Le paradoxe de l’écrivain
par Marie Étienne3 mai 2023
Dans La défaveur, Patrick Kéchichian relate son apprentissage de la spiritualité et du catholicisme, et, dans L’écrivain, comme personne, il s’interroge sur ce qu’a été pour lui l’aventure qui consiste à devenir écrivain.
Patrick Kéchichian, L’écrivain, comme personne. Essai de fiction. Préface de Didier Cahen. Claire Paulhan, 160 p., 18 €
On le voit, les deux ouvrages n’en font qu’un ou plutôt sont les deux faces d’une même découverte de soi, dont La défaveur est le versant métaphysique, L’écrivain, comme personne, le versant mondain – du monde, de la société. Ils ont une forme commune : ils s’essaient à écrire et, ce faisant, à décrire au plus près du vécu, à la manière d’un enquêteur, les mouvements secrets grâce auxquels un jeune homme habité par la conviction de son insignifiance accède à l’accomplissement, en tant que croyant ou en tant qu’écrivain.
Pour ce faire, ils fonctionnent l’un et l’autre sur un mode très proche, ils procèdent de manière circulaire, chaque chapitre étant consacré à une idée qu’il creuse, dont il paraît effectuer le tour, et dont en fin de compte il ne demeure rien, ou presque. C’est pourtant de ce « presque » que s’empare, au chapitre suivant, l’intelligence de l’auteur, pour trouver la force de rebondir. Ainsi, chaque chapitre, chaque cercle, chaque orbite (comment nommer ce mouvement, cette approche circulaire qui semble se fermer pour au contraire s’ouvrir ?), s’autorise de l’avance, même minime, du précédent. Ce qui pourrait donner le désir d’un graphisme, tant est grande la prégnance du mouvement de cette pensée, un dessin qui serait soit une série de cercles naissant les uns des autres, liés entre eux horizontalement, soit un seul petit cercle qui irait en tournant et en s’agrandissant sans fin.
À l’époque où a paru La défaveur, (Ad Solem, 2017), nous n’en avons rien dit à En attendant Nadeau. Le livre avait beaucoup surpris et décontenancé. Comment un critique littéraire d’une telle renommée pouvait-il se présenter d’une manière si désavantageuse ? Quelques années plus tard, notre lecture s’est beaucoup transformée, profitant de la parution du deuxième livre : ils s’éclairent l’un l’autre tout en marquant leur différence, leur territoire. Dans les deux livres, l’auteur s’observe mais, dans La défaveur, la distance qu’il instaure entre lui et son autre est plus grande. Le traitement qu’il se réserve, qu’il réserve à cet autre que lui, cet autre qui est lui, est des plus fascinants. On pourrait avancer qu’il n’arrive pas à s’exprimer sur lui, qu’il multiplie les freins, les objections et les obstacles pour s’atteindre. « Il me faut extraire de la gangue qui l’enserre, l’étouffe, la paralyse, une parole concevable. »
C’est ainsi que, non seulement il parle de lui à la troisième personne : « Je me souviens mal de ce petit garçon », mais en se moquant de lui, en se traitant fort mal : « Le malingre, c’est moi ». Entre ses mains et sous nos yeux, son double devient une marionnette, un paltoquet souffrant, ridicule, écrasé par son propre regard et, pense-t-il, celui des autres. « Étranger, étranger redoublé » : s’ajoutait, en effet, au sentiment de différence qu’il éprouvait parmi les autres – parce que maladif, hypersensible, porté à l’intériorité – le fait d’être arménien.
Cependant, de cette position effacée, humiliée, il fait peu à peu une force, une victoire. La charge se retourne, le pamphlet contre lui se transforme : « Au cœur de ce questionnement comme du chant qui l’accompagnait, coexistaient, non pas en harmonie mais dans une sorte d’urgence, d’alerte, la polyphonie de la joie et de la détresse, les voix mêlées d’une douloureuse lamentation et d’un chœur de louange. » Et Patrick Kéchichian d’ajouter avec un humour présent tout au long de ce livre par ailleurs grave, voire dramatique, contribuant ainsi à la distance dont il était question plus haut : « La messe n’était pas dite pour autant ».
Il ne nous est pas possible de donner une idée plus précise de la manière dont se déroule, dont se déplie le raisonnement au long des chapitres numérotés de I à XLVI. Mais relevons, pour terminer cette trop brève évocation, le chapitre XLIII, dont l’envolée lyrique surprend et enchante. Après avoir évoqué une mère qui n’apprécie que modérément les efforts de son fils pour s’extraire du manque d’argent, de la solitude, de sa condition d’exilé et de pauvre, il s’adresse pour finir à un personnage mythique, un symbole de mère, et l’on ne peut s’empêcher de penser à Marie, la mère de Jésus, et aux textes de Claudel sur le même sujet, la même grande figure du catholicisme.
« Je suis ta mère et j’ai le devoir de te le dire : la vie ordinaire, celle qui se répète chaque jour, jusqu’au dernier, est la seule qu’il y ait à vivre et à connaître…
Je suis ta mère, je te le rappelle, ta malheureuse mère des douleurs…
Je suis ta mère, ta pauvre mère épuisée et mon angoisse s’accroît quand tu sembles te calmer…
Je suis ta mère défaite, spectatrice impuissante de tes désolantes frasques mentales…
Je suis ta mère, ta mère torturée, victime sacrifiée suspendue à ton vide, ce puits de noirceur au fond duquel tu folâtres et pérores…
Je suis ta mère attentive, disponible, et je n’en crois pas mes oreilles…
Je suis ta mère impuissante, douloureuse mais farouche…
Je suis ta mère à bout de souffle… »
Dans L’écrivain, comme personne, dont Jacques Darras relève avec justesse la virgule sur laquelle on bute et on réfléchit dès le titre, Patrick Kéchichian continue de s’analyser avec autant de scrupule, voire d’acharnement, de méchanceté et d’humour, de mettre en scène son âme en désordre, de pousser au vif, à la limite extrême, la chicane contre soi. Mais, cette fois, la distance entre celui qui écrit et celui dont il s’agit s’est considérablement réduite. « Depuis l’enfance, je débordais d’écrits, de voix écrites » : l’auteur dit « je ».
Si La défaveur avait pour sous-titre « Récit », L’écrivain, comme personne mentionne « Essai de fiction », ce qui semble revenir à peu près au même et traduire un désir de roman – une propension à remarquer de la part d’un homme dont la critique portait essentiellement sur la poésie. Mais, dans « Essai de fiction », il y a essai, qui évoque un texte plus réflexif que romanesque, et aussi l’idée d’une « tentative ». Le lecteur de ce livre, comme du précédent, peut se surprendre à le lire comme s’il s’agissait d’un thriller philosophique, d’une enquête passionnante où la vérité tarde à se dire, à se découvrir, et qu’on a hâte de débusquer enfin.
Trente brefs chapitres pour se raconter, non pas biographiquement, mais spirituellement et intellectuellement : ici, nous lisons l’histoire d’une intelligence et d’un savoir littéraire en formation, le raccourci, le résumé de son parcours : « Dressant l’état des lieux, je constatai, à la fois surpris et rassuré, qu’un fil reliant fidèlement l’enfant que je fus à l’homme que je devins, au vieillard enfin qui me voit venir, une guirlande de deuil sous le bras. » Comme si l’auteur souhaitait en finir avec les préliminaires, entrer dans le vif du sujet : se mettre à écrire vraiment, et autre chose que des articles, qu’il ne renie d’ailleurs pas.
Un des procédés réflexifs utilisés est la reconsidération, la réévaluation d’expressions courantes, qui vont de soi, comme « se faire un nom » ; « Une certaine évidence, qui demeurait cachée à l’œil jamais assez nu… ». Le renversement : « Interminablement étalée, conjuguée et détaillée, l’imposture devenait, pour ainsi dire, féconde ». Les métaphores ou les simples images : « Un petit bonhomme coincé dans son pré carré, assis à sa table avec ses feuilles et son crayon, comme le film muet déjà évoqué, avalait l’univers ». Les définitions : « La conscience étant le plus haut degré de l’intériorité » ; « Le singulier n’étant jamais que le premier pas du pluriel, son introduction ». La détermination : « L’injonction est claire : non, pas de belles paroles, aussi bien écrites que lues ». Le dialogue avec le lecteur : « Vous trouvez que j’enjolive, que j’idéalise trop les choses ? » Une familiarité, un allant de l’écriture : « Allez donc comprendre ». Et, surtout, le paradoxe, annoncé dès le titre, qui pourrait se traduire ainsi : « Je ne suis personne et je suis une personne, je suis quelqu’un », et la répétition : il nomme et renomme, sans cesse, sans fin et presque sans espoir, pour s’approcher de la plus grande justesse expressive, avec un luxe d’adjectifs et de synonymes, sans craindre la redondance, créant un effet hypnotique, pareil à une musique répétitive.
C’est dans le handicap que l’exilé Patrick Kéchichian trouve la force, non seulement de survivre, mais de se déployer : il doit faire admettre sa différence, la transformer en atout. Il est sauvé par ce qui devrait le détruire.
L’apprenti écrivain se fournit à lui-même la blessure (en traquant ses misères) et la guérison (en trouvant leur remède), l’arme qui tue et le bouclier qui protège.
L’écrivain philosophe se construit dans l’oscillation perpétuelle, se fortifie, s’affirme, passe de l’humilité à l’orgueil le plus grand, trouve sa marge, existe dans sa souffrance et dans sa différence, l’exhibe, la magnifie, devient unique.
Écrivain, il l’est, quoi qu’il en dise, depuis toujours, depuis les livres que publiait Denis Roche dans la collection « Fiction & Cie », car son œuvre comporte de nombreux titres. Ce dernier livre en fournit une nouvelle et indiscutable preuve.