mardi 31 décembre 2024

Dans la « mêlée » avec D. H. Lawrence

 



D. H. Lawrence
D. H. Lawrence (1929) © CC0/WikiCommons

Dans la « mêlée »

avec D. H. Lawrence

par Claude Grimal
31 décembre 2024
Numéro 211

Le volume que la Pléiade consacre à D. H. Lawrence offre l’occasion de se (re)plonger dans l’œuvre d’un écrivain qui, pour Marc Porée, maître d’œuvre de cette publication, était « hétérodoxe de bout en bout » et a « toujours privilégié l’écart en toute chose ». La nouvelle traduction et la présentation qu’il fait avec Laurent Bury des deux plus célèbres romans de l’auteur (Femmes amoureuses et L’amant de Lady Chatterley) et de trois de ses « novellas » (« La coccinelle », « Le renard » et « La poupée du capitaine ») en sont des preuves éclatantes. En effet, la fiction de D. H. Lawrence possède une singularité, une intensité, une « physicalité », qui choquèrent à son époque et troublent encore aujourd’hui. Lawrence défendait, bien sûr, ses choix romanesques : « Quiconque me lira, écrivait-il dans une lettre, sera jeté, bon gré mal gré, dans la mêlée ; et si cela ne lui plaît pas – s’il préfère un confortable fauteuil d’orchestre – qu’il lise quelqu’un d’autre. » EaN a demandé à Marc Porée d’évoquer quelques traits particuliers de cette « mêlée » lawrencienne.

lundi 30 décembre 2024

Martín Solares / Quatorze crocs / Paris-Mexique

 


Martín Solares, Quatorze crocs


Paris-Mexique

« Les romans sont des êtres qui nous obsèdent pendant des années », affirme Martín Solares. Impossible de s’en délivrer sans comprendre les raisons qui nous poussent à les écrire, sans trouver le dernier mot qui éclaire ce mystère intérieur. Sept ans lui ont été nécessaires pour se libérer des Minutes noires, huit pour N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois, 2009 et 2016), ces deux énormes « baleines » qui l’avaient avalé. Entre les deux se trouve Quatorze crocs, dont l’écrivain mexicain a commencé la rédaction à Paris, où il a vécu sept ans. À son retour au Mexique, la violence inouïe touchant le nord du pays, notamment sa région d’origine de Tamaulipas, l’oblige à mettre en suspens ce projet d’écriture. Il s’attelle alors à l’exploration de la sombre machinerie du narcotrafic.


Martín Solares, Quatorze crocs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vasserot. Christian Bourgois, 200 p., 18 €


Dans Quatorze crocs, Martín Solares continue à interroger le roman noir, son rapport au rêve et à la mort, dont il efface les frontières pour nous inviter à regarder autrement Paris, devenue ici la capitale de la vie ultra-tombale. Parenthèse ludique et jouissive dans cette œuvre marquée – sinon blessée – par le réel. Jeu intertextuel, drôle et décalé, pour relever le défi qu’il s’est imposé : enquêter dans l’au-delà, dans ses bas-fonds, seul type d’affaires qui, selon l’auteur, a échappé à Georges Simenon, lequel fait une apparition furtive dans le roman.

C’est à travers le regard du jeune détective Pierre Le Noir que nous découvrons la Brigade Nocturne de la Police de Paris. Confronté à son premier cas – la découverte d’un corps portant sur le cou la marque de quatorze trous alignés, meurtre où l’absence de sang intrigue aussi –, il explore cette autre topographie parisienne, souterraine et crépusculaire, qui le conduit du Marais au Montparnasse de l’entre-deux-guerres : « Les créatures nocturnes le savent, chaque rue de Paris a un nom officiel et un nom secret. » Sont réveillées ainsi par l’intrigue des significations oubliées, comme Denfert-Rochereau, ancienne rue de l’Enfer, ou le quai de la Mégisserie, pour nous rappeler que cette « odeur de mort » hante toujours la ville.

Martín Solares, Quatorze crocs

Martín Solares © Jean-Luc Bertini

Nous sommes d’emblée plongés dans ce monde autre. Les premiers témoins interrogés par le détective novice sont un fantôme attablé dans un café et une très belle femme, Mariska, qui grâce à ses pouvoirs magiques devient son guide. Il est difficile de traiter avec ces êtres de la nuit : « Si l’on cherche des témoins, mieux vaut s’adresser à d’autres sortes de morts-vivants, comme les noyés qui barbotent allègrement dans la Seine, toujours disposés à converser, surtout en été. Ou les morts frappés d’un maléfice quelconque, qui s’ennuient et passent leur temps à observer, eux qui demeurent depuis des siècles sur les places publiques de Paris. »

Avec Pierre Le Noir, on pénètre aussi dans les services de migration de l’au-delà, dont l’accès se situe dans la tombe du dictateur mexicain Porfirio Díaz au cimetière du Montparnasse, le schibboleth pour y accéder étant sa devise, « Ordre et progrès », sans oublier un inéluctable petit pot-de-vin – triste rappel de la longue tradition de corruption au Mexique. Dans la file d’attente, à côté des momies et des vampires, on retrouve des êtres fantastiques de la culture populaire mexicaine, comme la Llorona – « créature très délicate qui prétend chercher ses enfants et se nourrit de larmes » – et les chaneques, ces lutins vêtus de blanc avec un foulard rouge autour du cou, déjà présents dans N’envoyez pas de fleurs, mais devenus ici des travailleurs tiers-mondistes payés à bas prix : « Vous n’auriez pas un petit boulot pour nous ? Nous pouvons entretenir votre jardin. Nous savons peigner les racines des arbres en direction du centre de la Terre, nous nettoyons le sol des maléfices enfouis. Et nous pouvons tisser la lumière de la lune. Un jardinier parisien d’outre-tombe vous demanderait une fortune pour tout ça. Nous, nous prenons deux fois moins cher. » Car, dans l’œuvre de Martín Solares, le fantastique et l’onirique sont bien des moyens de saisir le réel, ou plutôt de mettre en évidence le caractère hallucinatoire de sa violence profonde.

Dans Quatorze crocs, l’écrivain s’est ainsi lancé un défi : répondre à l’injonction surréaliste de résoudre la vie à travers le rêve, de suivre les pistes du merveilleux pour comprendre le monde. Occultisme, hypnotisme et magie deviennent ici des méthodes d’enquête. Renouant avec sa lignée maternelle, petit-fils de « la meilleure voyante de tout Paris », Mme Palacios, le jeune détective entre en contact avec l’invisible, interagit avec les morts pour (leur) faire justice. Il reçoit de sa grand-mère en cadeau un bijou qui l’alerte du danger lorsqu’il se met à chauffer dans la poche intérieure de sa veste, lui permettant ainsi de transiter dans le monde des morts.

Au cours de l’enquête, Pierre Le Noir est introduit par Mariska dans une soirée organisée en l’honneur de Man Ray – dont l’une des créations est peut-être en rapport avec le meurtre. Les deux clans ennemis de l’avant-garde parisienne sont réunis : « Le groupe de Breton, le groupe de Tzara… Tous les mêmes, dans le fond, sauf qu’ils s’en veulent à mort, ces derniers temps. Ils sont allés saboter leurs spectacles respectifs, ils s’insultent, ils se tapent dessus. 


 » Si Solares fait des surréalistes des personnages de son roman, avec des portraits qui sont esquissés avec un humour tendrement corrosif, c’est sans doute par cet autre rapport au visible auquel leurs expériences ont ouvert la voie. À l’instar de ce collage de René Magritte, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoqué d’ailleurs plus tard par l’auteur comme source essentielle du livre, et qui remet en effet en question l’évidence du visible, le roman nous invite à « voir l’invisible », comme cette « étrange substance, très fine », « l’Air de Paris », permettant de « photographier des objets ou des personnes imperceptibles pour les humains ».

Mais peut-être le véritable mystère sur lequel enquête en réalité Quatorze crocs est-il celui de la mort elle-même : cette séparation radicale, manière d’essayer de neutraliser leur pouvoir sur les vivants que nos sociétés ne cessent d’établir et qui disparaît ici joyeusement. Premier volet d’une trilogie en cours, Quatorze crocs annonce l’insurrection des morts qui refusent de rester à leur place : « Des morts sortent de leur demeure pour aller mordre les vivants et boire leur sang… On parle même d’une révolte des trépassés, qui se réveilleraient et refuseraient de retourner dans leur tombe ». L’excès des morts, leur humour et leur sensualité envahissent l’espace des vivants.

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mardi 24 décembre 2024

Richard Pace / Femmes

 


Richard Pace
FEMMES


Claude Grimal / Eldritch / Lovecraft

 




Illustration de « Spawn of the Stars » par Sofyan Syarief © CC-BY-4.0/Sofyan Syarief /Wikimedia Commons


« Eldritch »

par Claude Grimal
24 décembre 2024
Numéro 211

H. P. Lovecraft (1890-1937) avait quelques obstacles à surmonter avant d’être accueilli dans la Pléiade. Il avait cependant, en tant qu’auteur américain, déjà franchi le plus décisif avec la publication de certains de ses Tales en 2005 dans la Library of America (l’équivalent de la Pléiade aux États-Unis), accédant ainsi à la respectabilité littéraire. Il ne lui restait qu’à patienter deux décennies avant de se couler entre les couvertures pleine peau (de mouton) de Gallimard.

jeudi 19 décembre 2024

Roxanne Bouchard / Deon Meyer

 

Le murmure des hakapiks, Roxanne Bouchard, Editions de l’aube, 304p., 19,90 €

Leo, Deon Meyer, traduit de l’afrikaans par Georges Lory,  Gallimard, 620p., 23€.
Cap Gasp « Fin des terres » (Québec, Canada) © CC BY-SA 2.0/Notafish/WikiCommons

À 12 500 km de distance


12 500 km séparent le pays du Murmure des hakapiks de Roxanne Bouchard et celui de Leo de Deon Meyer, mais l’un et l’autre sont propices à l’aventure puisque la Canadienne propose des enquêtes policières glaciales en Gaspésie et le Sud-Africain d’incroyables courses-poursuites et braquages du côté du Cap.

Roxanne Bouchard | Le murmure des hakapiks.L’Aube, 304 p., 19,90 €
Deon Meyer | Leo. Trad. de l’afrikaans par Georges Lory. Gallimard, 620 p., 23 €


L’intérêt des livres de Roxanne Bouchard réside dans leur atmosphère gaspésienne : rudesse des paysages et des habitants, « exotisme » des parlers et des activités, poésie des noms de lieux… On retrouve tout cela, ainsi que les deux héros, Simone Lord et Joaquim Moralès, dans Le murmure des hakapiks. Simone embarque en qualité d’observatrice de l’Agence des Pêches sur un chalutier de chasseurs de phoques : la météo est hostile, l’équipage également, ce d’autant plus que la chasse n’est pas son unique but de sortie maritime. Pendant ce temps, l’inspecteur Moralès entreprend un périple en ski de fond aux abords du fleuve Saint-Laurent… L’histoire à laquelle seront mêlés les deux héros est glaçante, sanglante et mouvementée, tout comme le sort des phoques chassés au hakapiklong bâton de bois muni de crochets. « Contrairement aux tirs de carabines, dont la détonation est bruyante, l’élan de l’hakapik est discret. L’arme fend l’air dans un chuchotement et la masse métallique s’abat sur la bête. Un murmure, et le phoque meurt, dans la froide quiétude de la banquise. » Brrrr !



À l’autre bout du globe, dans une Afrique du Sud ravagée par la corruption et la violence, les deux policiers de Deon Meyer, Benny Griessel et Vaughn Cupido, mènent au fil des pages de Leo leur énième enquête. L’auteur, en grande forme, ne lésine pas sur les rebondissements et la multiplication des intrigues.

Un avocat est retrouvé étouffé par de la mousse expansive qu’on lui a injectée dans la gorge. D’autres assassinats suivent, tandis qu’en parallèle un groupe de « pros » organise un braquage monstre pour s’emparer de millions de dollars détournés des caisses de l’État (rappel des faramineuses malversations impliquant le président Jacob Zuma et les frères Gupta dans les années 2010-2020)… mais cet argent ne proviendrait-il pas d’autres sources ? 

Peu importe, voleurs et volés, assassins et futures victimes, flics et bandits s’engagent dans de folles courses-poursuites. Griessel et Cupido sont cependant à la peine : certains services gouvernementaux leur mettent des bâtons dans les roues alors même qu’un compte à rebours s’enclenche dans la traque des criminels. Le temps presse d’autant plus que Griessel doit quelques jours plus tard… se marier et qu’il risque donc de rater sa propre cérémonie nuptiale. 

Deon Meyer se montre, une fois encore, excellent conteur, prodigue en aventures et surdoué en matière de suspense. 


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mardi 17 décembre 2024

Tove Ditlevsen / Écrire sur beaucoup d’ombre

 

"Dépendance", Tove Ditlevsen (Détail) © Globe
« Dépendance », Tove Ditlevsen (Détail) © Globe


Écrire sur beaucoup d’ombre

Célèbre dans son pays, Tove Ditlevsen (1917-1976) a vu depuis quelques décennies sa réputation franchir les frontières du Danemark grâce à sa « Trilogie de Copenhague », appellation que son éditeur anglais, désireux de lier EnfanceJeunesseet Dépendance (1967-1971), a donnée à ses trois livres autobiographiques. Voici le troisième traduit en français.

vendredi 13 décembre 2024

Gabriela Cabezón Cámara / Les aventures de China Iron / La femme du gaucho

 


Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara


La femme du gaucho

« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.


Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 256 p., 20 €


Le dernier livre de Gabriela Cabezón Cámara paru en France, Les aventures de China Iron, explore le lyrisme de la gauchesca, ces longs poèmes célébrant dans la figure du gaucho la naissance de l’Argentine. Une douce ivresse imprègne ce livre étonnant, bercé par sa relecture du poème le plus emblématique du genre, Le gaucho Martín Fierro de José Hernández (1872), personnage auquel elle voulait accorder un autre destin : ce métis, homme libre qui traverse à cheval les plaines de la pampa, « sorte de prolétaire rural », devenu un héros national, finit vaincu par le modèle économique des grands propriétaires terriens. Son chant devient mélancolique, se consume dans un « je » brisé, et perd alors l’énergie de ce « nous » courageux et combatif caractéristique de la poésie des gauchos.

Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara

Gabriela Cabezón Cámara © D.R.

C’est justement cette force collective pleine de joie que Gabriela Cabezón Cámara s’attelle à reconquérir par la fiction. « J’ai toujours été étonnée de voir que Martín Fierro, un déserteur, qui a tué un militaire, soit devenu un héros national, raconte-t-elle dans un entretienMême si les gens n’ont jamais entendu parler de Hernández, ils connaissent par cœur au moins un vers de son poème. En le relisant, j’ai eu l’idée de raconter cette histoire du point de vue d’une femme – juste quelques vers leur sont consacrés dans le poème – à qui j’avais envie de donner une vie lumineuse. Je voulais à travers ses yeux redécouvrir le monde, comme un nouveau-né. »

À l’origine du roman, on retrouve ainsi une volonté d’écrire l’histoire autrement, à partir du corps et du désir. D’où le choix de la protagoniste, une jeune fille de quatorze ans, mariée de force dans son enfance à Martín Fierro, et qui prend la parole pour raconter ses aventures. Après la capture de ce mari imposé par la vie, cette « solitude animale » qui était la sienne depuis son abandon à la naissance se transforme en liberté : « Je me suis sentie libre, j’ai senti mes attaches céder et j’ai confié les deux petits au couple de vieux péons qui était resté à l’estancia. J’ai menti en leur disant que je partais à sa rescousse. Que le père des deux petits revienne ou pas, je m’en fichais… » Elle se retrouve donc seule comme la rouquine Liz, femme du « gringo qui venait de l’engueul’terre », lui aussi emmené avec Fierro par les militaires. Elle monte dans sa charrette et l’accompagne au long de sa traversée de la pampa pour prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Et c’est grâce à elle que la transformation de la protagoniste aura lieu, en commençant par son nom : « China Josefina Iron, m’a-t-elle nommée, en décidant qu’à défaut d’un autre, ce serait bien que je me serve du nom de ma brute de mari. »

Lieu matriciel, cette charrette offre à la protagoniste une nouvelle naissance : elle s’y débarrasse de sa robe et de ses cheveux longs, enfile le pantalon de gaucho pour devenir un jeune homme. Elle y découvre aussi l’influence anglaise, sa séduction qui passe par la soie, le thé, les épices, le whisky, les belles robes de Liz, son corps blanc qu’elle lui apprendra à aimer. Dans cette charrette, elles entreprennent ce voyage initiatique vers la Terre de l’intérieur, à rebours du progrès prôné par les militaires et les propriétaires terriens, fondateurs de l’Argentine. Ce progrès qui finira par créer cette « fabrique de soja immonde et empoisonnée » qu’est aujourd’hui la pampa, dit Gabriela Cabezón Cámara. Avec Rosario, rencontré en chemin, un gaucho dont l’histoire tragique permet à l’autrice de s’exercer à son tour au récit épique, et Estreya, le chien adopté par la China, ils forment une communauté dont les liens se réinventent sans cesse. Abandonnés à leur sort, sans famille, ils retrouvent ensemble l’élan pour aller encore plus au Sud, plus loin dans la conquête de leur liberté. « Même dans l’obscurité la plus totale, quand on a l’impression qu’Il n’est pas là et que le désarroi nous écrase, il faudrait être capable de bien regarder : quelque chose brille, quelque chose nous guide, il faut aller de l’avant à la recherche d’un éclat. »

Et c’est un tour de force de Gabriela Cabezón Cámara : refuser le misérabilisme, ne pas céder à la victimisation de ceux et celles qui vivent dans les marges. Au contraire, elle imagine d’autres rapports entre les sujets, fondés sur le plaisir et la joie de vivre. Elle leur donne une vie lumineuse, qui implique de renoncer à la violence et au ressentiment et de choisir le chant, la poésie. « J’ai laissé le fusil se reposer, les dragons désormais mêlés à ma pampa », nous dit la China Iron. La question de la communauté ou bien plutôt de ces manières autres de faire communauté traverse en effet son œuvre.

Dans son roman précédent, le très fort Pleines de grâce (L’Ogre, 2020), elle met ainsi en scène une travestie, Cleopatra, qui après l’apparition de la Vierge dans un commissariat où elle a été frappée, abandonne la prostitution et fonde une communauté autonome dans son bidonville de Buenos Aires, El Poso. Au rythme de la cumbia, cette musique si populaire en Amérique latine dont les paroles ponctuent la narration effrénée, prostituées, trafiquants et voleurs organisent leur vie autour du culte de la Vierge : « La Vierge parlait comme une Espagnole médiévale et la journée commençait avec la première cumbia. Chacun articulait ce qu’il voulait dire dans sa propre syntaxe et c’est ainsi que nous avons construit une langue de cumbia pour raconter les histoires de chacun. » C’est Elle, en prêtresse travestie, qui leur indique le chemin à suivre pour transformer leur bidonville, se l’approprier pour ne plus le subir, le protéger de la police et des projets immobiliers qui menacent de le détruire. El Poso devient un bastion de résistance, une joyeuse barricade. Ses habitants créent de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridation des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination – et décrites avec beaucoup d’humour et de tendresse : « C’était ainsi, depuis son centre même la villa irradiait de joie. On aurait pu croire que c’était grâce à la Vierge ou à Cleo, mais c’était nous, c’était la force de nous rassembler. »

À l’origine de Pleines de grâce se trouve le souvenir d’une amie de jeunesse, une travestie dont la vie marquée par cette violence physique et sociale n’a jamais entamé l’humour éclatant. L’œuvre de Gabriela Cabezón Cámara prolonge ainsi son rire, lui donne une résonance aujourd’hui, tout comme la radieuse vitalité des Aventures de China Iron. Comme Cleopatra, cette amie morte depuis, qui n’était « que pure joie blanche et radieuse et tantouse et dévote et amoureuse ».

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Christophe Pradeau / Sur les routes et les lieux de la fiction


Christophe Pradeau | Sur les lieux.
Le Musée de l’Innocence (Istanbul) © CC-BY-SA-3.0/Fuzheado/WikiCommons

Sur les routes et les lieux de la fiction 

Sur les lieux, de Christophe Pradeau, invite à une promenade littéraire de Chateaubriand à Orhan Pamuk, en passant par Balzac, Flaubert, Proust, Jean-Paul Kauffmann… Cette promenade s’effectue sous la forme d’une enquête amène et érudite au cours de laquelle sont interrogés les liens que le roman et son « liseur » entretiennent avec « les lieux » de la fiction.

samedi 7 décembre 2024

Giani Stuparich / Une année d’école / Portrait de groupe avec jeune fille

 

Une année à l'école Gianni Stuparich
Umberto Saba et Giani Stuparich (Trieste, Italie, 1951) © Domaine public

Portrait de groupe 

avec jeune fille

par Marie Étienne
16 mars 2024
4 mn

Trieste, 1910. La jeune et belle Edda Marty, héroïne de ce roman de Giani Stuparich (1891-1961), entre dans la classe préparatoire à l’université d’un lycée de garçons. Elle est la seule fille. Qui est-elle ? Et comment les garçons vont-ils la recevoir ?

Giani Stuparich | Une année d’école. Trad. de l’italien par Carole Walter. Verdier poche, 94 p., 9,50 €

Giani Stuparich s’intéresse d’abord à la jeune fille, tandis que les jeunes gens sont à peine présentés, juste des voix comme surgies d’un brouhaha. Il y a Saletti, « jusqu’alors muet et solitaire, [qui devient] un audacieux causeur » ; « Thurez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral ».

Ce ne seront pourtant pas ces trois-là qui se révèleront les protagonistes les plus importants de l’histoire, mais Antero et Pasini, qui, avec Mitis, sont les intellectuels de la bande, animés par leur goût de la littérature et leur revendication politique : le rattachement de Trieste à l’Italie, qui est le but de leur vie. Jusqu’en 1918, en effet, la ville fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ensuite, elle est cédée à l’Italie. Le décor est planté, les personnages peuvent commencer à vivre leur « année d’école ».

La manière dont l’auteur (père istrien d’origine slave et autrichienne, mère juive) dépeint les jeunes gens, sans les juger ni les schématiser, contraints par leur milieu et leur éducation, son intérêt pour Freud et la psychanalyse, font penser à un autre écrivain triestin, Italo Svevo, son aîné (père juif allemand, mère italienne), dont le héros le plus célèbre est un anti-héros, touchant et convaincant par son humanité fragile, ses errements et sa faiblesse (La conscience de Zeno) ; ou à Luigi Pirandello, lui aussi imprégné des théories de Freud, mais italien et sicilien, pour qui la vérité était une illusion.

Mais c’est Edda Marty qui, par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, et sa lucidité quant à l’analyse de ses motivations intimes, constitue la grande modernité du livre. 

Ce dont rêve la jeune fille dès quinze ans, c’est d’une ville comme Vienne, « où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ». Elle domine, non en icône mais en figure exceptionnelle, probablement tirée par Giani Stuparich de souvenirs de sa jeunesse, et peut-être inspirée par la fameuse Lou Andreas-Salomé : elle est sensible, ne cherche pas à nuire, peut tomber amoureuse, mais sait se ressaisir et retrouver sa liberté, sa ligne de conduite, être l’égale, la partenaire et non l’épouse et la mère de famille réduite à son foyer. 

La façon dont elle échappe à ses remords, dont elle ne cède pas au sentiment de faute, de culpabilité, est magistrale : elle refuse de jouer le rôle menteur de l’amoureuse pour sauver de la mort un de ses soupirants mais pour autant, ne voulant pas l’abandonner, elle en endosse un autre, qui est celui de mère, dont la présence est bénéfique.

L’auteur ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, il décrit longuement les émois amoureux d’Edda et d’Antero, le garçon le plus proche de celui qu’il était à seize ans. Les jeunes gens d’abord se parlent et se promènent dans la nature, puis peu à peu ils se rapprochent physiquement, en viennent à s’embrasser de plus en plus passionnément sans toutefois aller plus loin, ce qui à notre époque apparaîtrait comme une étrangeté.

Là encore, on peut penser à un autre écrivain italien, plus tardif, dans le roman duquel une jeune fille audacieuse rend amoureux son entourage dans l’insouciance et la beauté des lieux, des personnages : Le jardin des Finzi-Contini, de Giorgio Bassani, paru en 1962, dont l’intrigue se situe à la fin des années 1930. Mais, alors que Micòl est emmenée en tant que juive dans un camp de la mort, Edda survit à la tuberculose poitrinaire qui la guettait et au mariage bourgeois avec Antero, que sa mère envahissante et captatrice aurait conduit à une faillite amère.

On sent pourtant, dès le début du livre, une angoisse, autour d’elle, que contredit l’auteur, et à laquelle il semble ne pas vouloir céder. Comme si son personnage tenait trop du miracle, qu’il n’était pas vivable, qu’on ne pouvait y croire vraiment. Si généreuse et en même temps si volontaire, si soucieuse d’inventer une manière d’être libre, inédite pour une femme, si perspicace, habile à se comprendre et à comprendre ce qui l’agite et qui agite ses partenaires.

On la voit, pour finir, évoquant à nouveau son double non fictif, la Lou de Nietzsche et de Rilke, debout sur un chariot parmi ses camarades, non pour les soumettre, mais pour sauver des eaux d’une pluie diluvienne leurs professeurs bloqués dans les murs du lycée :

« Comment, vous êtes là aussi ? s’étonna le professeur de grec quand, passé les premières frayeurs, il s’aperçut de la présence de Marty.

— Ici ? Mais professeur, je vais partout où il est possible de chahuter avec mes camarades, répondit-elle promptement. »

Non seulement la jeune fille ne cède pas aux injonctions de son époque, au destin qu’on prétend lui donner, mais elle parvient aussi à repousser la mort qui lui a enlevé sa sœur aînée bien-aimée, et cherche à l’enlever elle-même.

« Marty eut de graves crachements de sang et faillit mourir ; à peine remise, elle voulut embarquer pour un long voyage en Orient. » Comme une autre héroïne non fictive, Isabelle Eberhardt. Au fond, on ne sait pas ce que devient Marty, si elle gagne son pari et parvient à rester jusqu’au bout victorieuse ou, au contraire, si elle finit par renoncer et disparaître. Dans quelle tourmente, intime ou collective ?

La fin du livre est esquissée, l’auteur élague, suggère. Une œuvre ouverte qui parle encore à nos oreilles ; et qui résonne des bruits d’un temps qui s’annonçait tragique.

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