jeudi 30 avril 2015

Biographies / Jerzy Kosinski


Jerzy Kosinski

Un roman de Janusz Glowacki  fait revivre la mémoire de Jerzy Kosinski (1933-1991), l’écrivain le plus romanesque du XXe siècle – ou le plus improbable…

« Souviens-toi que plus on s’éloigne de la vérité, plus on se rapproche de Djerzi ! » dit-on à Janusz, qui écrit, à la demande d’un industriel allemand, le scénario d’un film sur feu le célébrissime auteur de L’oiseau bariolé (1965) – mais il se dit avec de plus en plus d’insistance que le dénommé « Djerzi » Kosinski n’en aurait pas été l’auteur...

Vingt-six ans après son sacre planétaire pour un roman qu’il n’aurait pas écrit, dans la nuit du 3 au 4 mai 1991, à New York, Jerzy Kosinski entre dans sa baignoire pleine d’herbes avec un sac en plastique enroulé autour de sa tête, non sans avoir pris la précaution d’avaler des barbituriques et de l’alcool – il ne laissait jamais rien au hasard...  Juste avant, il avait téléphoné à une amie, la chanteuse de jazzz Urszula Dudziak : « Je te rappelle quand je me réveillerai »…
« Djerzi était un grand mystificateur, cependant les démons dont il sentait en permanence la présence étaient bien véritables et une nuit, ils l’ont cerné dans sa baignoire de la 57e Rue » écrit le dramaturge polonais Janusz Glowacki au sujet de son compatriote dont il tente, après Jérôme Charyn (Jerzy Kosinski, Denoël, 2011), de reconstituer le trouble parcours. Emigré aux Etats-Unis après l’instauration de l’état de siège en 1981, J Glowacki a vu ses textes mis en scène sur les planches de Broadway. Moins d’un an après son arrivée à N.Y., la renommée internationale de son illustre prédécesseur Kosinski s’achevait sur un scandale retentissant.

Un drôle d’oiseau…

« L’écrivain » ( ?) connu sous le nom de Jerzy Kosinski était est né Jurek Nikodem Lewinkopf en 1933, dans le Vieux Monde, à Lodz, d’un père philologue et d’une mère pianiste de nationalité russe. Il avait étudié l’histoire et les sciences politiques, travaillé comme assistant à l’Académie des sciences (ainsi que pour la police secrète ?) avant d’émigrer aux Etats-Unis en 1957.

Devenu universitaire grâce à une bourse (Fondation Ford, Guggenheim), il accède à une célébrité planétaire avec la publication de L’oiseau bariolé, l’histoire d’un enfant-oiseau rescapé de la Shoah : « Jerzy Kosinski » venait de naître. Mais « Djerzi » parlait à peine l’anglais dans les premiers mois de son arrivée... Ce best seller est suivi d’une douzaine d’autres commeLes Pas (consacré par le National Book Award en 1969), La présence (1971), Cockpit (1975) ou Le Jeu de la passion (1979), propulsant « l’auteur » de sommet en sommet…



Dès son arrivée, le jeune Polonais publie, sous le pseudonyme de Joseph Novak, L’avenir nous appartient, camarades et Il n’y a pas de troisième voie, deux « essais-reportage » en Union soviétique dont le soviétologue Richard C. Hottles se porte garant dans les colonnes de la New York Times Book Review – même d’éminentes personnalités comme Bertrand Russell (1872-1970) et le chancelier Konrad Adenauer (1876-1967) se font abuser… Le problème, c’est que « Djerzy » n’a jamais mis les pieds en URSS… Ces deux opuscules, dus sans doute à la plume de charitables « traductrices », lui donnent l’occasion de rencontrer la multimillionnaire Mary Hayward Weir (1915-1968), veuve du roi de l’acier Ernest T. Weir (1875-1957) : en 1960, elle l’engage pour faire l’inventaire de sa bibliothèque privée.

Le 11 janvier 1962, le petit juif polonais émigré de vingt-neuf ans quitte son logement minuscule pour épouser « la neuvième femme la plus riche d’Amérique du Nord » et s’installer dans son immeuble-palais au740 Park Avenue – l’une des adresses les plus prestigieuses de ce temps...
Après la mort prématurée de Mary  (tumeur au cerveau, cocktail d’alcool et de médicaments ?), le virevoltant jeune homme de proie épouse Katherina von Fraunhofer (1933-2007), consultante marketing et descendante de l’aristocratie bavaroise.

Ami du cinéaste Roman Polanski, Kosinski accède à une célébrité de rock star, apparaît dans une centaine d’émissions télévisées et joue même un second rôle dans Reds (1981), le film de Warren Beatty inspiré par la vie du journaliste et militant communiste américain John Reed (1887-1920).

 En 1982, il anime même la cérémonie de remise des Oscar – c’est son dernier triomphe sur la scène internationale...
Cette année-là, un article du Village Voice titré Jerzy Konsinski’s tainted words (« les mots souillés de Jerzy Kosinski ») émet l’hypothèse que l’éminent professeur de littérature anglaise (Princeton et Yale) et ex président (1973-1975) de la section américaine du PEN Club n’aurait pas écrit  L’oiseau bariolé...

Il n’aurait pas davantage été l’auteur de La Présence, que Hal Ashby (1929-1988) avait porté à l’écran sous le titre Bienvenue Mister Chance (1979) – Kosinski aurait emprunté sans modération à une de ses lectures préférées de jeunesse, Kariera Nikodema Dyzmy (1932) de feu son compatriote Tadeusz Doleya-Mostowicz (1898-1939) – un ouvrage qu’il nie avoir lu... « Il y a comme un malaise autour de toi » lui glissent ses proches de moins en moins nombreux – le narrateur a été de ceux-là…

« La vérité amère de cette terre »…

Le masque du prétendu « expert » en littérature anglaise tombe et celui qui tutoyait les sommets devient « un vampire littéraire ». En République des Lettres, les vampires, toujours pressés de paraître pour des œuvres qu’ils n’ont pas pris le temps d’écrire, sont monnaie courante – une pitoyable menue monnaie de singe plus trébuchante que sonnante qui pourtant a toujours cours en République des lettres dévaluée... Outre un masque faussement avenant, ils arborent souvent une position d’ « intellectuel » (de préférence émargeant à l’Université…) tout aussi usurpée que leur incertaine réputation littéraire. « Djerzy » était toujours prompt à se pavaner dans les médias pour des romans qu’il ne s’était pas donné la peine d’écrire ( tout juste s’était-il donné celle de naître dans un village perdu de Pologne…) : où en aurait-il trouvé le temps entre mondanités à gogo et matchs de polo à gogo, équitation, clubs échangistes et autres parties ?

En cette décisive année 1982, Kosinski se retrouve même dans la dernière sélection du Nobel – il est coiffé au poteau de justesse par Gabriel Garcia Marquez... Fin d’une imposture ?
Désormais, ses ailes de faux géant l’empêchent de marcher, serait-ce sur les eaux troubles d’une renommée d’affabulateur démasqué – tout juste lui permettent-elles encore de sautiller avec la gaucherie d’un échassier sur le point d’être balayé de la scène des vanités : la société n’a-t-elle pas besoin d’adorer d’autres idoles avant de les brûler ?
En 1989, à la chute du mur de Berlin, Jerzy Konsinski participe avec son épouse à la création d’une banque américaine en Pologne avant de plonger, hors de sa bulle de millionnaire démonétisé, à la rencontre de ses démons…
En 2011, le romancier Jérôme Charyn ranime son souvenir et propose des clés à travers cinq points de vue narratifs : « Tous ses dons, tous ses talents sont ancrés dans la méchanceté. Et comme il écrit à plusieurs mains, je ne peux pas dire ce qui est vraiment de lui » disait une narratrice du roman de Charyn. La férocité comme recette de survie dans un monde sans pitié, uniquement épris d’apparences ?
Le roman de sa vie renaît dans un monde à la mémoire courte sous la plume d’un de ses parfaits contemporains qui démêle l’écheveau du tissu d’affabulations dont « Djerzi » maîtrisait l’art suprême : par quelle diablerie imposteurs et mystificateurs font-ils toujours recette sur notre belle planète bleue ?

Michel Loetscher



mercredi 29 avril 2015

Javier Cercas / Le métier d'écrire...


Javier Cercas

Le métier d'écrire...


Peut-être certains d’entre-vous se souviendront-ils de la parution, lors de la rentrée littéraire 2002, de ce roman de CercasLes soldats de Salamines ? Moi, je m’en souviens… de la photo de ce républicain espagnol prise en octobre 1938, à peine un an avant la débâcle de la République, la fuite massive des populations vers la France… les camps d’Argelès et de Collioure qui verront mourir entre autres, l’écrivain  Antonio Machado.
Javier Cercas bouleversait l’Espagne en racontant comment, à peu près au même moment, Rafael Sànchez Mazas, poète et co-fondateur de La phalange réchappait au peloton d’exécution grâce à la magnanimité d’un jeune soldat républicain, d’un anonyme qui, le découvrant terré derrière un buisson, préféra passer son chemin sans le dénoncer… et sauvera peut-être la civilisation tout entière en ayant : « du courage et l’instinct de la vertu et pour cela ne se trompa jamais ou ne s’est pas trompé au seul moment où il fut vraiment important de ne pas se tromper… un homme qui fut intègre et courageux et on ne peut plus pur… un soldat seul, brandissant le drapeau d’un pays qui n’est pas le sien, d’un pays qui est tous les pays à la fois et qui n’existe que parce que ce soldat brandit son drapeau renié, soldat jeune, déguenillé, poussièreux et anonyme, infiniment minuscule… »

Mais avant de pouvoir nous parler de ce soldat et de Rafael Sànchez Mazas…du destin de son Espagne natale infiniment meurtrie, Javier Cercas se devait d’essayer de nous dire ce que signifie pour lui être écrivain… ce que cela implique, demande ; la part d’illusion que ce nom, cette fonction, ce mythe, porte…

Le narrateur est un écrivain en proie aux doutes, il a déjà publié deux romans et un recueil de nouvelles dans l’indifférence générale après avoir abandonné son travail de journaliste cinq ans auparavant pour pouvoir ne se consacrer qu’à l’écriture. Sa femme, lasse des incertitudes du quotidien vient de le quitter et, à tout juste quarante ans, le voici sur le point de renouer avac son ancien job. Cible idéale de toutes les moqueries de ses collègues qui le considèrent comme un traître (« puisque pour certains journalistes, un collègue qui renonce au journalisme pour passer au roman n’est, ni plus ni moins qu’un traître. ») et un râté, il subit sans broncher les humiliations et remplit tant bien que mal sa fonction « aux pages culturelles, là où l’on affecte ceux qu’on ne sait pas où affecter. » .

Ce livre est un petit bijou d’intelligence et de grâce, un manifeste pour la littérature, le rôle des écrivains, le merveilleux malheur de l’écriture comme fatalité pour ceux pour qui elle est, et reste, irrémédiablement, le seul mode d’être au monde…

Évidemment, après un succès pareil ( Les soldats de Salamines sera traduit dans le monde entier, unanimement salué, bref, un best-seller.) on serait en droit de penser, un peu basiquement,  que la vie de son auteur s’en est trouvée « merveilleusement » bouleversée, que sa carrière est assurée… sereine…etc.

Le succès comme viatique indépassable… comme but ultime… écrivain n’étant qu’un titre qui ne peut s’arborer que lorsqu’on est lu… et beaucoup, à défaut de l’être bien, ce qui est encore autre chose…

C’est à ces lieux communs, à ces clichés que s’attaque, en 2006, Javier Cercas avec : « À la vitesse de la lumière ». Bien sûr il est question de la guerre du Vietnam, de la barbarie née de la folie des hommes et de la poursuite de la toute- puissance au travers de l’histoire de Rodney Falk… des tueries ignobles perpétrées par les « sections spéciales », du poids de la culpabilité… du reniement terrible dont ces hommes furent, sont encore, victimes depuis leur retour dans cette Amérique dominante, super-puissance économique et militaire qui refuse de se confronter au miroir de ses échecs.

Pourtant, à mon sens, là n’est pas l’essentiel du travail que nous donne à lire Cercas au travers de ce roman ; Même si la culpabilité de l’auteur et celle du vétéran s’entremêlent et se répondent  inlassablement au fil des pages… non..

Javier Cercas interroge d’abord et avant tout le sens de l’écriture, la face noire du succès, l’odeur âcre de la mort qui s’insinue dans son sillage… de l’intégrité qui vascille… de la folie qui guette dans l’ombre laissée par les flashes, dans les silences qui ponctuent les grands discours et les célébrations…

Là, encore tout débute avec un narrateur écrivaillon balbutiant errant et rêvant des fastes du succès, un ami aspirant peintre en remorque, dans les ruelles animées de Barcelone. L’un comme l’autre sortent et baisent plus qu’ils ne font ; Le narrateur suit encore quelques cours de littérature à l’université… rien que de très commun…et puis un soir, la rencontre avec l’un de ses enseignants à l’occasion d’une énième sortie ; l’antienne professorale du devoir vivre « des choses » avant que de pouvoir écrire. La proposition d’un séjour « erasmus » qui tombe à pic pour désserrer l’étau qui l’étreind, la chance de pouvoir échapper, ne serait-ce que provisoirement à l’angoisse qui le mine… et le voici parti pour Urbana, Illinois « La ville froide et glaciale du midle west où n’arrivera jamais Toni Curtis dans « certains l’aiment chaud ». » ; Le désert, à quelques milliers de kilomètres de Barcelone, mais le mouvement quand même.

C’est là, en donnant un cours improbable de littérature catalane à deux ou trois étudiants qui ne pipent pas mot de la langue, qu’il rencontrera Rodney Falk, homme étrange et borgne, peu aimé de ses collègues sans que personne ne sache très bien pourquoi. Un sentiment diffus, insaisissable qui les avertit sans doute, par devers eux, qu’il y a là une rencontre impossible. Exclu à l’intérieur d’un univers qui, en soi, a déjà tous les traits du banissement…

Rodney et le narrateur vont pourtant lier une amitié ; quelque chose qui y ressemble tout au moins, inscrite dans les non-dits et les malentendus ; inégalitaire,, comme peuvent l’être les relations humaines. Mais Cercas a l’intelligence et le talent de nous montrer que souvent, dans ces cas-là, le rapport de force n’est pas toujours au profit de celui qui le croit…

Rodney est un homme cultivé, bien plus que le narrateur qui a tout de l’outrecuidance des enfants mal dégrossis « violemment ambitieux » « en quête d’un échec radical » comme mode d’expression de son ambition.
Désormais, après chaque cours, ils se retrouveront dans un bar proche de l’université pour bavarder. C’est là que le narrateur confiera à son « ami » ses ambitions littéraires, qu’il lui donnera à lire  son premier roman, ce qui donnera lieu ,en quelques pages, à un petit précis sur le sens de l’écriture en général et du roman en particulier… d’une grande finesse.

Ainsi, p.56 :
« ça me plaît, dit Rodney en m’interrompant.
-qu’est-ce qui te plaît , ai-je demandé, stupéfait.
-Que tu ne saches pas encore de quoi parle ton roman ; a-til répondu. Si tu le sais d’avance, c’est mauvais, tu vas seulement dire ce que tu sais déjà, et, ça nous le savons tous. En revanche, si tu es assez fou ou désespéré ou que tu as assez de courage pour continuer à écrire, tu finiras peut-être par dire quelque chose que tu ne savais pas toi-même que tu savais et que toi seul peux savoir, et c’est ça qui peut, dans le meilleur des cas, avoir un certain intérêt.(…) Je veux dire que celui qui sait toujours où il va n’arrive jamais nulle part, et qu’on sait seulement ce qu’on veut dire une fois qu’on l’a dit
. »

Plus loin p.57 :
« Rodney ne cherchait pas à discuter de l’intrigue de mon livre qui était pourtant ce qui me préoccupait le plus, mais de la voix qui la développait : les histoires n’existent pas, m’a-t-il dit un jour. Ce qui existe, en revanche, c’est celui qui les raconte. Si on sait qui c’est, il y a une histoire ;si on ne sait pas, il n’y en a pas. »

Ou un peu plus loin, l’interrogation de la notion de succès : « la fatalité de l’écrivain. »
« pour être un écrivain digne de ce nom il n’est même pas nécessaire d’avoir du talent : il suffit d’un peu de persévérance. En plus, le talent, on ne l’a pas, on le conquiert.
Alors pourquoi me demandes-tu si je suis sûr de vouloir être écrivain ?
Parce que tu peux très bien y arriver.
Où est le problème alors ?
C’est qu’il s’agit d’un sale métier.
Pas plus que celui de traducteur, je suppose. Sans parler de celui de mineur
.
N’en soit pas si sûr(…)Peut-être que seul devrait être écrivain celui qui ne peut être autre chose.
 
(…) Allons Rodney, quand même : ne me dis pas que t’es devenu d’un coup un pauvre romantique ; Ou un sentimental ou un lâche. Moi je n’ai absolument pas peur d’échouer.
Bien sûr a-t-il dit. Parce que tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est, mais qui a parlé d’échouer ? Je parlais du succès.


Oscar Wilde : «  Il y a deux tragédies dans la vie d’un homme. L’une, de ne pas atteindre ce qu’on désire. L’autre, de l’avoir atteint. » (…) ce que je veux dire c’est que personne ne meurt pour avoir échoué, mais qu’il est impossible de survivre dignement au succès. Ça, personne ne le dit, même pas Oscar Wilde, parce que c’est une évidence ou parce qu’on a trop honte de le dire…

La défense du narrateur qui fait appel à Jules Renard :
 « Oui, oui, je sais tous les grands hommes furent d’abord méconnus ; mais je ne suis pas un grand homme, et j’aimerais autant être connu tout de suite. »

Ou encore sur la nature de l’écrivain :
« Un sale métier (…)mais c’est aussi un type qui se pose des problèmes on ne peut plus complexes et qui, au lieu de les résoudre comme le ferait n’importe quel individu sensé, les rend plus complexes encore. C’est-à- dire que c’est un cinglé qui regarde la réalité et qui parfois la voit. »

Et encore et encore sur des pages et des pages...
Un grand romancier à découvrir sans tarder !

Javier Cercas :
Les Soldats de Salamines, Actes Sud, 2002
À la vitesse de la lumière, Actes Sud, 2006


lundi 27 avril 2015

Oscar Wilde / Il est imprudent de montrer son cœur au monde

Oscar Wilde
Henri de Toulouse-Lautrec
Oscar Wilde

 « Il est imprudent de montrer son cœur au monde. »


Ses aphorismes cinglants et volontiers cyniques. Sa dégaine que l’on imagine fluide, à la limite maniérée, malgré l’empâtement qui gagna les traits de son visage, et une robustesse de silhouette cédant la place, l’âge venant, à un envahissant embonpoint. Ses mœurs affichées, assumées, qui en font une icône principielle de la culture homosexuelle. Le prix qu’il paya de sa personne, physiquement, pour avoir bravé les lois de l’Angleterre victorienne. Les chefs-d’œuvre qu’il en reste, comme Le Portrait de Dorian Gray ou des perles noires de l’eau du Crime de Lord Arthur Saville. Tous ces éléments concernant Oscar Wilde (1854-1900) semblent bien connus du public et ont contribué à bâtir sa sulfureuse légende. Si l’homme demeure controversé au point d’avoir suscité quelque tapageur biopic, son œuvre n’est, quant à elle, plus en procès depuis longtemps – en tout cas dans le domaine francophone puisqu’elle a intégré la collection de la Pléiade dès 1996.

Mais, à l’instar de maints individus qui travaillent leur image jusqu’au moindre détail tout en affectant un souverain détachement par rapport au Siècle, Wilde fut un homme complexe, torturé par des douleurs intérieures dont l’on a du mal à imaginer qu’elles aient pu germer sous sa coruscante carapace. À commencer par les affres de la passion amoureuse.
Qui mieux que Daniel Salvatore Schiffer, déjà signataire d’une kyrielle d’ouvrages traitant de la question du dandysme sous ses aspects philosophiques, métaphysiques ou esthétiques ; qui davantage que cet authentique « Docteur ès brummellogie » pouvait prétendre sonder le cœur et les reins de l’auteur de L’Importance d’être Constant ? Non seulement il dispose de l’érudition sur le sujet et les thèmes connexes, mais l’élégance de sa plume épouse en outre parfaitement les mouvements ondoyants d’une destinée qui fut, stricto sensu, hors du commun.

À découvrir page après page cette somme (qui ne se parcourt pas en dilettante, c’est la seule frivolité interdite à son lecteur !), l’on mesure à quel point il subsiste de zones d’ombres à explorer, dans la bio- comme dans la biblio- graphie de Wilde. Voyageur (en Europe principalement, avec quand même une incursion aux États-Unis, pour y asseoir son succès), rencontreur, séducteur, jouisseur, Wilde fut un insatiable curieux, qui courait avec une égale énergie les salons de la Haute et les venelles des plus sordides bas-fonds. Et s’il s’agit de chercher un modèle d’artiste ayant appliqué l’injonction rimbaldienne d’être « absolument moderne », autant prendre l’alphabet à rebours pour plus vite arriver à son nom et s’y fixer. Préraphaélisme, symbolisme, « décadence »… Pas une tendance fin-de-siècle dont ce marginal absolu ne se soit imprégné, puis qu’il ait transcendée par son art solitaire, sans souci des dynamiques de groupes ou d’écoles. Wilde fut, à lui seul, une avant-garde.

Pour parvenir à un tel niveau de qualité, Schiffer a bénéficié d’un privilège de taille : l’accès à des archives inédites, dont celles que Merlin Holland, petit-fils de Wilde, lui a laissé non seulement consulter, mais surtout reproduire ! Voici donc, sous vos yeux éblouis, l’enveloppe contenant une mèche de cheveux de sa défunte sœur adorée Isola, et que Wilde a adornée d’inscriptions et de dessins débordant d’affection ; voici le fringant oxfordien costumé en Prince Rupert à l’occasion d’un bal en mai 1878 ; voici les alliances imbriquées témoignant de son mariage avec Constance Lloyd, qu’il regrettera d’avoir rendue si mal, si peu, heureuse. Et ces documents jouxtent des annonces de spectacles, des unes de presse et des caricatures puritaines relatives au fameux procès, des tableaux de Félicien Rops ou de Dante Gabriel Rossetti, d’inquiétantes vues des geôles où Wilde fut littéralement supplicié lors des pires moments de son existence, enfin l’ultime cliché, flou mais saisissant, du gisant sur son lit d’agonie. Une mention d’excellence également pour l’orchestration typographique, particulièrement subtile, qui joue sur la taille des polices de caractères pour faire ressortir quelques citations ou traits d’esprit sans jamais les désolidariser du commentaire général. Une finition ciselée qui aurait plu au perfectionniste, voire maniaque, Wilde.

« Splendeur et misère » était la formule idoine pour résumer la trajectoire du personnage ici revisité. Car celui qui côtoya Huysmans, Mallarmé, Proust, Ruskin, Verlaine, Sarah Bernhardt, bref les plus grands, finit dans un minable hôtel parisien, n’eut droit qu’à un enterrement de sixième classe, et il fallut attendre 1908 pour que sa dépouille se trouvât soclée au Père-Lachaise, en un monument taillé à sa (dé)mesure. Le « pestiféré des temps modernes » comme le rebaptise Schiffer se dérobait, mieux vaut tard que jamais, au régal des vermines. Désormais doté de cette seule vertu des morts qu’est la patience, il connut la vanité posthume de figurer, à l’occasion de sa pleine et entière réhabilitation littéraire, le 14 février 1995… sur un vitrail de l’abbaye de Westminster. Prochaine étape, la canonisation ? Il l’obtiendra, assurément, à condition que ce soit Schiffer qui monte le dossier.

Frédéric Saenen

Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde. Splendeur et misère d’un dandy, Éditions de La Martinière, 216 pp., 32 €.





dimanche 26 avril 2015

Oscar Wilde / chronologie


Oscar Wilde

Biographie synthétique d’Oscar Wilde (1854-1900). Journaliste, dramaturge, écrivain, Oscar Wilde choque la bonne société mondaine londonienne par ses frasques, son dandysme extravagant. Le portrait de Dorian Gray, en 1890, lui apportera le succès. Mais sa liaison affichée avec Lord Alfred Douglas lui vaudra en 1895 d’être condamné à deux ans de travaux forcés. À sa libération il s’installe en France mais connaît une lente déchéance malgré le soutien de ses amis, notamment André Gide. Il meurt d’une méningite dans un hôtel parisien le 30 novembre 1900.





1854 – Naissance à Dublin le 16 octobre d’oscar Fingal O’Flahertie Wills Wilde, deuxième fils de William Robert Wills Wilde chirurgien de réputation internationale et de Jane Francesa Elgee, poétesse et nationaliste irlandaise qui a publié ses premiers poèmes sous le pseudonyme de Speranza.

1864 – Élève à la Portora Royal School à Enniskillen où il apprend le français, le latin et le grec.

1867 – Mort à 10 ans de sa sœur cadette Isola. Immense tristesse.

1871 – Brillantes études au Trinity College, à Dublin. Premiers signes d’extravagance vestimentaires.

1874 – Obtient une bourse pour le Magdalen College, l’un des plus cotés de l’Université d’Oxford (jusqu’en 1878). Élève brillant et insolent, dandy, réputé et moqué par ses camarades pour ses tenues et son goût prononcé pour la discussion. Fréquente à Londres les milieux culturels et aristocratiques.

1875 – Voyage en Italie.

1876 – Mort de son père

1877 – Très influencé par l’un de ses professeurs, John Ruskin, membre du mouvement « esthète » pour qui l’art ne doit être que recherche du Beau, en dehors de toute préoccupation morale ou sociale. Très snob et anticonformiste, il deviendra très vite l’une des figures emblématiques du mouvement. Voyage en Grèce.

1878 – Retour à Dublin après l’obtention de son diplôme. Publie ses premiers poèmes dans des revues irlandaises et anglaises (« Ravenna » obtient le Newdigate Prize). Tombe amoureux de Florence Balcombe, qui finalement épousera Bram Stoker, l’auteur de Dracula.

1879 – Oscar Wilde s’installe à Londres et devient vite célèbre, notamment pour son extravagance, son cynisme face à la société victorienne et son militantisme en faveur de l’art pour l’art.

1880 – S’installe à Chelsea. Écrit sa première pièce de théâtre, Vera (mais qui sera retirée de l’affiche la veille de la première en 1881).

1881 – Publie Poems, premier recueil de poèmes accueilli avec enthousiasme par la jeune génération tandis que la société victorienne se montre plus réservée. Voyage d’une année aux États-Unis pour une série de conférences sur l’esthétisme.

1883 – De retour en Europe, s’installe quelque temps à Paris, où il rencontre les principaux écrivains français de l’époque : Verlaine, Mallarmé, Zola, Daudet, Hugo et l’actrice Sarah Bernhardt. Série de conférences en Angleterre et en Irlande. Rencontre une jeune admiratrice, Constance Lloyd. Écrit une nouvelle pièce de théâtre, La Duchesse de PadoueVéra est montée à New York, sans grand succès.

1884 – Mariage avec Constance Lloyd. Le couple (qui aura deux fils, Cyril en 1885 et Vyvyan en 1886) s’installe à Chelsea dans la demeure richement décorée, où défilera toute la société artistique londonienne. Il déserte souvent le domicile conjugal au profit d’hôtel où il retrouve des jeunes gens qu’il entretient.

1886 – Premier essai publié en revue : La Vérité des masques sur Shakespeare.

1887 – Rédacteur en chef jusqu’en 1889 du magazine The Woman’s World. Il y restera jusqu’en 1889.

1888 – Écrit pour ses enfants Le Prince heureux et autres contes.

1889 – Publication de deux essais : Le Déclin du mensonge et Pen, Pencil and Poison.

1890 – Première version de son unique roman : Le Portrait de Dorian Gray. Seconde version en 1891 assortie d’une préface développant sa conception de l’art et de la morale, mais qui, au-delà de l’immense notoriété qu’il acquiert, n’empêchera pas la société victorienne d’être choquée. Parution de deux essais : Le Critique comme artiste et L’Âme de l’homme sous le socialisme.

1891 – Publication de deux recueils de nouvelles : Le Crime de Lord Arthur Savile et autres contes et Une maison de grenades. Ainsi qu’un recueil d’essais, Intentions. Rencontre Lord Alfred Douglas avec lequel il entretiendra une liaison passionnée au grand dam du Marquis de Queensberry, père d’Alfred qui le menace publiquement. Voyage à Paris où il fréquente les Mardis de Mallarmé et se lie avec Marcel Schwob, Pierre Louÿs et André Gide.

1892 – Première à Londres de L’Éventail de Lady Windermere. Les comédies de Wilde, renouvellent le théâtre anglais, mais agacent profondément la société traditionnelle qui s’y voit critique et raillée. La tragédie Salomé est interdite alors qu’elle était programmée. Écrite en français pour Sarah Bernhardt, la pièce sera traduite en anglais par Lord Alfred Douglas et publiée en Angleterre en 1894.

1893 – Première d’Une femme sans Importance.

1894 – Publication en revue de Sentences philosophiques à l’usage de la jeunesse.

1895 – Première de Un mari idéal et de L’Importance d’être constant. Procès entre Oscar Wilde et le père de son amant, le Marquis de Queensberry, qu’il attaque en diffamation. L’affaire se retourne contre lui. Suivront deux autres procès. Alors qu’il a la possibilité de quitter le pays, Wilde préfère rester. Il est condamné le 25 mai à la peine maximale, deux ans de travaux forcés, pour délit d’homosexualité. Il purgera cette peine notamment à la prison de Reading, au sud de l’Angleterre, réputée très répressive. De nombreux intellectuels européens font circuler une pétition réclamant sa libération, sans succès.

1896 – Première de Salomé à Paris avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal. Mort sa mère.

1897 – Longue lettre écrite de la prison à Lord Alfred Douglas, qui sera remise à Robert Ross, son exécuteur testamentaire, qui effectuera deux copies, dont l’une remise à Douglas. Wilde y évoque l’affaire, les conditions de sa détention et dresse le bilan de sa relation avec Douglas, qu’il présente comme immature, désinvolte, irresponsable et manipulateur et lui fait nombre de reproches sur les conséquences de ses actes, tout en se montrant néanmoins très amoureux de lui. À sa libération, le 19 mai, Wilde s’exile en France à Berneval, près de Dieppe, et prend le nom de Sebastian Melmoth. Il est ruiné. Ses biens ont été confisqués pour régler les frais de justice, sa femme s’est expatriée en Allemagne avec ses fils qui ont changé de nom (Holland). Il écrit la Ballade de la geôle de Reading, publiée en 1898 et rejoint un temps Lord Alfred Douglas en Italie après avoir tenté de se réconcilier avec sa femme.

1898 – Mort en Italie de sa femme des suites d’une opération. Il s’installe à Paris et commence une longue période de misère et de déchéance malgré l’aide de ses amis, notamment André Gide.

1899 – Parution de Un mari idéal et de L’Importance d’être constant. Mort de son frère.
1900 – Voyage en Italie durant lequel il se rend sur la tombe de sa femme. Le 28 octobre, Wilde se converti au catholicisme. Le 30 novembre, il succombe à une méningite cérébrale, vraisemblablement consécutive à sa syphilis chronique, dans sa chambre de l’hôtel d’Alsace, 13 rue des Beaux-Arts à Paris. Il est enterré au cimetière de Bagneux. En 1909 ses cendres seront transférées au Père-Lachaise.

1902 – Alfred Douglas se marie avec Olive Custance et a un fils la même année, Raymond.

1905 – Robert Ross publie une version expurgée de la lettre à Douglas qu’il titre De profondis.

1909 – Robert Ross publie une deuxième version un peu plus complète de De profondis et dépose le manuscrit original au British Museum auquel il demande une mise sous scellés de cinquante ans.

1913 – Séparation d’Alfred et Olive.

1927 – Internement psychiatrique de Raymond.

1923 – Alfred Douglas est condamné pour calomnie envers Winston Churchill. Lors de son incarcération, il écrit un texte intitulé In excelsis, en référence au De profundis de Wilde, qu’il avait pourtant renié en 1918.

1927 – Douglas tente en vain de récupérer le manuscrit original de De Profondis auprès du British Museum.

1945 – Mort d’Alfred Douglas d’une insuffisance cardiaque à Lancing, dans le Sussex.

1949 – Le fils d’Oscar Wilde, Vyvyan Holland, publie la version complète de la lettre à Douglas sur base de la seconde copie du manuscrit.

1962 – Le British Museum libère le manuscrit. De profundis est corrigé sur base du manuscrit original et publié dans son intégralité.

Joseph Vebret





samedi 25 avril 2015

Biographies / Oscar Wilde



Oscar Wilde
(1854 - 1900)

Oscar Wilde, envers et contre tous

Oscar Wilde vient au monde le 16 octobre 1854 dans une famille très en vue de Dublin. William, son père, chirurgien officiel de la reine Victoria, a fondé dix ans auparavant l’hôpital ophtalmologique Saint Mark. La gentry s’y presse des quatre coins de l’Europe. Sa mère, Jane Francesca Agnes Elgee, que William a épousée en 1851 après avoir fait trois enfants illégitimes à sa première compagne, est une pasionaria de la cause irlandaise et du féminisme. Poétesse célèbre sous le nom de Speranza, elle encourage les ardeurs nationalistes de ses compatriotes dans la revue La Nation. Nièce de l’écrivain gothique Charles Maturin, elle appelle l’Irlande à s’émanciper de la tutelle britannique et plaide pour l’éducation des femmes et leur droit de vote. Son mari manie aussi la plume. Depuis 1845, il est le rédacteur en chef du Journal of Medical Science, et publie des récits de voyage.

En 1864, alors qu’il vient d’être anobli par la reine, William Wild est accusé par l’une de ses jeunes patientes d’avoir abusé d’elle après l’avoir endormie avec du chloroforme. Elle rédige un pamphlet qu’elle rend public. Lady Wilde lui intente un procès en diffamation qu’elle perd. En outre, la réputation de Sir William Wilde est entachée par son refus de se présenter à la barre des témoins, dérobade qui sonne comme un aveu. Trois ans plus tard, Oscar perd sa jeune sœur, Isola, qui meurt à neuf ans de la peste. En 1871, c’est au tour des deux filles illégitimes de William de périr brûlées vives dans leurs robes de bal. Elles avaient un peu plus de vingt ans.

Cette année-là, Oscar quitte la Portora Royal School, à Enniskillen, où il a appris le français, le latin et le grec, matières dans lesquelles il excelle, pour rejoindre le Trinity College de Dublin. Il se fait remarquer de ses condisciples autant par sa conversation que par ses habitudes vestimentaires hors du commun. Extravagant et volubile, en sa compagnie ses camarades font pâle figure. En 1874, le jeune dandy obtient une bourse pour le Magdalen College, l’un des établissements les plus côtés de l’Université d’Oxford. Il est très rare qu’un roturier y soit admis. Wilde n’est ni aristocrate ni fortuné. Il a comme professeur John Ruskin, l’un des porte-parole du mouvement « esthète », pour qui l’art ne doit être que recherche du Beau, en dehors de toute préoccupation morale ou sociale. Oscar Wilde trouve alors dans les propos du peintre et du critique d’art ce qu’il sent sourdre en lui, se démarquant du commun des mortels avec ses cheveux longs, ses cravates lavallières et les boutonnières de ses costumes fleuries d’un œillet, d’un lys ou d’un chrysanthème. Une élégance distinguée qui ne suffit cependant pas à emporter les faveurs de Florence Balcombe. Cette beauté du diable lui préfère son ami Bram Stoker, le futur père de Dracula, rencontré à Trinity. Fiancée au premier, elle épouse le second en 1878. Qu’importe : le désespoir amoureux rend l’éconduit prolixe. Il publie ses premiers poèmes dans des revues irlandaises et anglaises. L’un d’eux, Ravenna, obtient le Newdigate Prize. À Londres, où il s’installe, Oscar se met à fréquenter les milieux littéraires et aristocratiques. Son apparence et son excentricité le rendent vite célèbre. En 1881, son premier recueil de poèmes est accueilli avec dévotion par les artistes fin-de-siècle. Le « grand monde » victorien lève le sourcil, mais finit par opiner du chef devant le jeune prodige. Ce ne sera pas toujours le cas. Véra ou Les Nihilistes, la pièce qu’il a écrite l’année précédente est retirée de l’affiche à la veille de la première. Cet hymne à la liberté des peuples, en ces temps troublés de crise entre l’Irlande et l’Angleterre, est vu comme une incitation à la révolte.

À la fin de l’année, Oscar Wilde part aux États-Unis donner une série de conférences sur sa conception de l’esthétique. Il déclare à son arrivée « ne rien avoir à déclarer en dehors de [son] génie ». De retour en Europe, il rencontre à Paris les écrivains en vogue : Verlaine, Mallarmé, Zola, Daudet, Hugo. Il se lie d’amitié avec Robert de Montesquiou, Jean Lorrain, Pierre Louÿs, Marcel Proust et André Gide. L’actrice Sarah Bernhardt l’envoûte.

C’est à Dublin, au sortir d’une conférence, qu’il rencontre une jeune admiratrice : Constance Lloyd. Il l’épouse l’année suivante, en 1884. Le couple s’installe à Chelsea dans une demeure cossue, au luxe raffiné. Elle devient très vite le lieu de rendez-vous des artistes londoniens. Cyril, leur premier fils, naît en 1885, Vyvyan l’année suivante. Si Oscar Wilde, en père aimant, se lance pour ses enfants dans l’écriture de contes – Le fantôme de CantervilleLe crime de Lord Arthur SavileLe prince heureux et autres contes –, il multiplie les expériences homosexuelles. Il aurait, dit-on, contracté la syphilis à Oxford, durant ses études, et s’en croirait guéri après un traitement au mercure. Certains verront même dans ce mal la cause de sa mort prématurée.

Après la publication de son premier essai, La vérité des masques sur Shakespeare, il devient rédacteur en chef du magazine The Woman’s World en 1887. Pendant deux ans, il va y déployer ses talents de pamphlétaire et son art du paradoxe, tout en défendant la cause féministe, fidèle aux enseignements de Lady Wilde.

Le portrait de Dorian Gray

C’est dans le numéro de juillet 1890 de la revue américaine Lippincott’s Monthly Magazinequ’Oscar Wilde publie d’abord son unique roman, Le Portrait de Dorian Gray. Cette apologie de la beauté est aussitôt accusée de corrompre la jeunesse. L’intéressé répond aux critiques dans une Préface qu’il donne à la Fortnightly Review. Pour Wilde, l’art et l’éthique ne sauraient être confondus : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout. » En avril de l’année suivante, l’ouvrage paraît en volume, augmenté de six chapitres. L’Angleterre victorienne s’étrangle, les lecteurs s’arrachent le livre. La carrière littéraire d’Oscar Wilde, qui jusqu’alors était plus connu pour sa vie que pour son œuvre, est lancée.

Le Portrait de Dorian Gray est donc cette histoire extraordinaire d’un portrait qui vieillit à la place du modèle. Pire, ce sont les péchés de Dorian, son immoralité – même si elle est entourée de justifications philosophiques – qui a sacrifié son âme à son image, qui enlaidissent progressivement le tableau. C’est son double, celui qu’il ne veut pas voir. Et, le jour où il en prend conscience, croyant détruire le portrait, il se détruit lui-même. Fin prémonitoire quant au propre destin de Wilde.

C’est donc un roman sur le bien et le mal. Mais c’est aussi une satire sociale, acide, cruelle, caricaturale, de la bonne société victorienne, hypocrite et orgueilleuse. C’est un plaidoyer d’Oscar Wilde sur sa conception de l’art, du beau et du statut de l’artiste qui n’existe que dans l’œuvre – concept que l’on retrouvera chez Proust dans son fameux Contre Sainte-Beuve. Pour preuve, la vie conduit inexorablement l’homme vers la mort, tandis que l’art est éternel. Mais Wilde va plus loin encore, il stigmatise la beauté comme étant dangereuse, tentatrice et parfois mortelle. C’est enfin un roman sur les amours qui ne disent pas leur nom.

« La meilleure façon de résister à la tentation, c’est d’y céder » : Le Portrait de Dorian Grays’articule autour de ce paradoxe wildien célébrissime. Une maxime qui prend à rebrousse-poil les manières d’une société dominée par une morale étriquée. Dans ce qui sera considéré comme le plus français des romans anglais, le vice devient vertu, quand la vertu se fait dépravation. Transposant le mythe de Faust, Wilde s’abreuve aux sources de la littérature contemporaine. Sa fable philosophique doit tout à la fois à la Peau de chagrin de Balzac qu’auPortrait ovale d’Edgar Allan Poe. Le thème du double fascine l’esprit fin-de-siècle. En 1886, Robert Louis Stevenson a livré une allégorie de l’hypocrisie qui régit la société victorienne avecLe cas étrange du docteur Jekyll et de mister Hyde. L’étrangeté de ce roman, qui a fortement influencé Wilde, tient dans les non-dits d’un récit qui donne pourtant l’apparence d’une transparence absolue. Un univers essentiellement masculin, comme celui du livre empoisonné dont se délecte Dorian Gray, À rebours. Le roman de Joris-Karl Huysmans, où il ne se passe rien, paru en 1884, met en scène Des Esseintes, un dandy fin de race, esthète et excentrique, dont l’existence n’est guidée que par la recherche du faux plus vrai que nature. Et Wilde va plus loin encore que Des Esseintes, fatigué, désabusé, revenu de tout : Dorian qui n’est rien, n’a rien créé, rien écrit, rien produit, mais qui est jeune et beau, fait de sa vie son œuvre. Wilde est en quelque sorte le précurseur des émissions de téléréalité qui mettent en scène vingt-quatre heures sur vingt-quatre des inconnus sous le feu croisé des caméras.

Le succès teinté de scandale rencontré par Le Portrait de Dorian Gray n’est pas dû seulement au fait que son intrigue fantastique souscrive au goût de l’époque. Le lecteur y trouve aussi exprimé tout haut sous la plume de l’écrivain ce qu’il pense tout bas. Mais aucune époque n’aime regarder dans le miroir ses petites lâchetés et ses grands mensonges. À la parution du roman, le Scot Observer écrit : « L’intrigue – qui traite de sujets réservés au Service des enquêtes criminelles ou à une audience à huis clos – discrédite aussi bien l’auteur que l’éditeur. Mr Wilde est un homme intelligent, artiste, élégant ; mais s’il ne peut écrire que pour des aristocrates dévoyés et des télégraphistes pervertis, plus tôt il se fera tailleur (ou tout autre métier décent), mieux cela vaudra pour sa réputation et pour la moralité publique. » En effet, quelques années plus tôt, en 1889, « l’affaire des petits télégraphistes » a fait grand bruit. Une descente de police dans un bordel pour hommes à Cleveland Street a dévoilé les relations entre jeunes prostitués et clients influents, dont certains appartenaient au gouvernement. L’affaire fut étouffée et classée sans suite, mais ouvrit une période de soupçon.

La critique partagée

D’aucuns virent dans ce Portrait de Dorian Gray une œuvre autobiographique. Ce qui n’est pas faux, si l’on considère que Wilde s’y retrouve dans les trois personnages. Il s’en est d’ailleurs expliqué. Basil Hallward est tel qu’il croit être, un artiste sentimental qui souffre de vivre ses passions, ses attirances, ses désirs, dans le secret ; lord Henry est tel que le monde le croit, dandy, épicurien, hâbleur, cynique, corrupteur de jeunesse ; Dorian Gray est tel qu’il voudrait être, un idéal esthétique, un objet de désir – et d’ajouter : « Dans une autre vie peut-être. »

La critique ne reproche pas seulement à Wilde l’aspect plus qu’équivoque de son roman. D’abord on trouva qu’il était trop court et bâclé, là où la plupart des écrivains commettaient des romans volumineux en trois tomes ou plus, et qu’il est issu d’une nouvelle qu’il a agrémenté de nouveaux chapitres pour en faire un roman. On estima ensuite qu’il ne respectait pas les règles du genre romanesque. Pour exemple, le fameux chapitre XI, considéré comme un inventaire de connaissances qui n’apporte rien à l’intrigue. On en a voulu également à Wilde d’étaler son goût pour les Décadents français, tels Huysmans ou Gautier, tout en affirmant que les Anglais n’avaient aucun goût pour la vraie littérature. Il y a là crime de lèse-majesté ! À ce sujet, le Daily Chronicle parle à propos du Portrait de « littérature lépreuse des Décadents français – un livre empoisonné, dont l’atmosphère est lourde d’odeurs putrides et de pourriture spirituelles »…

Mais ce que ne sait pas la critique de l’époque, c’est que la première version, celle publiée dans la revue américaine, a été largement édulcorée à la demande de l’éditeur, afin que disparaisse toute référence explicite à la sexualité des personnages et à leur homosexualité affichée. Le manuscrit original, qui a été rendu public en avril 2011, montre à quel point Wilde faisait fi de la morale et des lois en vigueur condamnant très lourdement depuis 1885 l’amour entre les hommes, et combien il était naïf de penser que l’éditeur laisserait passer une telle transgression.

Scandale et procès

Le Portrait de Dorian Gray est surtout un succès de scandale qui servira plus la réputation de son auteur que son enrichissement personnel. Le prince de l’aphorisme devient alors dramaturge. Le 22 février 1892, c’est la première à Londres de L’Éventail de lady Windermere. L’année suivante, Wilde écrit en français Salomé pour Sarah Bernhardt, pièce inspirée par un tableau du peintre Gustave Moreau, mais la pièce est interdite par la censure alors même que les répétitions ont commencé. En 1893, c’est au tour d’Une femme sans importance. On crie au renouveau du théâtre anglais, une évolution qui agace profondément la société traditionnelle qui s’y voit critiquée et raillée. En plus d’être célèbre, Wilde est devenu riche. Ces deux pièces lui rapportent des sommes énormes : 70 livres sterling par jour, soit l’équivalent de 7 000 euros ! Sommes englouties par un train de vie dispendieux et le désir de plaire à un certain Lord Alfred Douglas.

En effet, en 1891, le poète Lionel Johnson a présenté à Oscar Wilde Lord Alfred Douglas, le troisième fils du marquis de Queensberry, un jeune éphèbe de vingt et un ans qui étudie au Magadalen College d’Oxford, là où Wilde fit ses études presque vingt ans auparavant. Surnommé « Bosie » (beau gosse), il dit avoir lu neuf fois Le Portrait de Dorian Gray et ne cache pas sa joie de rencontrer l’auteur, à la réputation sulfureuse. Leur passion de la poésie les lie ; la jactance de Wilde et la beauté insolente de Bosie feront le reste. Devenus inséparables, ils s’affichent au mépris du qu’en-dira-t-on. Une amitié particulière qui n’est pas vraiment du goût du marquis de Queensberry, le père de Lord Douglas, connu pour être l’auteur des « Queensberry rules » qui réglementent la boxe mondiale, mais aussi pour son irascibilité.D’autant que le 18 octobre 1894, le fils aîné du marquis est décédé. Un accident de chasse, selon la version officielle. Mais il se murmure que l’infortuné a mis fin à ses jours après avoir rompu avec son amant devenu Premier ministre.




Le vice innommable, condamné par la 11e section du Criminal Law Amendement Act, lui ayant pris son premier-né, Queensberry se met en tête de sauver le cadet. Après moult provocations auxquelles Wilde ne répond pas, le marquis dépose le 18 février 1895, à l’Albermale, un bristol :« À Oscar Wilde posant au somdomite » [sic]. Bosie, qui déteste son père, pousse l’écrivain à réagir. Malgré l’avis contraire de ses amis et de son avocat, Wilde porte plainte en diffamation le 2 mars 1895. Et ce qui n’aurait dû être qu’une simple formalité tournera très vite au cauchemar.

Le Tout-Londres se passionne pour le procès et personne ne doute de la victoire d’un auteur si adulé. Mais le contexte n’est pas favorable à l’écrivain. Il est son propre ennemi. Il prend le prétoire pour une scène, multiplie les bons mots, se montre très désinvolte vis-à-vis des mœurs et de la morale, ment sur son âge et sur celui d’Alfred, et se met les jurés à dos. Même le public finira par le lâcher. Le diffamé deviendra l’accusé. Et à l’issue du troisième procès, il est condamné à deux ans de travaux forcés !

Du jour au lendemain, la presse, le public, les Anglais, piétineront celui qu’ils ont pourtant porté au pinacle. Wilde aurait dû se souvenir de ce qu’il écrivait dans Le Critique en tant qu’artiste : « Le public est extraordinairement tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. »

La prison

Le 25 mai 1895, Oscar Wilde, esthète, fin poète, écrivain génial, essayiste de talent, dramaturge brillant, dandy maniant l’art de la conversation et au-delà celle de la provocation, excentrique aux réparties fulgurantes, est condamné, à l’issu de trois procès, à deux années de travaux forcés.

L’Angleterre victorienne tient enfin sa revanche face à l’insupportable histrion qui fait fi des conventions et de la morale. Les pairs du royaume qui ont cru se reconnaître dans le personnage du vieux lord du Portrait de Dorian Gray et ceux de l’aristocratie dont il dénonce dans ses pièces de théâtre les mœurs corrompues s’en donnent à cœur joie. Ses pièces sont aussitôt déprogrammées et ses biens saisis pour être vendus aux enchères afin payer ses dettes et ses frais de justice. 

En prison, il compose deux chefs-d’œuvre, avant que sa plume ne se taise à jamais : De profundis, une longue lettre à Bosie, publiée à titre posthume dans une version expurgée en 1905, et Ballade de la geôle de Reading, achevée après sa libération.
Brisé et ruiné

À l’expiration de sa peine, c’est un homme brisé et ruiné. Il quitte la prison le 19 mai 1897 avec dix schillings en poche, le gain de ses deux années de travaux forcés. Il parvient à récupérer une petite somme d’argent, reliquat de sa fortune passée additionnée de dons d’admirateurs, et part aussitôt s’installer à Dieppe, puis dans un hôtel, à Berneval, un petit village non loin de là, sous le pseudonyme de Sebastien Melmoth, un héros gothique créé par son grand-oncle. Il est seul malgré quelques visites de ses amis. Il s’ennuie, relit Dante, erre quelque temps dans la région, revient en secret à Londres retrouver Bosie et emprunter de l’argent, voyage avec lui en Italie, avant de se fixer à Paris.

Sa femme s’est expatriée en Allemagne avec ses fils ; ils ont changé de nom et adopté celui de jeune fille de leur mère : Holland. Wilde voit Gide, côtoie Alfred Jarry, Toulouse-Lautrec, Auguste Rodin et Sarah Bernhardt, mais ne cherche pas à retrouver la gloire d’antan. Il fréquente même Esterhazy qui lui avouera être l’auteur du faux qui condamna Dreyfus. Bosie s’est également installé à Paris, avenue Kléber, mais plutôt que d’aider son ami, il dilapide des fortunes d’un hippodrome l’autre. Épuisé par les rigueurs inhumaines de la prison, usé par les excès, délaissé par Bosie qui s’est réconcilié avec son père sur son lit de mort, devenu comme il le disait « une épave à bout de nerfs », il emménage finalement dans un hôtel de la rue des Beaux-Arts, peu cher et dans lequel il dispose de deux chambres, « une pour écrire, l’autre pour l’insomnie ». Il a perdu de sa superbe, cherche désespérément quelque subside, emprunte, mendie auprès de ses amis, se laisse aller, vidé. Il n’a plus d’énergie. C’est la fuite en avant. Criblé de dettes, il fréquente quelques hommes qui l’entretiennent momentanément, voyage, quitte son hôtel qu’il ne peut plus payer, se fait expulser de droite et de gauche, revient finalement rue des Beaux-Arts. Quasi vagabond, il erre dans les rues de Paris. Ceux qui le connaissent font mine de ne pas le voir. Son oreille, suite à une blessure au pénitencier, le fait atrocement souffrir. Il se fait opérer le 10 octobre 1900 dans sa chambre d’hôtel, mais trop tard. La plaie s’infecte. L’otite se transforme en méningo-encéphalite consécutive à une récidive de syphilis. Le 28 octobre, à bout de force, il se convertit au catholicisme et meurt deux jours plus tard, à quarante-six ans dans le dénuement le plus complet.

Vengeances post-mortem

Oscar Wilde est d’abord inhumé à Bagneux, un enterrement de sixième classe suivi par quelques artistes anglais ainsi que par Paul Fort et Pierre Louÿs. Bosie est présent, revenu précipitamment d’Écosse ainsi que Jean Dupoirier, le patron de l’hôtel d’Alsace. Gide et Proust brillent par leur absence. Il faudra d’ailleurs attendre dix ans avant que Gide ne publie un petit recueil de souvenirs. C’est dire si Wilde sentait le soufre. Et bien longtemps après sa mort. Un exemple parmi d’autres : les enfants de l’écrivain, qui ne revirent jamais leur père, furent chassés de tous les hôtels où ils séjournaient après le procès. Ils durent changer de nom et s’exiler avec leur mère en Allemagne. Plus tard, par hostilité envers Oscar Wilde, on refusa même d’admettre Vyvyan à l’Université d’Oxford.

Lady Wilde, qui a toute sa vie pris le parti des combattants pour la liberté, plonge dans une humeur noire à l’annonce de la condamnation de son fils. Elle meurt mutique le 3 février 1896 sans avoir obtenu l’autorisation de voir son fils en prison. Constance, la femme d’Oscar Wilde, tombe quant à elle dans un escalier après avoir fait un faux pas. Touchée à la moelle épinière, elle meurt des suites de l’opération de la dernière chance, le 7 avril 1898.
Les enfants de l’écrivain ne reverront jamais leur père, chassés de tous les hôtels où ils séjournent avant de trouver refuge dans la Principauté de Monaco. Par hostilité envers Oscar Wilde, on refuse plus tard d’admettre Vyvyan à l’Université d’Oxford.

Lord Alfred Douglas, après un mariage de convenance qui ne dura pas longtemps, traduisit les Protocoles des sages de Sion et dirigea un hebdomadaire populiste et antijuif, Plain English. En 1923, il comparait à son tour devant la cour d’Old Bailey pour avoir diffamé dans ses articles Winston Churchill, alors secrétaire d’État aux Colonies. Il est condamné à six mois de prison fermes.

Sphinx nu

Il n’en reste pas moins qu’à travers ses mots d’esprit, ses saillies et ses provocations, Wilde s’est d’abord fait le défenseur d’un art sans entraves et de la liberté de l’écrivain. Même si, contrairement à ce qu’ont prétendu certains, il ne s’est pas immolé, victime consentante, sur l’autel de l’homosexualité, il a brisé par son geste les tabous d’une société bâtie sur les faux-semblants et l’hypocrisie. En poussant ses théories et son comportement subversif jusqu’à la limite, Oscar Wilde est passé d’une « éternité de gloire » à une « éternité d’infamie ».

À sa sortie de prison, il écrit à l’un de ses amis : « Oui, je n’ai aucun doute que nous gagnerons, mais la route est longue et rouge d’un monstrueux martyre. » En 1902, le mot « homosexuel » fait son entrée dans le supplément du Nouveau Larousse illustré et désigne une « pathologie ». En 1967, trois mois après la mort de son fils cadet, Vyvyan Holland qui, à défaut d’avoir conservé le nom de son père a défendu sa mémoire, le Criminal Law Amendement Act est abrogé. Et ce n’est qu’en 2000 que le Royaume-Uni abroge l’une de ses dernières législations anti-homosexuelles. Hasard du calendrier, on fête cette année-là le centenaire de la mort du vibrionnant esthète.

En 1909, les restes d’Oscar Wilde sont transférés au cimetière du Père-Lachaise, division 89. Le tombeau a été réalisé par Jacob Epstein, pionnier de la sculpture moderne. Un sphinx monumental, ailé et nu, surplombe le caveau. Et le scandale repartira de plus belle, l’artiste ayant doté l’ange-démon d’attributs virils. Accusé d’obscénité, il refuse de modifier son œuvre. D’autant qu’il en est très fier : le bloc de pierre de plusieurs tonnes a été sculpté à grande échelle, directement et sans fragmentation. Il fut alors décidé de « plâtrer » l’objet du délit. Finalement, une plaque de bronze fit office de feuille de vigne. Mais quelque temps plus tard, un commando d’artistes et de poètes contestataires arracha le cache-sexe. Le monument fut alors recouvert jusqu’en 1914 d’une bâche et surveillé par la police. Il devint par la suite un objet culte, un lieu de pèlerinage, et se couvrit progressivement de graffitis, de marques de rouge à lèvres et d’inscriptions en tous genres. Restauré une première fois et doté d’une clôture qui fit long feu, rien ne put freiner l’ardeur des admirateurs. Sa tombe au Père-Lachaise vient d’être rénovée et protégée.

 Joseph Vebret