jeudi 3 octobre 2024

« Le garçon et le héron » / Lorsque Miyazaki Hayao raconte sa dernière histoire


 

« Le garçon et le héron » : lorsque Miyazaki Hayao raconte sa dernière histoire

Inagaki Takatoshi 

04 / 08 / 2023

Le dernier long métrage de Miyazaki Hayao, Le garçon et le héron, est sorti au Japon le 14 juillet 2023 (et en France le 1er novembre). Le réalisateur avait entrepris cette œuvre après s’être rétracté de l’annonce de sa retraite. Le lancement du film a consisté en une stratégie peu orthodoxe : aucune promotion, aucune diffusion de bande-annonce, aucune information jusqu’à la sortie en salle... Qu’est-ce que le maître de l’animation japonaise a vraiment voulu transmettre avec ce film ?

mercredi 2 octobre 2024

Boucher le trou – Sur « Jewish Cock » de Katharina Volckmer

 




Boucher le trou – Sur « Jewish Cock » de Katharina Volckmer


Jewish Cock, le premier roman de Katharina Volckmer, Allemande exilée à Londres, a ébloui la critique et le public anglophone. L’œuvre, qui raconte la tentative de transformation d’une femme sur le point de changer de sexe, interroge la possibilité d’un tel geste, non dans l’absolu, mais pour l’Allemande qu’est la femme en train de l’accomplir. Résolument provocateur, mélangeant fantasmes sexuels sur Hitler et aperçus aigus sur nos sociétés contemporaines, le roman a récemment été traduit en français[1]. Julia Christ nous donne sa lecture de la parabole satirique de Katharina Volckmer, où plane l’ombre de Philip Roth, Woody Allen et Thomas Bernhardt.

mardi 1 octobre 2024

Moshe Sakal / L’écrivain qui a percuté son critique littéraire

 



L’écrivain qui a percuté son critique littéraire




D’abord, il avait entendu un boum. Comme un coup sourd, et le guidon s’était enfoncé dans ses côtes. Il avait bien eu conscience d’avoir heurté quelqu’un, un passant de sexe masculin au teint clair, un peu bouclé. Mais il ne lui était pas venu à l’idée que le quidam qu’il venait de percuter était un critique littéraire. Il lui était déjà arrivé de renverser toutes sortes de gens avec son vélo électrique sur les trottoirs de Tel-Aviv, mais il ne lui était jamais arrivé de tamponner un critique littéraire.

Sur un site d’informations en ligne, on pouvait lire dès le lendemain : « Un écrivain a écrasé un critique littéraire qui avait flingué son livre avec son deux-roues électrique. » À la lecture du titre, il ressentit de nouveau la pointe du guidon s’enfoncer dans ses côtes, comme si lui, l’écrivain Ilam Halberthal, était responsable de cette bourde grammaticale : « son deux-roues électrique ».

Lorsque le critique littéraire se releva du trottoir, il pouvait déjà voir en imagination la manière dont il était la risée des badauds, et cette humiliation le fit davantage souffrir que la douleur physique qui se limitait à quelques contusions, un œil gonflé et une dent ébréchée. Ainsi qu’une douleur sourde aux testicules qui s’accrut en soirée.

« Il s’en est tiré, bec et ongles », les réseaux sociaux s’empressèrent-ils de jacasser, et les bonnes-âmes de se déchaîner. Un véritable déluge. Pour faire bonne mesure, on citait la critique qu’avait rédigée la victime sur le dernier ouvrage du fautif, et on y débusquait quelques signes prémonitoires. Le titre du livre d’Halberthal était Soumission (publié quelques jours à peine avant la parution en France de Soumission de Michel Houellebecq et avant l’attentat contre la rédaction de Charlie-Hebdo), et dans sa recension le critique évoquait la soumission d’Halberthal à son propre tempérament. « Il éprouve un authentique mépris ‒ écrivait le critique ‒ à l’égard des écrivains qui étalent leur vie privée, ceux qui transforment le matériau de leur existence en sujet d’écriture. Là, réside le pouvoir de son écriture, tout autant que la source de sa faiblesse. »

Les réseaux sociaux ne manquèrent pas de murmurer que le fautif était ashkénaze, troisième génération après la Shoah, alors que la victime était d’origine marocaine (le grand-père du critique était un proche conseiller du roi, son confident et le rédacteur privé de sa correspondance). Qui plus est, avant d’être heurté, le critique se dirigeait justement vers un restaurant de houmous en compagnie de son conjoint. Après une brève hésitation, le porte-parole de la police publia un communiqué avançant « le soupçon d’un délit motivé par la haine ». L’affaire se compliqua lorsqu’on découvrit que, quelques mois plus tôt, l’écrivain avait posté sur sa page Facebook un message dans lequel il classait les critiques littéraires en catégories et en genres. Ainsi énumérait-il « le critique versatile », « le critique venimeux et pervers », « le critique candide », le « critique flagorneur », « le critique suiviste » et, pire que tout, « le critique-scorpion ». L’allusion, ce faisant, était limpide : sa future victime était de l’espèce scorpion : « En fait, le critique-scorpion apprécie beaucoup ton livre : tous les exemples qu’il cite le prouvent. Malgré ça, sa critique est imprégnée d’une tonalité venimeuse, acide. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est sa nature. »

Le lendemain, l’affaire se corsa davantage. Les policiers, après avoir confisqué l’ordinateur portable de l’écrivain, avaient repéré un fichier en cours d’élaboration avec ce titre : « L’écrivain qui a percuté son critique littéraire. » Au cours de son interrogatoire, l’écrivain évoqua le travail d’imagination d’un auteur et son devoir de se servir de métaphores et d’utiliser des hyperboles, tout en produisant pour sa défense la recension de la victime dans laquelle le critique littéraire écrivait – noir sur blanc – que « Halberthal éprouve un authentique mépris à l’égard des écrivains qui étalent leur vie privée, de ceux qui transforment le matériau de leur existence en sujet d’écriture. Là, réside le pouvoir de son écriture, tout autant que la source de sa faiblesse ». Et c’est ainsi qu’il démontra à ses enquêteurs, à grand renfort de prodiges, et avec l’aide de sa victime, que non seulement il ne pouvait pas planifier ou supputer l’accident du critique littéraire, mais que le contraire était vrai : de tout temps, il évitait d’écrire sur sa vie privée. Par principe. Pas plus sur sa vie passée, et certainement pas sur sa vie future.

La douleur aux testicules du critique littéraire ne fit qu’augmenter pendant la nuit et, au matin, ses bourses avaient tellement enflé qu’il alla consulter une urologue. Cette urologue, fraîchement immigrée de France, portait un collier avec un médaillon d’étoile de David reposant à la naissance des seins. Elle indiqua au patient de s’étendre sur la table d’auscultation et de baisser son pantalon et ses sous-vêtements. Ensuite, elle tâta les testicules du critique littéraire en fermant les yeux, plongée dans ses pensées. Elle lui ordonna de se tourner sur le côté, trempa son majeur dans un grand pot de vaseline, puis lui écarta les fesses et commença à tâter. Là, elle découvrit monts et merveilles : tout ce que le critique dissimulait à ses lecteurs, ses secrets les plus enfouis.

« Tout va bien », décréta à la fin l’urologue en retirant son doigt. Mais lorsque le critique littéraire se redressa et remonta son pantalon, à sa grande stupeur, l’urologue aperçut un petit scorpion noir se faufiler entre ses fesses et avancer sur la table dans la direction de la fenêtre grande ouverte. En effet, c’étaient les premiers jours du printemps, période pendant laquelle les parfums de la floraison assaillent les narines, et un besoin irrépressible excite les reins à soulager le désir qui les embrase.


Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.

 

Né à Tel-Aviv, Moshe Sakal a séjourné à Paris dans sa vingtaine. Auteur de six romans en hébreu, dont « Yolanda », traduit en français par Valérie Zenatti aux éditions Stock, et « Hatsorèf » (« l’Orfèvre »), publié aux États-Unis dans une traduction de Jessica Cohen. Son dernier roman, « ‘Had-Kéren » (« La licorne »), est paru en 2020. Moshe Sakal habite aujourd’hui à Berlin. Lauréat du prix Eshkol pour la création, titulaire d’une bourse Fulbright du programme international d’écrivains à l’université d’Iowa, ainsi que d’une bourse du Sénat de Berlin pour la culture et l’Europe pour les auteurs non-germanophones en 2021.



lundi 30 septembre 2024

Nathalie Azoulai / Mrs K.

 


Félix Vallotton, « La falaise et la grève blanche », 1913

 

Mrs K.

5 avril 2021

A l’aube d’un nouveau siècle ou d’un autre millénaire, on ne sait pas, Kate Stevenson trouva sur une plage une grande boîte en fer blanc. Était-elle partie explorer les rives de la Baltique, de la Caspienne ou de l’Adriatique, l’histoire ne le dit pas. Peut-être se promenait-elle tout simplement sur une plage des Cornouailles, à quelques miles de chez elle.

Toujours est-il que la boîte en fer blanc était carrée et si fermée qu’on la croyait scellée, avec sur le dessus et sur tous les côtés, les traces d’un tartan rouge et noir ponctué de silhouettes d’oiseaux  bruns et dodus. La mer et le sel avaient bien sûr estompé,  voire effacé, toutes ces illustrations, mais l’œil de Kate parvint en s’appuyant sur quelques détails à en reconstituer tous les contours, comme si sa mémoire reliait sans hésiter tous les points rémanents d’une image familière. Et pour cause, Kate n’eut aucun mal à comprendre qu’elle venait de trouver échouée sur une plage et lavée par la mer une boîte similaire à celle des sablés écossais qu’elle croquait dans son enfance. Une enfance passée à Gants Hill, une petite ville de l’Essex où elle ne se rendait plus jamais depuis que les eaux avaient tout submergé, la ville, ses habitants, leurs sablés au beurre. Sa grand-mère avait l’habitude d’en apporter une boîte le vendredi soir et d’indiquer au passage qu’on ne pouvait pas en consommer après les pommes de terre ou les poivrons ou encore autre chose, Kate ne savait plus quel aliment faisait barrage. Elle se rappelait seulement que les sablés, sa grand-mère les appelait, comment les appelait-elle déjà ? n’étaient pas compatibles avec tout, et qu’en cela, ils n’avaient rien d’exceptionnel puisque, dans leur famille, on avait l’habitude de dresser des listes d’aliments incompatibles comme on établit des listes de couleurs complémentaires d’une manière qui frisait toujours l’arbitraire. Curieusement, on ne pouvait par exemple jamais manger de bacon quand on avait mangé des toffees alors que l’inverse n’était pas vrai. Les gelées, en revanche, échappaient à toutes les interdictions, quels que soit leur couleur et leur parfum. Même les violettes ? demandait Kate, même les violettes, répondait sa grand-mère. Et les fluorescentes ? Aucune interdiction, répétait sa grand-mère, ce qui fascinait Kate à qui rien ne semblait moins comestibles que ces gelées vives et translucides qui tremblaient au centre de la table et que sa grand-mère avait baptisées jellytefish, parce qu’elles ressemblaient à des méduses. Pourquoi ne pas simplement dire jellyfish ? demandait Kate à sa grand-mère qui répondait par des yeux ronds et ignares. De ces habitudes, Kate n’avait rien gardé car son mari, Colin méprisait les gens qui revendiquaient des identités alimentaires. Il trouvait cela vulgaire, indigne, dégradant. Tout le monde n’a pas ton pedigree, protestait mollement Kate qui savait que le mot dérangeait le bien né Colin en raison de ses connotations canines. Mais comment, diable, appelait-on ces biscuits ?

Elle soupesa la boîte en fer blanc. Elle était lourde. Elle tenta plusieurs fois d’en ouvrir le couvercle mais n’y arriva pas. Elle finit par attraper une pierre longue et coupante grâce à laquelle elle souleva l’un des bords qui fit céder tous les autres. Sous des croûtes de sel et de sable, Kate finit par distinguer ce qui constituait la masse à l’intérieur. Non pas des biscuits hélas, rien n’était plus décevant quand elle était enfant que de découvrir que les boîtes de sablés finissaient toujours par se vider de leurs denrées pour accueillir toutes sortes d’objets immangeables comme des vis ou des clés. Celle-ci n’y faisait pas exception et il sembla à Kate qu’elle contenait un gros bloc de papier. Un livre ? Plusieurs ? D’emblée, elle imagina un ou plusieurs livres de recettes de sablés. Elle referma la boîte et rentra chez elle, son butin sous le bras.

Tout le monde était là, c’est-à-dire Colin et leurs trois enfants, Kim, Brooke et Jake. Kate déposa la boîte sur la table du salon sans un mot et attendit les questions mais les questions ne vinrent pas. Colin lui demanda si la marée était haute, ses filles si elle s’était baignée et son fils, rien. Soit, se dit Kate, les questions viendront plus tard sur ma relique, mon vestige, ma part d’enfance retrouvée. Mais il se passa des jours et des semaines sans que rien ne vint si ce n’est une chose étrange : chaque fois qu’elle s’approchait de la boîte en fer, Kate sentait sur sa peau une chaleur et bientôt une rougeur. Elle se frottait l’avant-bras, parfois le creux de la paume, parfois l’intérieur du coude ou la nuque à cause de picotements et de démangeaisons qui allaient jusqu’à la brûlure. Elle n’en dit mot jusqu’à ce que Kim s’exclame un matin qu’il faisait très chaud dans cette maison, que Brooke déclare que ses allergies la reprenaient et que Jake retire un à un tous ses vêtements parce que, décidément, on étouffait dans ce salon. Mais Jake était suffisamment excentrique pour que personne ne prête  attention à ses lubies. Pourtant, Kate ne manqua pas d’observer que ces phénomènes récurrents s’estompaient quand on allait dans les autres pièces et redoublaient d’intensité quand on revenait près de la table basse, donc de la boîte en fer. Un après-midi, elle s’assit elle–même juste devant pour voir et sentit son corps s’enflammer comme une torche. Elle eut peur, songea qu’elle allait mettre le feu à toute la maison et partit prendre une douche glacée. Quand elle revint, elle demanda à Colin de s’asseoir près de la boîte. Il s’exécuta mais, au bout de vingt minutes, il était toujours aussi froid et aussi blanc que n’importe quel Anglais de la bonne société. Les plaintes et les rougeurs continuèrent à assaillir toute la famille, Colin excepté, de visions virales épidermiques, abrasives et urticantes, mais parce qu’on était viscéralement rationnel chez les Stevenson, on refusa d’incriminer le soi-disant mystère de la boîte, comme Kate l’avait baptisé. On s’y intéressa cependant un peu plus et les enfants finirent par demander à leur mère pourquoi elle l’avait rapportée. Elle raconta les sablés de son enfance, ce qui les attendrit, rendit presque acceptables les nuisances afférentes quand, un soir, Kate décela sur la main de Jake une petite cloque translucide qui l’épouvanta.

Elle décida de réunir tout le monde pour examiner la situation. Jake émit l’hypothèse que les phénomènes, ainsi qu’on les appelait désormais, ne semblaient toucher que les prénoms qui contenaient la lettre K. C’était indéniable mais un peu farfelu, lui répliqua-t-on d’une seule voix. Jake ne s’en formalisa pas plus que ça, il avait l’habitude, mais proposa tout de même qu’on écrive désormais le prénom de son père avec un K, pour voir… Celui-ci refusa tout net. Colin Stevenson il s’appelait, Colin Stevenson il resterait. Sans qu’elle puisse dire exactement pourquoi, l’hypothèse de son fils continua à trotter dans la tête de Kate ou plutôt à y serpenter comme un long filament de brume qui indique le chemin tout en le recouvrant.

Les jours passaient et Colin regardait sa famille suer à grosses gouttes en se réjouissant d’être épargné, tout au moins au début, car, peu à peu, il se mit à les imaginer jetés au fond d’une fournaise de laquelle il ne pourrait pas les sauver et qui était peut-être l’enfer sur terre. Mais quelle faute avaient-ils bien commise ? Il devint sombre, pensif et lointain, comme coupé des siens.

Kate eut alors l’idée d’inviter quelques amis pour les soumettre à l’épreuve des phénomènes. Parmi toutes les personnes réunies au salon, deux eurent des suées, un homme et une femme, Kevin et Becky, tout à fait étrangers l’un à l’autre mais qui subitement se dévisagèrent comme s’ils étaient cousins ou amants sans le savoir. Kate intercepta discrètement le regard entre Kevin et Becky puis le rangea dans sa poche comme un mouchoir tout taché de sang.

Après la soirée, on hésita entre s’inquiéter moins car deux personne sur douze, ce n’était pas grand-chose, et s’inquiéter davantage puisque le phénomène s’étendait. Pourquoi Kevin et pas moi ? demanda Colin, dépité. Kate trouva les mots pour rassurer son époux et insista sur le fait qu’il était certes différent mais clairement majoritaire. Pense à nous, lui dit-elle, il n’y a rien de plus angoissant que de se sentir différent et minoritaire, nous sommes quatre et vous êtes onze, ou si tu veux, nous sommes moins d’un tiers. En plus, nous souffrons.

On commença à regarder la boîte en fer blanc d’un mauvais œil. Jake suggéra qu’on la mette sur le rebord extérieur de la fenêtre, tandis que Brooke renchérit en proposant de s’en débarrasser définitivement, mais d’une seule voix et sans se concerter, Kate et Kim se récrièrent qu’il en était hors de question. Kim parla de pouvoir de détection et déclara qu’il était temps de faire la lumière sur ce que contenait cette fichue boîte de…shortbread ! s’écria Kate, que le mot de sa grand-mère foudroya comme un éclair.

Kim s’employa à gratter le sel et le sable accumulés sur le gros bloc de papier cartonné mais n’en décolla que quelques malheureuses paillettes, lesquelles ne se détachèrent que parce que de grosses gouttes de sa sueur tombèrent dessus. Endurante au mal, elle eut l’idée d’approcher la bouilloire et, grâce au jet de vapeur, réussit à décoller de bonnes portions de croûte. Un livret se détacha du bloc. Sur ce qui devait être sa première page, on devinait une lettre qui semblait être un H ou un K. Grande et grasse. Sur quoi Jake s’exclama :  Voilà, je le savais, c’est un K !  Devant sa sœur quasiment liquéfiée, il repartit dans sa chambre en claironnant qu’on pourrait bientôt patauger dans la famille comme dans une flaque et qu’il ne voulait pas voir ça. Il irait s’installer chez son ami Peter, d’autant qu’il en avait assez de vivre nu, qu’il n’était pas un enfant sauvage et que, dans cette famille, personne ne l’écoutait jamais.

Kim obtint de ses efforts qu’un deuxième puis un troisième livret se détache, avec chaque fois sur toute la hauteur de la première page, un K bien sombre, bien épais. Elle dut admettre que c’était bien un K. Elle vint à bout du bloc tout entier et se retrouva avec une main de douze livrets tout gondolés et de douze lettres K d’un alphabet monomaniaque.

Sa mère et elle les contemplèrent comme si elles étaient cernées. Pour alléger l’atmosphère, Kate suggéra que c’était sans doute des carnets de recettes de sablés et se souvint de noms de fabricants fameux comme Kolnider, Kidousher ou Kusher, quelque chose comme ça, ceux qu’apportait sa grand-mère le vendredi. Ne l’écoutant que d’une oreille, Kim resta concentrée sur son énigme. Les jours suivants, elle fit bouillir plus d’eau et récolta encore plus de vapeur pour faire céder les pages collées des livrets. Son père s’inquiétait de la voir fondre avec le sel et le sable mais sa mère la laissait faire. Des pages cédèrent desquelles tombèrent des mots inattendus comme temple, moderne, solution, disparition, Spinoza, puis, de très nombreuses fois, shosa, ou shoa, de presque chaque page. Kim écartait de plus en plus l’idée qu’il puisse s’agir de carnets de recettes à moins que Spinoza ne soit le nom d’un pâtissier, solution un mode de cuisson, et shoal’avatar de shortbread.  A force de mastication, les mots se transforment, expliquait Kate, on part de shortbread puis on a shortbrea’shortbr’a’, sho’tbr’a’, sho’t’r’a’, sho’’’r’a’ et, pour finir, ça donne sho’’’’a’ ! Le temps, lui, mâche ses mots, conclut-elle en souriant, il les broie.  Je ne sais pas, dit Kim qui se demandait comment éplucher encore davantage les feuillets pour qu’ils rendent leurs secrets. Restons-en là, lui dit sa mère en constatant que les livrets exhalaient d’étranges vapeurs et que, bientôt, ils partiraient en fumée avec leurs secrets, pensa-t-elle, ce qui n’était finalement pas pour lui déplaire. Et puis Jake avait raison, Kim était devenue l’ombre d’elle-même et n’avait plus que la peau sur les os, une peau rouge et affreusement irritée.

Mais c’était sans compter avec la bonne volonté de Colin qui, las de se sentir coupé des siens, décida une nuit qu’il contribuerait à l’histoire en confectionnant secrètement les sablés que Kate aimait tant. Il se leva vers trois heures du matin, consulta divers sites de cuisine et, au petit déjeuner, il accueillit son épouse en lui montrant le monticule doré, et déclara : « Tes shoa, ma chérie. »

Kate en fut si émue qu’elle n’osa d’abord y toucher. Mais quand elle prit sa première bouchée, tout un monde leva sous son palais. Un monde où pourtant il n’y avait ni sa grand-mère, ni sa maison de Gants Hill, rien, mais des temps plus anciens, où les créatures semblaient avancer telles de petites lettres K, tantôt fières, tantôt menacées. Elles rougeoyaient dans le lointain, crépusculaires, s’imprimaient dans sa chair, brûlaient dans l’éternité. Le visage de Kate s’assombrit. Elle cessa de manger et la bouche pleine de ce qui serait, elle le jura, son dernier shoa, elle se contenta de marmonner, hébétée : K comme quoi ? K comme moi ?

Colin en fut tout dépité. Il fit les cent pas, posa des questions mais, sans discontinuer, Kate répétait, K comme moi, l’air absorbé par des visions qu’il aurait tout donné pour partager. Qu’est-ce qui se passe, Kate, raconte-moi ! Dis-moi ! Mais plus il insistait, plus elle semblait, sans bouger, voyager dans des contrées interdites, inaccessibles. Puis tout doucement elle commença à se balancer d’avant en arrière et Colin, désespéré, en conclut que jamais il ne pourrait la sauver de son enfer.


Nathalie Azoulai, mars 2021.

Nathalie Azoulai est l’auteur de neuf romans dont Les Manifestations (2005), Titus n’aimait pas Bérénice (éditions POL, prix Médicis 2015) et Juvenia (Stock, 2020).

K.



dimanche 29 septembre 2024

Etgar Keret / Israël en 600 mots maximum

 


Etgar Keret


Etgar Keret : Israël en 600 mots maximum

Peut-on raconter l’histoire du conflit israélo-palestinien « en 600 mots maximum », comme le rédacteur en chef d’un média américain l’avait demandé à l’écrivain israélien Etgar Keret ?  Aujourd’hui, ce dernier dit se sentir incapable d’écrire. Quoique… En introduisant comme il le fait aujourd’hui un texte – de 600 mots – écrit hier, il y a 22 ans, il rend compte, au « milieu de la détérioration » dont nous sommes les contemporains, de la permanence du sentiment d’être incompris aussi bien par les Israéliens que les Palestiniens.


Plus ça change, plus c’est la même chose. 

Depuis le 7 octobre, je me sens incapable d’écrire. Pour moi, l’écriture est un état durant lequel on se libère brièvement de l’emprise étouffante de la rationalité et on laisse parler ses tripes, mais depuis que cette guerre a éclaté, mes tripes ne parlent plus. Ce n’est pas que je ne ressente rien. En fait, je ressens trop de choses, tout le temps. Mais ce que je ressens — tristesse, fureur ou solitude — ne mène nulle part. Et lorsque leurs tripes se taisent, les gens comme moi ne peuvent plus rien écrire de valable. Ma tête est pleine d’émotions brutes et de bribes d’informations, de choses dont je dois me souvenir pour pouvoir contredire la prochaine personne me faisant valoir que le Hamas est une organisation de résistance légitime ou a contrario que tous les Palestiniens de Gaza sont des partisans du Hamas et donc des cibles légitimes. Mon cerveau renferme beaucoup de bonnes réponses à de mauvaises questions et quelques souvenirs fragmentaires de mes rencontres bouleversantes avec des enfants et des adultes dont le monde s’est écroulé le 7 octobre. En dehors de cela, pas grand-chose… 

Alors que je cherchais désespérément l’inspiration, je suis tombé sur mon premier billet d’opinion écrit pour un média américain. C’était il y a 22 ans, pendant la deuxième Intifada. Le sympathique rédacteur en chef de la section culturelle de l’hebdomadaire en question m’avait expliqué que ses lecteurs s’intéressaient beaucoup au Moyen-Orient, surtout depuis le 11 septembre, mais qu’ils ne connaissaient pratiquement rien de la région. « Ce serait formidable », avait-il suggéré, « si vous pouviez un peu leur expliquer l’histoire du conflit, les réalités géopolitiques et humaines actuelles, et peut-être ajouter une ou deux réflexions personnelles sur l’avenir du conflit et les solutions envisageables. Le tout, si possible, en 600 mots maximum. ». 

C’était une occasion rare de publier quelque chose dans un magazine américain, et je l’avais saisie à bras-le-corps. Plus de 22 ans sont passés depuis et la situation au Moyen-Orient ne cesse de se compliquer. Le Hamas, désormais proxy de l’Iran, s’est encore radicalisé ; Israël a imposé un blocus à la bande de Gaza, la transformant pratiquement en une gigantesque prison ; les cycles de violence sont devenus de plus en plus féroces. Mais au milieu de cette détérioration, une chose reste constante : le monde aspire toujours naïvement et sincèrement à comprendre la folie meurtrière qui règne dans ma partie du monde, et je suis toujours là pour essayer d’expliquer de mon mieux notre réalité insaisissable, si possible en 600 mots maximum. 

*

Selon ma mère, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation dépourvue d’État. Ma mère sait vraiment de quoi elle parle. Après tout, elle a vécu la Shoah, assisté à la destruction de sa maison en Pologne, perdu sa mère, son père et son petit frère et fini par se retrouver ici, sur la terre d’Israël, son pays, la terre qu’elle a juré de ne jamais quitter. 

Selon mon ami palestinien Ghassan, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation vivant sous occupation. Non, il n’a pas vécu la Shoah et toute sa famille est en vie, Dieu merci, du moins pour le moment. Mais il en a soupé des barrages routiers tenus par les soldats israéliens. « Parfois, on passe le checkpoint en une seconde ou deux, mais parfois, quand ils s’ennuient, ils peuvent vous amener à croire que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ils vous forcent à attendre des heures au soleil sans raison, juste pour vous humilier. La semaine dernière, ils m’ont confisqué deux paquets de Kent simplement pour le plaisir. Un jeune de 18 ans au visage bouffé par l’acné, un fusil à la main, s’est tout simplement pointé pour me les prendre ». 

Selon Adina, la voisine du dessous, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est la perte d’un être cher dans un attentat-suicide. « Aucune mort ne peut être plus dénuée de sens que celle-là », dit-elle. « Mon frère est mort pour deux raisons : parce qu’il était israélien et parce qu’il avait envie d’un expresso au milieu de la nuit. Si vous pensez à des raisons plus stupides de mourir, faites-le-moi savoir. Et il n’y a même pas quelqu’un à qui s’en prendre. Après tout, le type qui l’a tué est déjà mort lui-même, parti en miettes ». 

Selon ma mère nous n’avons pas d’autre endroit où aller, peu importe où nous irons, nous serons toujours des Juifs étrangers et haïs. Selon Ghassan, mon pays — l’État d’Israël — est une entité allogène et étrange dont il n’existe aucun autre exemple de par le monde. Il est planté là, en plein Moyen-Orient et prétend être au cœur de l’Europe. Il participe chaque année à l’Eurovision, envoie régulièrement une équipe de football aux matchs de Coupe d’Europe et ne réalise toujours pas qu’il est situé au cœur d’une région désertique où règne une mentalité moyen-orientale qu’il refuse d’admettre. Selon Adina, nous vivons en sursis ; chaque fois qu’elle voit des enfants palestiniens se déchaîner et distribuer des bonbons après un attentat terroriste, elle pense à la façon dont ces enfants vont grandir. À son avis, je devrais donc arrêter de raconter toutes ces bêtises à propos de la paix. 

Ma mère, Ghassan et Adina s’accordent cependant sur un point : ils sont tous persuadés que je ne peux absolument pas comprendre ce qui se passe dans leur tête. 

Pourtant, je suis plutôt doué pour comprendre ce qui se passe dans la tête des autres, surtout quand les temps sont durs. J’arrive même à en vivre. Toutes sortes de publications étrangères m’appellent et me demandent d’expliquer, si possible en 600 mots maximum, ce que pensent les gens en Israël. 

Dommage que je ne puisse pas inventer de nouvelles pensées pour eux aussi, des pensées un peu moins angoissées, un peu moins haineuses. Des pensées plus positives, optimistes, concises, pas plus de 600 mots.


Etgar Keret

Etgar Keret, né en 1967 à Ramat Gan, est un écrivain, scénariste de bande dessinée et cinéaste israélien. Il est notamment l’auteur de ‘Pipelines’, Actes Sud, 2011;  de ‘Sept années de bonheur, chroniques intimes’, Éditions de l’Olivier, 2014 et d »Incident au fond de la galaxie’, Éditions de l’Olivier, 2020.

 

Nous remercions Etgar Keret de nous avoir proposé de traduire ce texte en français. Il est d’abord paru en anglais le 31 octobre 2023 dans Alphabet Soup, son bulletin en ligne.

Publié pour la première fois dans LA Weeklyle 7 décembre 2001 

K.


vendredi 27 septembre 2024

Ishikawa Takuboku / Un auteur qu’on oublie difficilement

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Ishikawa Takuboku, personnage principal du manga « Au temps de Botchan » de Jiro Taniguchi et Natsuo Sekikawa (Seuil)


Un auteur qu’on 

oublie difficilement

par Odile Hunoult
1 mai 2017


En trente-huit ans, Le jouet triste est le quatrième recueil d’Ishikawa Takuboku publié aux éditions Arfuyen, après Ceux qu’on oublie difficilement (1979, traduit par Alain Gouvret et Yasuko Kudaka), Fumées et L’amour de moi (1989 et 2003, traduits par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard) [1]. Trente-huit ans : une durée nettement plus longue que la vie du poète. Et pourtant, malgré ce goutte-à-goutte, oui, Takuboku, on l’oublie difficilement. Une étrange persistance sur la rétine.


Ishikawa Takuboku, Le jouet triste. Trad. du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret. Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, de Toki Aika, et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku. Arfuyen, coll. « Neige », 97 p., 14 €


Né en 1886, Ishikawa Takuboku meurt de tuberculose le 13 avril 1912, huit ans après Tchekhov et quelques heures avant le naufrage du Titanic. Il a vingt-six ans, autant dire que c’est un homme du XIXe siècle. Pourtant, absolument rien, même obliquement, n’indique au lecteur d’aujourd’hui ce décalage de cent ans. Est-ce l’intemporalité du Japon vu depuis notre Europe de l’Extrême-Ouest (le milieu de l’Europe géographique est, dit-on, situé quelque part en Lituanie) ? De si loin, l’angle ne peut être qu’aigu, écrasant les reliefs.

La forme de ces cent quatre-vingt-quatorze poèmes est intemporelle : le tanka, trente et une syllabes pour tout un monde de pensée. C’est le génie du lieu, faire tenir un monde dans presque rien, comme le « suichuka », papier comprimé qui se développe dans l’eau, et sert de comparaison à Proust pour sa trop fameuse madeleine. Bizarrement, on est moins désorienté par le tanka, familier à nos oreilles, et qui est bien ce qu’on attend d’un poète japonais, que par le contenu. Le paradoxe veut que, quoiqu’on soit de plain-pied avec cette poésie grinçante, cruelle, plus violente encore par sa densité et sa compression, pourtant elle nous déstabilise, parce qu’en effet ce n’est pas ce qu’on attend. Qu’est-ce qu’on en attend d’ailleurs ? Un esthétisme, l’extrême délicatesse des accords ou désaccords entre le cœur et les saisons, le hiératisme, la sagesse ? Eh bien, non. Serait-ce que tout cela n’existe que dans notre imaginaire obstiné ? On pourrait parler d’occidentalisme – ou d’occidentalité – de Takuboku, mais de même qu’il est impossible à situer dans le temps il est impossible à situer dans l’espace.

C’est un frère en poésie de Jules Laforgue, mort lui aussi très jeune, en août 1888, à vingt-sept ans, et lui aussi de la tuberculose, deux ans et demi après la naissance de Takuboku. Ils partagent le même pessimisme, mais Laforgue, si tragique, reste plein de légèreté et d’humour. Ici, c’est sans échappatoire. Le minimalisme du tanka concentre la noirceur. Sa brièveté acère, accélère, le pessimisme : des balles bien ajustées dont le poète est lui-même la cible, et pourtant c’est le lecteur qui est atteint.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Le jouet triste, paru en juin 1912, est posthume. À la poignante nostalgie de Ceux qu’on oublie difficilement, au malaise, au mal-être, à la rage même de L ‘amour de moi, ici se surajoute la maladie. C’est une sorte de journal poétique, le journal d’un homme menacé, puis hospitalisé, puis revenu mourir chez lui : souffrances (physiques), soins, visites, souvenirs, instants saisis, pensées fugitives, retours sur sa vie. Tout est gonflé de non-dit, signifié de biais, « en biseau » dirait Anna Akhmatova, et résonne d’autant plus : par exemple, la main de l’infirmière qui lui prend le pouls, selon qu’il la sent tiède ou froide, lui indique si sa fièvre à lui est montée. Chacun des tankas cisèle un de ces petits signes, du plus physiologique comme celui dont on vient de « déplier » un des sens, au plus intime. Ils suivent le flux intérieur, son instabilité, son tremblement, d’autant plus labile et sensitif que la maladie affaiblit les rênes de la raison. Rares sont les recueils de poésie qui donnent cet effet de suspense. Suspense paradoxal : les poèmes sont précédés de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, préface due au premier éditeur, son ami Toki Aika, à qui Takuboku avait confié le manuscrit cinq jours avant de mourir. On sait donc à quoi s’en tenir. Mais, comme dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, malgré ce qu’il sait depuis le début, le lecteur est pris, il lit pour savoir la suite… et la fin. Pourtant, il la connaît, la fin, comme Takuboku. Lente et inexorable. De sursauts en lâcher-prise.

Le recueil est bilingue. Bien sûr, peu de lecteurs liront le texte original. Mais la disposition verticale de l’écriture japonaise permet une mise en page très graphique, enfermant le texte français sur la double page verso-recto entre deux coulées de caractères, fragiles comme des rideaux. Cela contribue à l’effet d’isolement dans une chambre de malade. Le livre se termine par un fragment d’un essai de 1910, Diverses choses sur la poésie. Toki Aika y a puisé en 1912 le titre du recueil. Surtout, le poète y livre, de la façon la plus directe, ce par quoi, contre quoi et pour quoi se construit son œuvre. « Si le rythme traditionnel ne correspond pas à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de l’enfreindre ? Si la contrainte de trente et une syllabes [qui règle le tanka] apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser […] ? Il est bon de chanter ce qui nous inspire sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie – cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée – cela ne périra pas ». Ces règles font partie « des choses minimes » sur lesquelles il est possible d’agir, comme « sur la table la place de la pendule, du nécessaire d’écriture et de l’encrier » – Takuboku est effectivement considéré au Japon comme le premier poète à faire évoluer la tradition, en introduisant par exemple la ponctuation occidentale.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Mais cela va bien au-delà. Il continue : « Toutes les autres choses, ce qui me pèse vraiment, ce qui m’est douloureux, se peut-il que je n’aie sur elles aucune capacité d’action ? En réalité, je dois plutôt les endurer et m’y soumettre, il me faut continuer de mener cette double vie insupportable, car il n’y a pas dans ce monde d’autre manière de vivre. J’ai beau me fournir toutes sortes de justifications, mon existence a bel et bien été sacrifiée à l’ordre familial, au système de classe, au capitalisme et à la commercialisation du savoir qui actuellement nous gouvernent. » Loin d’être un laisser-aller, la liberté que prend Takuboku à l’encontre des règles de la poésie traditionnelle est au contraire une tension, le signe et le noyau irréfragable de sa liberté intérieure et pour tout dire de son existence. Jeu triste, sans doute, mais qui engage tout le reste. Subsiste une énigme. Est-ce vraiment sa liberté intérieure infusée dans la nouveauté formelle qui rend Takuboku si novateur, sinon unique ? Qu’est-ce qui explique alors, pour le lecteur français qui ne peut mesurer la poésie de Takuboku à cette aune, qu’on en ressente à ce point la tension ?


  1. Ces trois recueils constituent trois des parties de l’œuvre poétique parue au Japon en 1910 sous le titre Une poignée de sable, comprenant 551 tankas. Une poignée de sable a paru aux éditions Philippe Picquier en 2016, dans la traduction d’Yves-Marie Allioux.





mardi 24 septembre 2024

Yoko Ono / Artiste révolutionnaire et longtemps incomprise

 



Les légendes vivantes du Japon

Yoko Ono : artiste révolutionnaire et longtemps incomprise


Kusumi Kiyoshi 

01 / 11 / 2017

Pendant de nombreuses années, la carrière d'artiste engagée de Yoko Ono a été éclipsée par l’influence qu’on lui a attribuée dans la séparation des Beatles. Mais le regard porté sur sa vie et sa carrière évolue aujourd'hui. Le critique d'art Kusumi Kiyoshi analyse dans cet article le récent regain d'intérêt pour cette légende japonaise longtemps méconnue.