John le Carré |
John Le Carré, l'écrivain qui venait des services secrets
Riche, traduit dans le monde entier, célébré par plusieurs générations de confrères, John Le Carré est donc toujours cet homme que le doute habite.
John Le Carré est un homme heureux. Pour ses 80 ans, on lui a offert une adaptation aux petits oignons de l'un de ses meilleurs romans, La Taupe. L'écrivain britannique a accepté de jouer les superconseillers sur le tournage et même d'apparaître, une fraction de seconde, façon Hitchcock, dans la grande scène de la fête de Noël dans les locaux du MI6. À la sortie du film, il a déclaré: «Ma vie et ma réputation se sont construites autour de mes livres, mais l'immense majorité du public ne les a jamais lus. C'est pourquoi je suis ravi que les gens découvrent mon travail à travers un autre média. Si le film incite à me lire, je suis doublement ravi!»
Riche, traduit dans le monde entier, célébré par plusieurs générations de confrères, John Le Carré est donc toujours cet homme que le doute habite. Comme si les blessures de l'enfance n'avaient pas cicatrisé. «Je viens d'une famille d'insoumis, cela ne fait aucun doute. Ma mère déserta la maison de ses parents pour épouser mon père, déserta ensuite son foyer lorsque j'avais 5 ans, et manqua à l'appel pendant le reste de mon enfance.»
Né le 19 octobre 1931, à Poole, dans le Dorset, David John Moore Cornwell sera bon élève. À la Sherborne School, puis à l'université de Berne, il se passionne pour l'allemand. La légende veut que ce soit à ce moment que les services secrets l'aient recruté. C'est l'une des nombreuses zones d'ombre qui jalonnent sa biographie.
La trahison et les rêves déçus
Après son service militaire dans l'Intelligence Corps en Autriche, il doit quitter Oxford à cause des déboires financiers de son père. Il enseigne ensuite à Eton, puis intègre le Foreign Office. On retrouve sa trace à l'ambassade britannique, à Bonn, puis au consulat de Hambourg. Une photo rare le montre, en 1964, grand échalas tout de noir vêtu et chapeauté, sur les docks du port allemand. Cette année-là, il renonce à «la carrière diplomatique» pour se consacrer à l'écriture. Il a déjà publié deux romans, L'Appel du mort(1961) et Chandelles noires(1962). Deux bides commerciaux qui marquent pourtant l'apparition de George Smiley, personnage d'espion qui deviendra légendaire. Le Carré le mettra en scène dans huit romans.
Smiley, c'est la grande invention de celui qui a pris pour nom de plume Le Carré. Un pseudonyme dont on ignore au passage l'origine. Là encore, la légende prétend que sur le chemin qui le conduisait chaque jour au Foreign Office, David Cornwell passait devant un pub baptisé «The Square». De là à traduire l'enseigne pour obtenir un nom français…
Avec Smiley, Le Carré met en scène un personnage qui lui ressemble: un officier de renseignement solitaire, discret, sans illusion. Mais alors que son créateur a 30 ans, Smiley a de la bouteille ; il a fait la guerre. Après avoir combattu les nazis, il se retrouve face aux communistes. Il ne cherche pas trop à comprendre et fait le job. En Grande-Bretagne, beaucoup de lecteurs de Ian Fleming n'acceptent pas cet anti-James Bond, petit homme rondouillet à lunettes, trompé par sa femme. Avec l'adaptation, en 1979, de La Taupeen sept épisodes par la BBC, Smiley a désormais, et jusqu'à Gary Oldman, les traits d'Alec Guinness.
Le Carré rencontre un fort succès critique avec son troisième roman, L'espion qui venait du froid, en 1963. Ses livres suivant connaissent des fortunes diverses, mais, avec La Taupeen 1974, Comme un collégien en 1977 et Les Gens de Smileyen 1980, qui composent la trilogie Karla, il s'inscrit comme le meilleur auteur de thrillers d'espionnage. Il a réussi comme personne à décrire les codes, les rouages de la guerre secrète qui fit rage entre l'Est et l'Ouest pendant un demi-siècle. Pressé de tout côté, il finit par admettre qu'il a travaillé pour les services secrets. Il n'en dira pas plus.
La fin de la guerre froide arrive. Le Carré semble déstabilisé. La Maison Russie(1989), Le Voyageur secret(1990), Le Directeur de nuit(1993) et Notre jeu(1995) déçoivent un peu. Les romans suivants, Le Tailleur de Panama(1996), Single and Single(1999) et La Constance du jardinier ( 2000), le remettent en selle. Il est pour toujours celui qui a écrit de magnifiques pages sur la trahison, les rêves déçus, la certitude et le doute. Un classique, en somme.
LE FIGARO