mardi 14 janvier 2025

Décès d’Oliviero Toscani, photographe des controversées campagnes de Benetton

 


Oliviero Toscani devant l’une de ses fameuses imageries, à Milan lors d’une vaste rétrospective, 23 juin 2022. — © IMAGO/Nicola Marfisi / Avalon / IMAGO/Photo News
Oliviero Toscani devant l’une de ses fameuses imageries, à Milan lors d’une vaste rétrospective, 23 juin 2022. — © IMAGO/Nicola Marfisi / Avalon / IMAGO/Photo News


Décès d’Oliviero Toscani, photographe des controversées campagnes de Benetton


Oliviero Toscani a disparu lundi à l’âge de 82 ans. Formé à Zurich, il a révolutionné la communication publicitaire


Le photographe de la lumière, de la couleur, de la créativité, toujours hors des sentiers battus, Oliviero Toscani est décédé lundi à l’âge de 82 ans à l’hôpital de Cecina, en Toscane. Il y avait été admis le 10 janvier après l’aggravation de son état de santé.

«C’est avec une immense tristesse que nous annonçons la nouvelle qu’aujourd’hui, 13 janvier 2025, notre Oliviero bien-aimé a entamé son prochain voyage», un communiqué signé par sa femme Kirsti et ses enfants à l’agence italienne Ansa. Il souffrait d’amylose depuis deux ans, comme il l’avait révélé dans une interview choc au Corriere della Sera le 28 août. Il avait perdu 40 kg en un an et suivait un traitement expérimental.

Oliviero Toscani lors d’une conférence de presse, devant l’une de ses images, à Milan le 23 juin 2022. — © IMAGO/Daniel Dal Zennaro / IMAGO/ZUMA Wire

Oliviero Toscani lors d’une conférence de presse, devant l’une de ses images, à Milan le 23 juin 2022. — © IMAGO/Daniel Dal Zennaro 
Formé à Zurich

Oliviero Toscani doit sa célébrité à ses campagnes pour la maison de mode italienne Benetton, aussi cultes que controversées. A Zurich, il était allé visiter fin septembre l’exposition Photographie et provocation au Musée du design (Museum für Gestaltung) pour l’une de ses dernières apparitions en public. Il avait été formé sur les bords de la Limmat à l’Ecole d’arts appliqués.

Des campagnes devenues cultes

Ses photographies font sensation, bouleversent et indignent: photographe, directeur créatif et rédacteur photo, Oliviero Toscani a écrit l’histoire et révolutionné la communication publicitaire. Il doit sa célébrité à ses campagnes pour la maison de mode italienne Benetton, qui sont tout aussi cultes que controversées.

Ces campagnes, qui ont fait le tour du monde, mettaient notamment en scène une femme noire donnant le sein à un enfant blanc (1989), un homme mourant du sida et une religieuse à cornette embrassant un jeune prêtre (1992), des condamnés à mort aux Etats-Unis (2000), une jeune femme anorexique (2007). Plusieurs de ses campagnes «United Colors of Benetton» ont été interdites en Italie, mais aussi en France.Renouant avec la provocation des origines, le groupe avait encore choqué fin 2011 avec des photomontages montrant les grands de ce monde s’embrassant sur la bouche, dont le pape et un imam. Un calendrier 2012 présenté par Oliviero Toscani à Florence représentait 12 pénis, après celui de 2011 qui était composé du même nombre de pubis féminins.

Oliviero Toscani photographiant des activistes dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem, 8 juin 2010. — © AHMAD GHARABLI / AFP
Oliviero Toscani photographiant des activistes dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem, 8 juin 2010. — © AHMAD GHARABLI / AFP

«Des photos sociopolitiques»

A ce propos, il déclarait au Temps en septembre 2024: «Mon métier n’est pas de faire de belles photos, mais des photos sociopolitiques. J’ai été agressé par ceux qui craignaient de regarder la vérité et de changer leur façon de voir. Mais face à des problèmes aussi évidents que les discriminations ou le sida, on ne peut pas faire de compromis: il faut avoir un point de vue et se battre.»

Après sa formation à Zurich, Toscani s’immerge dans la photographie de rue à New York et rejoint la légendaire Factory d’Andy Warhol. Mais c’est sur le Vieux-Continent qu’il se fait un nom et que la provocation visuelle devient sa marque de fabrique.


LE TEMPS




jeudi 9 janvier 2025

Leonardo Padura / Poussière dans le vent / Ce que brisa Cuba


Poussière dans le vent, de Leonardo Padura : ce que brisa Cuba


Ce que brisa Cuba

par Melina Balcázar
2 octobre 2021

À la question récurrente « Pourquoi êtes-vous resté à Cuba ? », Leonardo Padura répond à chaque fois sans hésitation aucune : « Je reste ici parce c’est mon pays, je suis arrivé d’abord, avant le régime au pouvoir. Je suis cubain jusqu’à la moelle. Et cette réalité m’est indispensable pour écrire. » Poussière dans le vent, son nouveau roman, explore de manière obsédante ce dilemme douloureux auquel se trouve confronté le peuple cubain depuis plusieurs décennies : rester et s’exposer à la répression, la misère, à un avenir sans perspectives, ou bien partir et risquer de ne pas trouver un ancrage ailleurs, de se perdre dans l’anonymat et la solitude.


Leonardo Padura, Poussière dans le vent. Trad. de l’espagnol (Cuba) par René Solis. Métailié, 640 p., 24,20 €


Ce dilemme une fois résumé, donnant aux vies racontées ici une dimension tragique, « toutes les raisons pour sortir de Cuba sont valables et toutes les raisons pour rester aussi ». Poussière dans le vent est peut-être l’un des livres les plus personnels de Padura, dans lequel sa vision du Cuba post-révolutionnaire s’exprime le plus clairement : « c’est un livre très viscéral, déclare-t-il dans un entretienj’y ai versé ce que j’avais à l’intérieur de moi non seulement par rapport à l’exil mais surtout par rapport au sort de ma génération, prise entre fidélité et trahison, sentiment d’appartenance et déracinement, ce déchirement de se séparer d’une partie de soi ».

Poussière dans le vent, de Leonardo Padura : ce que brisa Cuba

Leonardo Padura (2014) © Jean-Luc Bertini

D’où sans doute l’étendue et la complexité de Poussière dans le vent, comme une manière d’interroger, voire de conjurer le poids de cet exil sans fin : plus de six cents pages pour suivre le destin d’une vingtaine de personnages, réunis autour d’un groupe d’amis, le Clan. Née autour de 1959, année de l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, cette génération a grandi – comme Leonardo Padura – avec la révolution, et est passée de la confiance dans l’utopie d’un monde nouveau au désespoir et à la désillusion de son impuissance. Une « fatigue historique », comme il qualifie cet état d’esprit qui imprègne désormais l’île, pousse aujourd’hui les jeunes à la quitter. Une « hémorragie », même, que rien ne semble pouvoir arrêter et dont les conséquences seront lourdes, comme le laisse pressentir le roman. Car tous ces jeunes, la plupart diplômés, « se sont tirés de Cuba parce qu’ils ne supportaient plus de vivre dans un pays dont même Dieu ne sait pas quand la situation va s’arranger et d’où les gens se barrent même par les fenêtres parce que, là-bas, ils s’obstinent à arranger les choses avec ces mêmes solutions qui n’ont jamais fonctionné ».

L’exil traverse l’œuvre de Leonardo Padura, notamment dans Le roman de ma vie (2002), où le destin du poète José-Maria de Heredia le montre paradoxalement constitutif de la cubanía, donc inséparable de la lutte pour l’indépendance et la définition de l’âme cubaine. Mais c’est bien dans Poussière dans le vent qu’il aborde la question jusqu’à l’épuisement. Et pour cela il s’appuie sur de constants allers et retours entre présent et passé, une structure qu’il affectionne et qu’il a utilisée auparavant dans d’autres romans (L’homme qui aimait les chiensLa transparence du tempsHérétiques, la série consacrée au détective Mario Conde), manière de traiter l’Histoire qui s’impose comme l’une de ses obsessions. Padura s’efforce ainsi de mettre en évidence les faiblesses du récit historique, nourri de souvenirs forcément fragmentaires, sélectifs, instables. Son écriture cherche à s’opposer à la volonté d’effacement, par la mémoire officielle, de certains personnages ou évènements : « se souvenir sera toujours mieux qu’oublier, même si c’est un processus douloureux », affirme-t-il.

Dans Poussière dans le vent, deux dates articulent le récit, épisodes marquants où tout bascule pour les membres du Clan : 1990, année du trentième anniversaire de Clara, personnage central au sein du groupe, dernière occasion où ils seront tous réunis ; et 2016, date où leurs différents parcours dans l’exil se trouvent affectés par la révélation de secrets sur leur passé commun. À cet enchevêtrement temporel s’ajoute l’éclatement géographique propre à la diaspora que ce groupe d’amis finira par incarner : Miami, New York, Tacoma, Porto Rico, Madrid, Barcelone, Buenos Aires, Toulouse.

Une longue amitié de jeunesse lie en effet ces personnages, dont la mission de vie était d’être « l’illustration obéissante de l’Homme Nouveau, et donc d’aller au bout de leurs études – le diplôme universitaire – sans cesser de participer à des activités politiques, au travail volontaire, aux manifestations, pour être plus tard de bons professionnels dans leur domaine ». Mais la situation de plus en plus critique dans l’île, qui aboutira à la « Période spéciale » après la chute de l’Union soviétique, alors son principal soutien financier, et la lecture clandestine d’un ouvrage interdit à l’époque – 1984 de George Orwell – mineront leur foi dans le projet d’avenir prôné par le régime.

La lecture de ce livre subversif est un de ces épisodes-clé dans l’histoire du groupe, tout comme le seront la disparition et la mort mystérieuses de deux de ses membres. Peu à peu, chacun d’eux quittera le pays. Seule Clara restera, fidèle à ses souvenirs et profondément attachée à la maison de son enfance, protagoniste isolée qui regarde le monde et à laquelle Padura dit qu’il s’identifie le plus. Cette mélancolie qui imprègne son œuvre, celle aussi du regard désabusé de son personnage Mario Conde, est encore plus intense ici.

Comme un écho à cette phrase qui ouvre Conversation à La Cathédrale de Mario Vargas Llosa (1969) – « À quel moment le Pérou avait-il été foutu ? » –, une question lancinante revient tout au long du roman : « Qu’est-ce qui leur était arrivé ? » À cette interrogation, chacun des personnages donnera une réponse différente. Leurs points de vue diffèrent sans cesse, multipliant les hypothèses et les explications sur la situation de leur pays. Chacun vit aussi l’exil à sa manière : insoutenable pour Irving, heureux pour Darío, maladif pour Elisa, sans espoir pour Lubia et Fabio… mais tous font le triste constat des effets néfastes de « tous les exils ».

Cette dense polyphonie, qui est une des grandes forces de Poussière dans le vent, sorte de comédie humaine cubaine, soulève une autre question : une réconciliation, après tant de haine et de souffrance cumulées, est-elle possible ? Leonardo Padura porte un regard extrêmement critique sur l’histoire du régime castriste et sur les changements qui se préparent, ce qui réfute d’ailleurs les accusations à son égard de complicité avec le pouvoir. Car le régime en place a fini par briser quelque chose de précieux : la solidarité, le désir de construire un projet commun, l’espoir dans un avenir meilleur. « Tous ceux qui le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient. Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut. » Seule semble ainsi pouvoir subsister l’amitié – un sujet fort chez Leonardo Padura –, éclaircie dont l’énergie, la force politique potentielle, parvient encore à tisser des liens, au-delà des idéologies et des distances.

EN ATTENDANT NADEAU


mardi 7 janvier 2025

Leonardo Padura / La Habana me llama

Leonardo Padura


Leonardo Padura : La Habana 

me llama


Leonardo Padura, La transparence du temps. Trad. de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas. Métailié, 448 p., 23 €


Heureusement, il lui reste le rhum, les cigarettes et Tamara. Même s’il a démissionné de la police à la fin des années 1990 (dans L’automne à Cuba), l’enquêteur de Leonardo Padura continue volontiers à résoudre des énigmes et part ici à la recherche de la statue d’une vierge noire du XIIe siècle, dérobée chez un de ses amis, Bobby, par l’amant un peu voyou de celui-ci.

Une nouvelle fois, ce polar, qui se déroule à La Havane en 2014, sert à présenter l’existence quotidienne de la population cubaine, l’atmosphère sociale et politique, ainsi que les changements qui sont en train de s’y opérer. Padura décrit d’ailleurs ses romans noirs comme des « chroniques sociales qui, pour se mettre en place, partent d’un délit, ou d’un homicide ».

Leonardo Padura, La transparence du temps

La Havane © Antonio Schubert

Au cours de son enquête, Conde va avoir affaire à des individus issus de couches sociales différentes, mais plus particulièrement à ceux qui, notables ou marginaux, opérant dans le cadre de la légalité ou non, commencent à profiter de l’ouverture de l’île. En effet, la situation de Cuba telle que le livre la décrit suggère que se combinent les injustices et les erreurs de l’ancien système et celles de la modernisation décidée par Raúl Castro ; elles sont présentées à travers les détails de la vie de tous les jours et l’on voit que les difficultés sont autant liées au blocus américain et à ses effets sociaux (marché noir, corruption..), aux formes de la répression idéologique exercée par l’État (contre les homosexuels, les artistes), à une planification destructrice de l’inventivité individuelle, qu’aux réformes actuelles qui, loin de profiter à la majorité des Cubains, sont en train de créer un groupe d’ultra-riches au luxe ostentatoire et d’ appauvrir plus encore des travailleurs déjà bien pauvres, au point que, pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, les sans-abri ont reparu dans les rues de la capitale.

Conde se trouve donc plus que jamais saisi de la mélancolie propre à sa génération. Ayant vécu les enthousiasmes et les espoirs des premières années de la Révolution, cette génération ne voit pas de fin à son découragement devant les faillites successives des idéaux de sa jeunesse. Heureusement, tropicalisme oblige, il y a le rhum, la musique, les soirées dans la nuit caraïbe, les amis… Mais, au-delà de l’état politique et social actuel de l’île, et de l’humeur de Conde, La transparence du temps parle d’Histoire, un domaine d’élection de Padura, qui lui a d’ailleurs valu d’être lauréat du Prix du roman historique avec  L‘homme qui aimait  les chiens (2011), livre non policier sur Trotski et Ramón Mercader, son assassin, et plus généralement sur les dérives des idéologies révolutionnaires. L’intrigue de la dernière aventure de Conde prend, quant à elle, prétexte de l’origine médiévale de la vierge noire volée à Bobby et de ses tribulations successives pour parler des Croisades comme de la guerre civile d’Espagne et pour nous promener des Caraïbes à la Garrotxa catalane ainsi qu’à Saint-Jean-d’Acre.

Leonardo Padura, La transparence du temps

Leonardo Padura à Paris (2014) © Jean-Luc Bertini

La transparence du tempsn’a pas la qualité des autres polars de la série ; plus bavard et plus digressif qu’eux, il n’est pas la meilleure introduction à l’univers de Padura. Les quatre saisonsL’automne à Cuba ou Les brumes du passé  sont des exemples plus intéressants d’une œuvre écrite par un homme possédant une vision aussi fine de la réalité cubaine que de l’idée qu’on se fait d’elle à l’étranger, mais gardant, par prudence ou tempérament, une certaine modération dans la critique qu’il en fait. À un interviewer américain, il a ainsi expliqué récemment : « Cuba se trouve prise entre deux perspectives contraires. Celle de paradis socialiste et celle d’enfer communiste. En réalité, Cuba n’est ni l’un ni l’autre mais plutôt une sorte de purgatoire où certains d’entre nous trouvent malgré tout la possibilité du salut. » Et lorsqu’on lui demande, comme cela arrive dans les festivals littéraires étrangers auxquels il est invité, pourquoi il  ne choisit pas de  quitter Cuba, il s’étonne avec humour qu’on ne pose la question de l’expatriation qu’à lui et pas à des auteurs des États-Unis, par exemple, qui, eux, ont bien vécu « sous » Bush et vivent à présent « sous » Trump.
Puis il ajoute que, hors de La Havane, il ne saurait ni exister ni écrire ; sans doute pourrait-il faire siennes les paroles de «  La Habana me llama »,  « timba» très connue : « Pa’ mi Habana, con amor, otra vez // Quiero cantarle hoy a esta tierra santa // Lindo caimán que ya se levanta // A son de caña, tobacco y ron.» (À ma Havane, avec amour, Encore une fois // je veux chanter aujourd’hui cette terre sainte // Jolie caïman qui déjà s’éveille // Au son de la canne, du tabac et du rhum. »)

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 30 décembre 2024

Martín Solares / Quatorze crocs / Paris-Mexique

 


Martín Solares, Quatorze crocs


Paris-Mexique

« Les romans sont des êtres qui nous obsèdent pendant des années », affirme Martín Solares. Impossible de s’en délivrer sans comprendre les raisons qui nous poussent à les écrire, sans trouver le dernier mot qui éclaire ce mystère intérieur. Sept ans lui ont été nécessaires pour se libérer des Minutes noires, huit pour N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois, 2009 et 2016), ces deux énormes « baleines » qui l’avaient avalé. Entre les deux se trouve Quatorze crocs, dont l’écrivain mexicain a commencé la rédaction à Paris, où il a vécu sept ans. À son retour au Mexique, la violence inouïe touchant le nord du pays, notamment sa région d’origine de Tamaulipas, l’oblige à mettre en suspens ce projet d’écriture. Il s’attelle alors à l’exploration de la sombre machinerie du narcotrafic.


Martín Solares, Quatorze crocs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vasserot. Christian Bourgois, 200 p., 18 €


Dans Quatorze crocs, Martín Solares continue à interroger le roman noir, son rapport au rêve et à la mort, dont il efface les frontières pour nous inviter à regarder autrement Paris, devenue ici la capitale de la vie ultra-tombale. Parenthèse ludique et jouissive dans cette œuvre marquée – sinon blessée – par le réel. Jeu intertextuel, drôle et décalé, pour relever le défi qu’il s’est imposé : enquêter dans l’au-delà, dans ses bas-fonds, seul type d’affaires qui, selon l’auteur, a échappé à Georges Simenon, lequel fait une apparition furtive dans le roman.

C’est à travers le regard du jeune détective Pierre Le Noir que nous découvrons la Brigade Nocturne de la Police de Paris. Confronté à son premier cas – la découverte d’un corps portant sur le cou la marque de quatorze trous alignés, meurtre où l’absence de sang intrigue aussi –, il explore cette autre topographie parisienne, souterraine et crépusculaire, qui le conduit du Marais au Montparnasse de l’entre-deux-guerres : « Les créatures nocturnes le savent, chaque rue de Paris a un nom officiel et un nom secret. » Sont réveillées ainsi par l’intrigue des significations oubliées, comme Denfert-Rochereau, ancienne rue de l’Enfer, ou le quai de la Mégisserie, pour nous rappeler que cette « odeur de mort » hante toujours la ville.

Martín Solares, Quatorze crocs

Martín Solares © Jean-Luc Bertini

Nous sommes d’emblée plongés dans ce monde autre. Les premiers témoins interrogés par le détective novice sont un fantôme attablé dans un café et une très belle femme, Mariska, qui grâce à ses pouvoirs magiques devient son guide. Il est difficile de traiter avec ces êtres de la nuit : « Si l’on cherche des témoins, mieux vaut s’adresser à d’autres sortes de morts-vivants, comme les noyés qui barbotent allègrement dans la Seine, toujours disposés à converser, surtout en été. Ou les morts frappés d’un maléfice quelconque, qui s’ennuient et passent leur temps à observer, eux qui demeurent depuis des siècles sur les places publiques de Paris. »

Avec Pierre Le Noir, on pénètre aussi dans les services de migration de l’au-delà, dont l’accès se situe dans la tombe du dictateur mexicain Porfirio Díaz au cimetière du Montparnasse, le schibboleth pour y accéder étant sa devise, « Ordre et progrès », sans oublier un inéluctable petit pot-de-vin – triste rappel de la longue tradition de corruption au Mexique. Dans la file d’attente, à côté des momies et des vampires, on retrouve des êtres fantastiques de la culture populaire mexicaine, comme la Llorona – « créature très délicate qui prétend chercher ses enfants et se nourrit de larmes » – et les chaneques, ces lutins vêtus de blanc avec un foulard rouge autour du cou, déjà présents dans N’envoyez pas de fleurs, mais devenus ici des travailleurs tiers-mondistes payés à bas prix : « Vous n’auriez pas un petit boulot pour nous ? Nous pouvons entretenir votre jardin. Nous savons peigner les racines des arbres en direction du centre de la Terre, nous nettoyons le sol des maléfices enfouis. Et nous pouvons tisser la lumière de la lune. Un jardinier parisien d’outre-tombe vous demanderait une fortune pour tout ça. Nous, nous prenons deux fois moins cher. » Car, dans l’œuvre de Martín Solares, le fantastique et l’onirique sont bien des moyens de saisir le réel, ou plutôt de mettre en évidence le caractère hallucinatoire de sa violence profonde.

Dans Quatorze crocs, l’écrivain s’est ainsi lancé un défi : répondre à l’injonction surréaliste de résoudre la vie à travers le rêve, de suivre les pistes du merveilleux pour comprendre le monde. Occultisme, hypnotisme et magie deviennent ici des méthodes d’enquête. Renouant avec sa lignée maternelle, petit-fils de « la meilleure voyante de tout Paris », Mme Palacios, le jeune détective entre en contact avec l’invisible, interagit avec les morts pour (leur) faire justice. Il reçoit de sa grand-mère en cadeau un bijou qui l’alerte du danger lorsqu’il se met à chauffer dans la poche intérieure de sa veste, lui permettant ainsi de transiter dans le monde des morts.

Au cours de l’enquête, Pierre Le Noir est introduit par Mariska dans une soirée organisée en l’honneur de Man Ray – dont l’une des créations est peut-être en rapport avec le meurtre. Les deux clans ennemis de l’avant-garde parisienne sont réunis : « Le groupe de Breton, le groupe de Tzara… Tous les mêmes, dans le fond, sauf qu’ils s’en veulent à mort, ces derniers temps. Ils sont allés saboter leurs spectacles respectifs, ils s’insultent, ils se tapent dessus. 


 » Si Solares fait des surréalistes des personnages de son roman, avec des portraits qui sont esquissés avec un humour tendrement corrosif, c’est sans doute par cet autre rapport au visible auquel leurs expériences ont ouvert la voie. À l’instar de ce collage de René Magritte, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoqué d’ailleurs plus tard par l’auteur comme source essentielle du livre, et qui remet en effet en question l’évidence du visible, le roman nous invite à « voir l’invisible », comme cette « étrange substance, très fine », « l’Air de Paris », permettant de « photographier des objets ou des personnes imperceptibles pour les humains ».

Mais peut-être le véritable mystère sur lequel enquête en réalité Quatorze crocs est-il celui de la mort elle-même : cette séparation radicale, manière d’essayer de neutraliser leur pouvoir sur les vivants que nos sociétés ne cessent d’établir et qui disparaît ici joyeusement. Premier volet d’une trilogie en cours, Quatorze crocs annonce l’insurrection des morts qui refusent de rester à leur place : « Des morts sortent de leur demeure pour aller mordre les vivants et boire leur sang… On parle même d’une révolte des trépassés, qui se réveilleraient et refuseraient de retourner dans leur tombe ». L’excès des morts, leur humour et leur sensualité envahissent l’espace des vivants.

EN ATTENDANT NADEAU