sa production littéraire et sur son désir de devenir mère par procréation médicalement assistée (PMA), sans relation sexuelle.

Les enjeux éthiques de la reproduction

En novembre 2020, Kawakami Mieko a participé à une réunion du Club des correspondants étrangers du Japon (FCCJ) à Tokyo. A cette occasion, elle a rappelé que Seins et Œufs, le court roman pour lequel elle a obtenu le prix Akutagawa 2008, n’était que sa deuxième œuvre. Une œuvre certes écrite dans le feu de la passion mais où il manquait encore une certaine technique. Au cours des dix années qui ont suivi, Kawakami Mieko s’est affirmée en tant qu’écrivain. Dans le même temps, elle est devenue mère et elle a décidé de s’exprimer sur « les enjeux éthiques de la reproduction » dans son roman suivant. C’est alors qu’elle a eu envie de se pencher à nouveau sur les personnages de Seins et Œufs, car elle avait l’impression qu’ils l’interpellaient.

Kawakami Mieko a dit qu’elle avait beaucoup réfléchi à propos du titre qu’elle voulait donner à son œuvre. Le sujet étant le même, à savoir le corps des femmes, Seins et Œufs restait donc toujours pertinent. « J’ai envisagé d’ajouter une virgule, un point, ou encore “nouveau”, tout au début », a dit la romancière en plaisantant. Mais pour finir, elle a choisi d’appeler Natsu Monogatari la nouvelle version de Seins et Œufs. Toutefois pour la traduction en anglais effectuée par Sam Bett et David Boyd en 2020, il a semblé tout naturel de revenir au titre japonais d’origine et de l’intituler Breasts and Eggs.


Richard Medhurst

Traducteur et éditeur pour Nippon.com. Titulaire d’un mastère de poésie moderne et contemporaine obtenu en 2002, à l’Université de Bristol. Est parti la même année pour le Japon où il a enseigné l’anglais pendant trois ans, à Chiba. A également vécu en Chine et en Corée. A travaillé à la mairie d’Izumi, dans la préfecture de Toyama de 2008 à 2013. S’est ensuite installé à Tokyo où il est devenu traducteur à plein temps chez Nippon.com en 2014.


 NIPPON




mercredi 30 octobre 2024

Les surprises posthumes de Jean Genet


Les romans et poèmes de Jean Genet en Pléiade : trouble dans les genres
Jean Genet, Héliogabale
Jean Genet (1951) © Roger Parry

Les surprises posthumes 

de Jean Genet

par Melina Balcázar
15 juin 2024
5 mn


Qu’est-ce qui permet de distinguer une archive d’un déchet ? Comment décide-t-on de conserver ou de jeter ? La questions se pose devant une pièce et un scénario inédits de Jean Genet. L’écrivain mort en 1986 a entretenu une relation complexe avec la conservation de son œuvre, toujours sur le point de finir « déchirée et foutue aux chiottes ». Menace qui, rappelle-t-il dans son magnifique texte consacré à Rembrandt (paru chez Gallimard en 2016), doit peser sur toute œuvre qui cherche à être vraie.

Jean Genet | Mademoiselle. Préfaces de Patric Chiha et Yves Pagès. Gallimard, coll. « L’imaginaire », 168 p., 7,50 €

Jean Genet | Héliogabale. Drame en quatre actes. Gallimard, 112 p., 15 €

En 1952, il affirmait déjà à Cocteau avoir éliminé cinq années de travail. Et, en 1964, après le suicide d’Abdallah Bentaga, son amant, il s’en prend de nouveau à ses manuscrits. À ces séries de destructions s’ajoutent ces textes maintes fois recopiés et revendus comme étant des originaux, au cœur d’un mode de vie nomade exigeant un dépouillement rigoureux, et dont témoignent ses valises au contenu si étonnant, des petits bouts de papier où se déploie sa pensée par phrases jusqu’au scénario inédit de Divine. Comme si ces vies de l’archive remettaient en cause l’idée d’œuvres complètes, pourtant entamées dès 1952 et ayant d’ailleurs comme premier volume le Saint Genet de Sartre. La publication aujourd’hui de deux textes inédits confirme cette impossibilité d’endiguer « la matière Genet, la trace phosphorescente des gestes Genet » (Notre-Dame-des-Fleurs). 

Écrite en 1952, lors de son emprisonnement à Fresnes, moment d’intense création ayant donné lieu notamment à Notre-Dame-des-Fleurs et à Haute surveillanceHéliogabale a survécu aux refus – dont celui de Jean Marais – et aux impitoyables entreprises de destruction de l’auteur. Sans doute Genet y était-il singulièrement attaché, comme le suggère François Rouget, qui a retrouvé la pièce dans la Houghton Library de l’université de Harvard. Au sein de cette pièce, on reconnaît nombre de ses sujets de prédilection (la trahison, l’abjection, la solitude du criminel…) et l’utilisation des dispositifs qui lui sont chers (le théâtre dans le théâtre ou le huis clos carcéral). Le récit des dernières heures de l’empereur romain Héliogabale, en 222, lui donne l’occasion d’explorer la théâtralité intrinsèque du pouvoir, qu’il mettra en évidence plus tard dans Elle ou Le balcon. Chronique d’une mort annoncée, Héliogabale se veut « un drame sec ». Comme à son habitude, Genet donne de nombreuses indications qui révèlent son idée – son rêve ? – du théâtre. Ainsi, les répliques doivent être dites par les acteurs « comme s’ils se crachaient à la figure », néanmoins sans « éclats », avec ce ton juste que Genet a voulu atteindre tout au long de son œuvre. Contrairement à Artaud, dont la redécouverte de ce texte permet de constater l’empreinte, Genet se concentre sur le goût de l’empereur pour le travestissement et, plus particulièrement, sur son isolement : « Je serai seul d’un bout de ma vie à l’autre ». Une solitude qui, comme le montreront ses romans, doit être conquise par un méthodique enlaidissement de la beauté, qui est approfondissement dans l’abjection. « Et je mets toute ma gloire à n’être pas respecté », déclare Héliogabale au seuil de la mort. Car il faut transformer cette solitude subie, l’incompréhension de son entourage, en ce feu qui brûle tout autour de lui afin d’atteindre ce « face-à-face avec lui-même ». 

Jean Genet, Héliogabale
Les roses d’Héliogabale, de Lawrence Alma-Tadema (1888) © CC0/WikiCommons

Ce retour aux premières années de l’œuvre de Genet, auquel nous invite cette pièce, permet ainsi de saisir la persistance de cette exigence de solitude, ou bien plutôt la fidélité extrême qu’elle implique, ce que l’on peut lire dès ses Lettres à Ibis, écrites entre 1933 et 1948. Et ce très ancien attrait pour l’Orient – manifesté ici par le culte syrien d’Élagabal ou son étonnante allusion aux derviches tourneurs – de ce « blédard », « amoureux du plus loin » (Lettres à Ibis). On observe également la place du rêve dans l’écriture, non seulement en tant que matrice imaginative mais, plus fondamentalement, en tant que principe de composition, de montage, permettant déjouer toute lecture qui vise à s’approprier le sujet : « Je suis un rêve. Dans les temps qui viennent, on m’expliquera comme on explique un rêve. Je n’aurai pas davantage existé, mais je n’en aurai que plus lourdement existé, étant cette chose qui n’est pas et qui est. » 

La solennité qu’exigent les parades du pouvoir, la mise en scène d’un rituel sollicitant une précision extrême, Genet les retrouvera autrement dans le cinéma, ou bien plutôt dans cette « envie de cinéma insatiablement contrariée », selon la formule d’Yves Pagès dans sa préface. Et le scénario de Mademoiselle, à l’instar de ses autres projets cinématographiques, connut ainsi un destin mouvementé. Écrit en 1951, ce n’est qu’en 1966 qu’il sera tourné par le réalisateur britannique Tony Richardson, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal. Projet jugé « idiot » à un certain moment, tout comme Un chant d’amour, son seul film, renié car considéré comme « une esquisse d’esquisse », Genet finira par l’abandonner et il disparaît avant le tournage, laissant inachevée la reprise des dialogues promise.

Dans Mademoiselle, il est aussi question de rêve, comme l’indique le premier titre donné par l’auteur, Les rêves interdits ou l’autre versant des rêves, où sont mis en scène les fantasmes de mort et d’érotisme d’une jeune institutrice dans un village. Outre cette inhabituelle primauté accordée au narratif, donnant lieu à une écriture épurée, Genet surprend ici avec un drame passionnel hétérosexuel. L’arrivée de ces deux corps étrangers – Mademoiselle et Manou, le travailleur saisonnier polonais – produit un désordre libidinal parmi les habitants. Si un tel choix peut s’expliquer par la volonté de Genet de contourner la censure qui a condamné Un chant d’amour à une diffusion clandestine, placer Mademoiselle au centre de l’intrigue lui permet d’explorer le désir féminin. Il adopte ainsi, là encore de manière inattendue, ce que l’on pourrait appeler, avec les mots d’aujourd’hui, le female gaze, le point de vue d’une jeune femme, isolée, libre de tout lien patriarcal, sans père, sans mari. « Mademoiselle détailla sournoisement ce beau garçon de quarante ans dont le corps et même le visage étaient enveloppés d’une carapace de boue qui les modelait. » Elle devient actrice et spectatrice de la mise en scène de son propre désir qui la révèle à elle-même, la décompose, comme ce jeu constant de miroirs qui diffracte le récit : « Elle alluma toutes ses lampes. Ensuite elle ouvrit les deux battants de son armoire, de façon à multiplier les images d’elle, en les combinant avec celle d’un miroir accroché au mur. » Elle joue alors sa vie et orchestre cette « partition des gestes » qui, pour le réalisateur Patric Chiha dans sa préface, constitue la singularité du scénario : « Mademoiselle est un scénario, mais ne ressemble en rien à un scénario où ne sont en général décrits que les gestes utiles à la compréhension de la narration. Ici, tout est geste. […] Mais si ce n’est pas un scénario, qu’est-ce que ce texte ? Disons-le simplement, Mademoiselle est un film. » 

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La description du lieu clos de ce dernier, un village à l’ambiance étouffante où « tout le monde semblait mutuellement se haïr », sans doute inspiré par celui de son enfance, Alligny-en-Morvan, donne à Genet l’occasion de revenir sur ses premiers souvenirs. S’esquisse ici un émouvant autoportrait de l’auteur vers ses dix ans, comme l’évoque encore Yves Pagès, dans le personnage de Bruno, le fils de Manou, secrètement amoureux de Mademoiselle et moqué sans répit par les villageois. Une mise en scène de soi qui répond à un impératif qui a façonné son œuvre, celui de se transformer sans cesse, de réinventer sa langue, toujours, par tous les moyens possibles, le théâtre, le cinéma, le silence.

EN ATTENDANT NADEAU







mardi 29 octobre 2024

Jean Genet / Sans armure et sans haine

 




Jean Genet, Les Paravents
Les Paravents, de Jean Genet. Mise en scène d’Arthur Nauzyciel (2023) © Philippe Chancel


Sans armure et sans haine

Jean Genet écrit Les Paravents en 1958, au cours d’une guerre dont il prévoit l’inévitable conclusion, l’indépendance de l’Algérie. Accompagnant la nouvelle mise en scène d’Arthur Nauzyciel, une exposition dans la salle Roger Blin, composée par l’archiviste de l’Odéon Juliette Caron, évoque celles de 1966 et 1983.

Jean Genet | Les Paravents. Mise en scène d’Arthur Nauzyciel. Théâtre de l’Odéon, 31 mai–19 juin 2024

Bien que Genet s’abstienne de situer l’action – la seule ville nommée dans son texte, Taroudant, est au Maroc –, c’est cette guerre qui résonne en arrière-fond, avec des nuances différentes selon le contexte : la montée en puissance du FLN et les tortures infligées aux accusés de terrorisme du temps de Roger Blin, les immigrés et le printemps berbère chez Patrice Chéreau, les tensions en banlieue et les procès du colonialisme dans les marges du spectacle d’Arthur Nauzyciel. Ce qu’aujourd’hui on entend comme à neuf, ce sont les accents d’une France rancie, sectaire, bien-pensante, même si sa bien-pensance a changé de registre. La guerre est finie, mais les divisions, le ressentiment, n’ont jamais été aussi aigus.

Genet ne voulait pas faire une œuvre militante, et plutôt que des positions politiques, qu’il gomme au fil de remaniements successifs, en afficher la théâtralité. Il bombarde ses metteurs en scène d’injonctions contradictoires, multiplie les indications de jeu, de rythme, le détail des costumes, la diction. De longues didascalies précisent que les personnages doivent aboyer, imiter les bruits du vent, d’une basse-cour imaginaire, rendre la nuit sensible par leurs gestes, trembler tous ensemble de la tête aux pieds. Sa pièce « se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique de la scène » , écrit-il à Roger Blin, elle ne doit pas être jouée comme une pièce, mais comme une cérémonie, une déflagration poétique « si forte et si dense qu’elle illumine, par ses prolongements, le monde des morts… Si nous opposons la vie à la scène, c’est que nous pressentons que la scène est un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles ». Il veut aussi dix-sept tableaux (vingt-trois dans la version de 1958), une centaine de personnages, un dispositif complexe de plateformes mobiles, des paravents à cinq branches manipulés à vue, car il rejette toute option réaliste. 

Raison pour laquelle il ne veut pas non plus d’interprètes arabes. Roger Blin s’en autorise un seul, le Marocain Amidou pour le rôle de Saïd. Chéreau enfreint la consigne, inclut plusieurs Maghrébins dans sa distribution, et donne le rôle d’Ommou à Keltoum, la première actrice qui a retiré son voile sur scène en Algérie. Les acteurs de Nauzyciel sont pour la plupart des enfants d’immigrés avec souvent derrière eux une formation théâtrale, certains à l’école du TNB, et un parcours professionnel en France. Après Blin, Chéreau avait redonné le rôle de la Mère à Maria Casarès. Nauzyciel réemploie deux de ses comédiens : Hammou  Graïa, le Saïd de Chéreau, tient aujourd’hui les rôles de Mr Blankensee et Si Slimane, Farida Rahouadj celui de Warda.Tous les condamnés à mort chantent, dit le Gardien, rappel oblique du poème dédié à Maurice Pilorge, « un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour ». Mis en musique et interprété par Hélène Martin, il avait fortement contribué à la popularité de Genet dans les milieux étudiants, deux ans avant la mise en scène de Blin. La scène des pets du Lot-et-Garonne, émis par ses hommes pour offrir au Lieutenant mourant une dernière bouffée d’air de France, avait fait un tel scandale à la création qu’au bout de quelques représentations Blin l’avait reléguée en coulisse. Aujourd’hui, elle fait beaucoup rire le public, comme fait sourire l’interprétation de La Marseillaise à l’harmonica. Les militaires de l’époque du duc d’Aumale ou de Bugeaud – précisions données en didascalie –portent des costumes d’opérette. La Petite Communiante, fille de Sir Harold, est la première abattue. En représailles, le fils de Sir Harold tue Kadidja. Ensuite, on sursaute à peine aux rafales de mitraillettes qui ponctuent l’action. Le texte parcouru d’odeurs pour la plupart nauséabondes, crasse, putréfaction, ordures, excréments, dont s’était indigné le redouté critique du Figaro Jean-Jacques Gautier, n’indispose plus personne. Seules gardent leur force provocante la cohabitation du noble et de l’ignoble, des termes crus et des envolées lyriques, cette liberté aux mains pas toujours propres qu’avait défendue André Malraux.  

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Genet a une manière bien à lui de mettre du malaise partout dans la civilisation et les valeurs morales. Il « cultive l’odieux à plaisir », héroïse Saïd, « figure christique inversée ». Avec sa Mère et son épouse, Leïla, la femme la plus laide du pays, tous trois marginalisés dans leur village, ils composent la famille des Orties, « une trinité du refus [1]. » Constant dans l’abjection, le seul qui n’obéit à aucune norme quand les Arabes deviennent le reflet des colonisateurs, Saïd commet ses larcins dans l’espoir de partir pour Le Creusot où il gagnera de quoi s’acheter une épouse moins moche. 

La verve satirique de Genet vise pêle-mêle les Français, la Légion étrangère, les colons aux noms anglais ou néerlandais, les combattants arabes, qu’il réunit dans le domaine des morts, « où toute haine a disparu » : ici Odette Aslan rappelle que Genet voulait qu’on joue sa pièce comme une cérémonie, une offrande aux morts. Le cérémonial, Chéreau dit le voir uniquement « dans la première scène du bordel et dans celle de l’armée puis, tout de suite, Jean Genet casse. Il fait toujours un travail de renversement. Il raconte comment il parvient à rire de ce qui le fait souffrir ». Chéreau s’applique à détruire le lyrisme ritualisant, l’élément sacré. « Dès qu’il frôle le sublime, Genet repart dans le sarcasme. Chéreau l’a bien fait ressortir », observe Didier Sandre, qui jouait le rôle du Lieutenant [2].

Ce cérémonial, ces rituels, Arthur Nauzyciel les construit admirablement. Il avait monté Splendid’s en 2015 et poursuit son exploration avec ces Paravents qu’il relie aussi à leur histoire théâtrale. Fidèle aux volontés de Genet, il se donne pour but d’offrir aux morts un rituel de sépulture, et célébrer une autre vie possible, la vie rêvée. Le texte enchaîne les événements de manière fluide, sans cohérence, comme dans un rêve, sur les traces de Saïd, en qui il voit « un vagabond céleste ». Extraordinaire coïncidence, « il y a eu ce hasard : je découvre les lettres d’Algérie que mon cousin Charles, alors jeune appelé étudiant en médecine à Tlemcen de 1957 à 1959, adresse à ses parents pendant son service [3] ». Le médecin vieilli les relit à voix haute sur une vidéo, en dialogue avec la pièce où le mouvement révolutionnaire algérien prend modèle sur le pouvoir colonial. Il ne fait pas bon être musulman par les temps qui courent, écrivait le jeune médecin, de plus en plus désabusé : « C’est le camp qui se lassera le premier de tuer des Arabes qui perdra. » 

Jean Genet, Les Paravents
Les Paravents, de Jean Genet. Mise en scène d’Arthur Nauzyciel (2023) © Philippe Chancel

La Mère et Saïd font leur entrée au sommet d’un grand escalier blanc qui occupe tout le plateau et prend des teintes diverses, parfois recouvert de photos grisées, fugaces, parfois coupé en deux par un grand cadre que les personnages enjambent comme pour franchir un seuil. La Mère et Leïla aboient devant comme des chiens auxquels on a interdit l’entrée de la maison. Les travailleurs des plantations de chênes-lièges marchent cassés en deux, bras croisés derrière le dos, sous la surveillance d’une énorme main de plâtre, insolite dans ce décor épuré, inspirée elle aussi par une didascalie : un « merveilleux gant en pécari » jeté de la coulisse « reste comme suspendu dans l’air, au milieu de la scène ». Comme il n’y a pas de paravents sur l’escalier, les Arabes guidés par la défunte Kadidja ne dessinent pas les revolvers ni les flammes ni les membres coupés prévus par Genet, mais alignent de petits braseros sur une marche. Après l’entracte, les protagonistes traversent un écran blanc percé d’une fente qui marque leur passage dans le domaine des morts. À la fin d’une lente et magnifique cérémonie, ils remontent un par un les marches et sautent dans le vide. Seuls absents, Leïla qui s’est suicidée, et Saïd, jugé traître à la cause révolutionnaire, tué en coulisse par les vainqueurs.

Si le temps semble long, parfois, ce n’est jamais pendant ces fascinantes chorégraphies. Jouée dans son intégralité, la pièce durerait sept heures. Elle a donc comme chaque fois subi des coupes importantes. Genet l’écrivait à Chéreau : « Toute la première partie, sauf quelques répliques à effacer, se tient à peu près. Pour la seconde partie, surtout, dans mon texte, il y a de telles redondances qu’il faut carrément cisailler. » Il trouve les acteurs superbes, mais déplore une uniformité dans l’outrance vocale : « La voix, à son paroxysme de volume, articule mal. » Tous reproches qu’on ne saurait faire au parti pris de Nauzyciel, dont l’esthétisation a en partie éteint la colère. Ce sont bien des tableaux qu’il compose quand les corps se figent dans des poses insolites, hiératiques ou baroques, telles des sculptures de Giacometti qu’admirait Genet. Chez les morts, quand les assassins rencontrent leurs victimes, les contentieux sont effacés. Réunis au dernier tableau, pour Nauzyciel ils forment « face à la salle, c’est-à-dire au monde, une communauté humaine réconciliée ». Les jeunes spectateurs, et ceux qui comme moi gardent dans l’oreille le rire caquetant, la voix inimitable de Maria Casarès, applaudissent ensemble cette version apaisée, touchés par la vaillance, le talent, la souplesse physique des comédiens, la virtuosité de la mise en scène. 


[1] Notice de l’édition de la Pléiade établie par Michel Corvin et Albert Dichy. 

[2] Odette Aslan, « Les Paravents », Les Voies de la création théâtrale vol. III, 1972, et  Chéreau. Les Voies de la création théâtrale vol. XIV, 1986, Paris, CNRS Éditions, coll. « Arts du spectacle ».

[3] Entretien d’Arthur Nauzyciel avec Leïla Adham, dramaturge du spectacle


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