mardi 30 juillet 2024

Patrick Kéchichian / Le paradoxe de l’écrivain

 


Patrick Kéchichian : le paradoxe de l'écrivain


Le paradoxe de l’écrivain

par Marie Étienne
3 mai 2023


Dans La défaveur, Patrick Kéchichian relate son apprentissage de la spiritualité et du catholicisme, et, dans L’écrivain, comme personne, il s’interroge sur ce qu’a été pour lui l’aventure qui consiste à devenir écrivain.


Patrick Kéchichian, L’écrivain, comme personne. Essai de fiction. Préface de Didier Cahen. Claire Paulhan, 160 p., 18 €

On le voit, les deux ouvrages n’en font qu’un ou plutôt sont les deux faces d’une même découverte de soi, dont La défaveur est le versant métaphysique, L’écrivain, comme personne, le versant mondain – du monde, de la société. Ils ont une forme commune : ils s’essaient à écrire et, ce faisant, à décrire au plus près du vécu, à la manière d’un enquêteur, les mouvements secrets grâce auxquels un jeune homme habité par la conviction de son insignifiance accède à l’accomplissement, en tant que croyant ou en tant qu’écrivain.

Patrick Kéchichian : le paradoxe de l'écrivain

Patrick Kéchichian en 2022 © Jérôme Laurent

Pour ce faire, ils fonctionnent l’un et l’autre sur un mode très proche, ils procèdent de manière circulaire, chaque chapitre étant consacré à une idée qu’il creuse, dont il paraît effectuer le tour, et dont en fin de compte il ne demeure rien, ou presque. C’est pourtant de ce « presque » que s’empare, au chapitre suivant, l’intelligence de l’auteur, pour trouver la force de rebondir. Ainsi, chaque chapitre, chaque cercle, chaque orbite (comment nommer ce mouvement, cette approche circulaire qui semble se fermer pour au contraire s’ouvrir ?), s’autorise de l’avance, même minime, du précédent. Ce qui pourrait donner le désir d’un graphisme, tant est grande la prégnance du mouvement de cette pensée, un dessin qui serait soit une série de cercles naissant les uns des autres, liés entre eux horizontalement, soit un seul petit cercle qui irait en tournant et en s’agrandissant sans fin.

À l’époque où a paru La défaveur, (Ad Solem, 2017), nous n’en avons rien dit à En attendant Nadeau. Le livre avait beaucoup surpris et décontenancé. Comment un critique littéraire d’une telle renommée pouvait-il se présenter d’une manière si désavantageuse ? Quelques années plus tard, notre lecture s’est beaucoup transformée, profitant de la parution du deuxième livre : ils s’éclairent l’un l’autre tout en marquant leur différence, leur territoire. Dans les deux livres, l’auteur s’observe mais, dans La défaveur, la distance qu’il instaure entre lui et son autre est plus grande. Le traitement qu’il se réserve, qu’il réserve à cet autre que lui, cet autre qui est lui, est des plus fascinants. On pourrait avancer qu’il n’arrive pas à s’exprimer sur lui, qu’il multiplie les freins, les objections et les obstacles pour s’atteindre. « Il me faut extraire de la gangue qui l’enserre, l’étouffe, la paralyse, une parole concevable. »

C’est ainsi que, non seulement il parle de lui à la troisième personne : « Je me souviens mal de ce petit garçon », mais en se moquant de lui, en se traitant fort mal : « Le malingre, c’est moi ». Entre ses mains et sous nos yeux, son double devient une marionnette, un paltoquet souffrant, ridicule, écrasé par son propre regard et, pense-t-il, celui des autres. « Étranger, étranger redoublé » : s’ajoutait, en effet, au sentiment de différence qu’il éprouvait parmi les autres – parce que maladif, hypersensible, porté à l’intériorité – le fait d’être arménien.

Cependant, de cette position effacée, humiliée, il fait peu à peu une force, une victoire. La charge se retourne, le pamphlet contre lui se transforme : « Au cœur de ce questionnement comme du chant qui l’accompagnait, coexistaient, non pas en harmonie mais dans une sorte d’urgence, d’alerte, la polyphonie de la joie et de la détresse, les voix mêlées d’une douloureuse lamentation et d’un chœur de louange. » Et Patrick Kéchichian d’ajouter avec un humour présent tout au long de ce livre par ailleurs grave, voire dramatique, contribuant ainsi à la distance dont il était question plus haut : « La messe n’était pas dite pour autant ».

Patrick Kéchichian : le paradoxe de l'écrivain

Il ne nous est pas possible de donner une idée plus précise de la manière dont se déroule, dont se déplie le raisonnement au long des chapitres numérotés de I à XLVI. Mais relevons, pour terminer cette trop brève évocation, le chapitre XLIII, dont l’envolée lyrique surprend et enchante. Après avoir évoqué une mère qui n’apprécie que modérément les efforts de son fils pour s’extraire du manque d’argent, de la solitude, de sa condition d’exilé et de pauvre, il s’adresse pour finir à un personnage mythique, un symbole de mère, et l’on ne peut s’empêcher de penser à Marie, la mère de Jésus, et aux textes de Claudel sur le même sujet, la même grande figure du catholicisme.

« Je suis ta mère et j’ai le devoir de te le dire : la vie ordinaire, celle qui se répète chaque jour, jusqu’au dernier, est la seule qu’il y ait à vivre et à connaître…

Je suis ta mère, je te le rappelle, ta malheureuse mère des douleurs…

Je suis ta mère, ta pauvre mère épuisée et mon angoisse s’accroît quand tu sembles te calmer…

Je suis ta mère défaite, spectatrice impuissante de tes désolantes frasques mentales…

Je suis ta mère, ta mère torturée, victime sacrifiée suspendue à ton vide, ce puits de noirceur au fond duquel tu folâtres et pérores…

Je suis ta mère attentive, disponible, et je n’en crois pas mes oreilles…

Je suis ta mère impuissante, douloureuse mais farouche…

Je suis ta mère à bout de souffle… »

Dans L’écrivain, comme personne, dont Jacques Darras relève avec justesse la virgule sur laquelle on bute et on réfléchit dès le titre, Patrick Kéchichian continue de s’analyser avec autant de scrupule, voire d’acharnement, de méchanceté et d’humour, de mettre en scène son âme en désordre, de pousser au vif, à la limite extrême, la chicane contre soi. Mais, cette fois, la distance entre celui qui écrit et celui dont il s’agit s’est considérablement réduite. « Depuis l’enfance, je débordais d’écrits, de voix écrites » : l’auteur dit « je ».

Si La défaveur avait pour sous-titre « Récit », L’écrivain, comme personne mentionne « Essai de fiction », ce qui semble revenir à peu près au même et traduire un désir de roman – une propension à remarquer de la part d’un homme dont la critique portait essentiellement sur la poésie. Mais, dans « Essai de fiction », il y a essai, qui évoque un texte plus réflexif que romanesque, et aussi l’idée d’une « tentative ». Le lecteur de ce livre, comme du précédent, peut se surprendre à le lire comme s’il s’agissait d’un thriller philosophique, d’une enquête passionnante où la vérité tarde à se dire, à se découvrir, et qu’on a hâte de débusquer enfin.

Trente brefs chapitres pour se raconter, non pas biographiquement, mais spirituellement et intellectuellement : ici, nous lisons l’histoire d’une intelligence et d’un savoir littéraire en formation, le raccourci, le résumé de son parcours : « Dressant l’état des lieux, je constatai, à la fois surpris et rassuré, qu’un fil reliant fidèlement l’enfant que je fus à l’homme que je devins, au vieillard enfin qui me voit venir, une guirlande de deuil sous le bras. » Comme si l’auteur souhaitait en finir avec les préliminaires, entrer dans le vif du sujet : se mettre à écrire vraiment, et autre chose que des articles, qu’il ne renie d’ailleurs pas.

Un des procédés réflexifs utilisés est la reconsidération, la réévaluation d’expressions courantes, qui vont de soi, comme « se faire un nom » ; « Une certaine évidence, qui demeurait cachée à l’œil jamais assez nu… ». Le renversement : « Interminablement étalée, conjuguée et détaillée, l’imposture devenait, pour ainsi dire, féconde ». Les métaphores ou les simples images : « Un petit bonhomme coincé dans son pré carré, assis à sa table avec ses feuilles et son crayon, comme le film muet déjà évoqué, avalait l’univers ». Les définitions : « La conscience étant le plus haut degré de l’intériorité » ; « Le singulier n’étant jamais que le premier pas du pluriel, son introduction ». La détermination : « L’injonction est claire : non, pas de belles paroles, aussi bien écrites que lues ». Le dialogue avec le lecteur : « Vous trouvez que j’enjolive, que j’idéalise trop les choses ? » Une familiarité, un allant de l’écriture : « Allez donc comprendre ». Et, surtout, le paradoxe, annoncé dès le titre, qui pourrait se traduire ainsi : « Je ne suis personne et je suis une personne, je suis quelqu’un », et la répétition : il nomme et renomme, sans cesse, sans fin et presque sans espoir, pour s’approcher de la plus grande justesse expressive, avec un luxe d’adjectifs et de synonymes, sans craindre la redondance, créant un effet hypnotique, pareil à une musique répétitive.

C’est dans le handicap que l’exilé Patrick Kéchichian trouve la force, non seulement de survivre, mais de se déployer : il doit faire admettre sa différence, la transformer en atout. Il est sauvé par ce qui devrait le détruire.

L’apprenti écrivain se fournit à lui-même la blessure (en traquant ses misères) et la guérison (en trouvant leur remède), l’arme qui tue et le bouclier qui protège.

L’écrivain philosophe se construit dans l’oscillation perpétuelle, se fortifie, s’affirme, passe de l’humilité à l’orgueil le plus grand, trouve sa marge, existe dans sa souffrance et dans sa différence, l’exhibe, la magnifie, devient unique.

Écrivain, il l’est, quoi qu’il en dise, depuis toujours, depuis les livres que publiait Denis Roche dans la collection « Fiction & Cie », car son œuvre comporte de nombreux titres. Ce dernier livre en fournit une nouvelle et indiscutable preuve.

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 29 juillet 2024

Les 10 raisons pour lesquelles la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris était la plus belle de toutes






Les 10 raisons pour lesquelles la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris était la plus belle de toutes


Les attentes étaient élevées, les moqueries aussi. Puis la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris a commencé. Et les rires ont cessé.
PAR LA REDACTION DE VANITY FAIR
 27 JUILLET 2024

1 - La playlist, première médaille d’or française

Qui peut s’asseoir à la table du DJ de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 et dire : « J’ai de meilleurs goûts que toi » ? Pour nous, personne. Gala, DJ Mehdi, les Daft Punk ont côtoyé Daniel Balavoine, Véronique Sanson, Mylène Farmer, France Gall mais aussi les Rita Mitsouko, Dalida, Justice, Modjo et Claude François, Gojira sur la Conciergerie pour un duo avec Carmen, Rim’K à la tombée de la nuit, Philippe Katerine en Dionysos d’un soir, Axelle Saint-Cirel tricolore pour une Marseillaise chantée depuis les toits de Paris… Bref, la meilleure des soirées de l’été, tout bonnement. Pour la grande arrivée de la délégation française, Que je t’aime de Johnny Hallyday et Lettre à France se sont répondus, et nous avons eu des frissons. Merci au COJO de publier la playlist sur toutes les plateformes, la France en a besoin. Bon, d’accord, surtout nous.

Les plus belles images de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024

 




Les plus belles images de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024

Malgré la pluie, la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 offre de sublimes images sur la Seine.


PAR LA REDACTION DE VANITY FAIR
26 JUILLET 2024

La pluie n'a pas gâché la fête pour le grand jour des Jeux olympiques de Paris 2024. Le pari de Thomas Jolly, sortir pour la première fois une cérémonie d'ouverture de l'enceinte d'un stade, a tenu toutes ses promesses.

À la direction de la chorégraphie se trouvait Maud Le Pladec qui, sans dévoiler le spectacle, nous avait promis « l’un des événements les plus marquants du XXIe siècle ». Promesse tenue.


Tout ce que vous n'avez pas pu voir pendant la cérémonie des Jeux olympiques





Sur la Seine.


 

Tout ce que vous n'avez 

pas pu voir pendant la cérémonie 

des Jeux olympiques


En plein direct, on ne peut pas tout voir. Voici quelques scènes de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques passées jusque là inaperçues. Qu'elles soient drôles, émouvantes ou à ranger dans la catégorie des impairs historiques…

PAR LA REDATION DE VANITY FAIR

28 JUILLET 2024

Quarante-huit heures après les dernières images de la vasque-montgolfière s'élevant dans le ciel de Paris, la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques fait toujours autant parler d'elle. Et ce sont en général les mêmes séquences qui reviennent régulièrement dans les commentaires : l'émotion Céline Dion, les images fortes de la Garde républicaine dansant et chantant avec Aya Nakamura, la chevaleresse masquée apportant le drapeau olympique, la séquence de Marie-Antoinette décapitée ou encore la prestation d'un Philippe Katerine nu comme un ver, pardon, comme un bleu.

dimanche 28 juillet 2024

Georges Banu / Les objets blessés / Les amis silencieux

 


Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

Georges Banu © Éditions Cohen & Cohen


Les amis silencieux

par Marie Étienne
1 mars 2023


Georges Banu (1943-2023) était un homme de l’oral. Il aimait, par-dessus tout, les rencontres, les voyages qu’elles rendaient nécessaires, les cafés qui les favorisaient.


Georges Banu, Les objets blessés. Cohen & Cohen, 102 p., 17 €


Il paraissait doué du don d’ubiquité, on le voyait ici et il était ailleurs. La veille, dans son quartier, on l’avait rencontré, et puis on recevait une carte postale, en provenance de Prague, de Bucarest ou de Kyoto. Par-dessus le marché, la carte donnait à voir, non une photo d’une de ces villes, mais son détournement, par l’art, ou la fiction, comme celle que j’avais un jour reçue de lui, et qui représentait une église magnifique au bord d’un précipice.


Ajoutons à cela qu’il ne manquait pas un spectacle, à l’étranger ou à Paris, ne refusait presque jamais d’intervenir dans un débat ou un colloque, et l’on se demande alors : quel temps lui restait-il ? Eh bien, tout simplement, celui de fréquenter les antiquaires et les brocantes, au risque de manquer le départ d’un avion ; celui de s’attarder à bavarder avec un inconnu qui avait su le retenir, de passer une nuit en compagnie d’un ami cher. Mais pas celui d’écrire. Pourtant, il écrivait, il écrivait beaucoup. Comment s’y prenait-il ? Et même, comment préparait-il ses conférences ?

Je l’avais vu souvent griffonner quelques mots sur des bouts de papier qu’il sortait de ses poches, comme au moment de ce colloque qui se tint à Paris, après la mort d’Antoine Vitez. Lorsqu’il prit la parole, il n’avait rien préparé d’autre, pourtant il fut brillant, inventif, amusant.

Ses livres (on en compte une trentaine dans sa biographie mais j’en soupçonne davantage, sans compter les articles) paraissent avoir été écrits de cette façon rapide, alors même qu’il avait un bureau pour lui tout seul dans son appartement. Et en particulier ce livre qu’il a laissé en guise d’au revoir, puisqu’il nous a quittés le 21 janvier 2023. Si Les objets blessés rassemble des fragments écrits spontanément, c’est qu’ils s’adaptent au mode de vie d’un homme très actif. Lorsqu’il rentrait chez lui, qu’il se « posait » un peu, il disposait les objets collectés dans le salon de son dernier appartement. Ce musée personnel occupait les trois quarts d’une pièce pourtant vaste, et ne laissait à son entrée, pour accueillir les visiteurs, que quelques sièges et une table ronde.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

On pense évidemment, devant cette collection, impressionnante par son ampleur, l’intensité de sa présence et sa beauté, aux natures mortes dans la peinture. Pourtant, elle s’en écarte, de même qu’elle s’écarte de celles des grands collectionneurs, amoureux de peinture, qui transformaient leur lieu de vie en musée permanent. Car pour Georges Banu, les objets rassemblés ne sont jamais inanimés ni forcément des objets d’art. Ils sont à part, ils sont blessés. Dès le titre, il affirme une relation particulière de lui à eux, sentimentale, et presque égalitaire : ils échangent, ils se parlent. « Nous sommes près… et nous bâtissons ensemble une communication qui nous est réservée ! Inaccessible aux autres qui ne sont pas interdits mais ne peuvent pas s’immiscer. »

C’est à partir de là que l’auteur envisage, au gré de sa mémoire, du temps dont il dispose, tout ce à quoi lui font penser les objets qui l’entourent : de quelle nature est leur blessure, quelles sont les circonstances de leur acquisition, leurs différences avec d’autres objets détériorés, les usuels, du quotidien, jetés après usage ou, au contraire, les œuvres d’art, restaurées, transformées.

Lui les souhaite telles quelles, sauf exception : un jour, pour pouvoir emporter un Christ crucifié, il fallut séparer le corps de son support. Depuis ce temps, il ne conserve que les Messies, bras écartés, sans le bois sur lequel ils étaient arrimés, torturés. Ce qui transforme leur message, les rend moins univoques : les bras appellent, plus qu’ils ne souffrent.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

Les objets blessés ont leur dignité : il leur manque les mains, une jambe, la tête, mais ils sont silencieux, ne se lamentent pas, « comme s’ils s’accommodaient de leur sort ». Leur mutisme suscite le besoin de savoir chez l’acquéreur, qui se transforme en enquêteur. D’où vient leur invalidité, par quel cheminement, quels détours de l’histoire, ont-ils été défigurés ou amputés ? Pourquoi moi-même, se demande-t-il, je m’intéresse à ces débris ? Parce que je leur ressemble ? Que ma vie a été, à l’image de la leur, bouleversée, souffrante ? Que les traces du temps se lisent sur mon visage ? Que leur incomplétude m’incite à inventer une totalité absente ?

Les objets rassemblés ici, avec amour, ont besoin d’être ensemble, pour se porter secours, mais aussi parce qu’ensemble ils produisent du sens. « Trouver la place juste pour “l’objet blessé” — quels sont les voisins qui rehaussent sa présence et atténuent son invalidité pour la rendre “poétique” ? C’est le travail du regard, aussi bien que de l’esprit du lieu. Travail de longue haleine… » Les séparer, c’est créer du désordre. Pourtant, le résultat de cette opération est dépourvu de perfection car les objets sont dissemblables sur trop de points. Comme chacun d’entre eux, l’abri lui-même est ébréché.

Livre-méditation, sur la perte, la détérioration, la mort. Sur l’imperfection de l’activité humaine et artistique. Antoine Vitez, avec qui Georges Banu avait longtemps travaillé au Théâtre national de Chaillot, revendiquait, dans les dernières années, le « mal-fait », pas seulement par manque de temps compte tenu de la somme de projets qu’il avait à l’esprit, mais bien par conviction. Une œuvre d’art avec des manques, ou des insuffisances, demeure ouverte, elle invite au dialogue, elle ne domine pas celui ou celle qui la reçoit. Elle peut encore se transformer, évoluer, se marier davantage aux zigzags d’une époque au lieu de demeurer figée dans l’accomplissement.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

Le présent livre a des défauts dont l’auteur est conscient, sans pour autant s’en excuser. Ils font partie de sa « manière ». Reste au lecteur à s’enchanter de passages magnifiques, qui apparaissent comme des fusées : « J’aime la partie pour rêver au tout » ; à propos d’un Christ acheté, « celui que j’aime le plus porte la marque d’un incendie dans l’atelier de l’artiste et, ainsi noirci, il s’érige en figure de la souffrance »… « Le supplice du héros et celui du bois se confondent ».

À ces fragments écrits, l’auteur a joint les images des objets, des photos prises par cinq artistes, Philippe Brosse, Mircea Kantor, Mihaela Marin, Mircea Roman et Dragos Spiteru, tout simplement superbes. Bien que nommées illustrations, elles ne décorent pas : indispensables au texte, elles apportent un surcroît de beauté recueillie.

On peut se demander si Les objets blessés n’est pas un livre-testament, dans lequel son auteur a voulu se montrer lui aussi imparfait, individu blessé, mosaïque brisée, recomposée avec des manques, sinon avec des masques. Dans un livre précédent, Les récits d’Horatio, il prend le rôle du confident, et, comme l’ami d’Hamlet, il écoute les propos de ses princes de la scène, les grands metteurs en scène qu’il admira, accompagna et sur lesquels il écrivit. Non artiste lui-même, à ce qu’il affirmait avec panache, mais ami des plus grands. Avec une superbe mêlée d’humilité, il se donnait et occupait la place à part d’un spectateur rêveur et insolent, capable de passer derrière le mur du fond pour aller voir comment se fabrique un spectacle, une biographie, la réussite ou bien l’échec d’une œuvre tout entière. Depuis le 21 janvier, il n’a pas reparu, dans son grand manteau-cape, ce qui n’empêche pas qu’on croit l’apercevoir, parmi la foule, pressé, ou arrêté devant un spectacle de rue, comme s’il se refusait à s’en aller vraiment, ou comme si nous-mêmes repoussions le moment d’abandonner l’ami, devenu, à son tour, silencieux.

EN ATTENDANT NADEAU





samedi 27 juillet 2024

Gérard Cartier / Dans les cases du jeu

 


Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Dans les cases du jeu

par Marie Étienne
17 février 2023

Il en est des livres comme des individus, on les privilégie pour leur mystère mais ils demeurent inexpliqués, comme si au fond ils refusaient de se livrer. Ce qui est vrai, à notre avis, pour L’Oca nera, de Gérard Cartier. La publication ces temps-ci de Ex machina, le journal qui accompagna sa rédaction, nous donne l’occasion de revenir sur un livre dont nous n’avions pas parlé lors de sa parution en 2019.


Gérard Cartier, L’Oca nera. La Thébaïde, 516 p., 25 €

Gérard Cartier, Ex machina. La Thébaïde, 70 p., 11 €


La personnalité de Gérard Cartier est elle-même intrigante. Né à Grenoble, formé à l’École centrale de Paris, il a collaboré, pour Eurotunnel, aux projets d’études et d’infrastructures du terminal français du tunnel sous la Manche, puis il a dirigé un bureau d’études et de projets en vue d’établir la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin. Ce qui ne l’empêchera pas de mener parallèlement une activité littéraire et poétique nourrie.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Chantier du tunnel Lyon-Turin à Villarodin-Bourget, près de Modane © CC-BY-SA 4.0/Florian Pépellin/WikiCommons

On relève, dans sa bibliographie, des constantes, des centres d’intérêt récurrents pour l’histoire récente (la Deuxième Guerre mondiale, l’épopée du Vercors, la guerre d’Algérie) ; pour le Moyen Âge ; pour les voyages dans le temps et dans l’espace. Son goût pour les anthologies (il en a publié deux à l’étranger, qui présentent des poètes français de son choix) témoigne de son intérêt pour la diversité des écritures et des dialogues entre les pays et les cultures.

L’architecture de L’Oca nera comporte, de même que le jeu de l’oie dont elle s’inspire, des puits, des pièges et des ellipses, des personnages réels, derrière lesquels l’auteur tantôt s’exprime, tantôt se cache. Prenant ainsi place dans un courant, une tendance contemporaine à s’incarner, à se multiplier dans d’autres vies.

Sa formation scientifique et technique lui rendrait-elle plus difficile l’aveu du « je » ? Ou bien serait-il tout simplement pudique, et soucieux de s’effacer derrière l’histoire collective ? Son nom, Cartier, le prédestinait-il à s’inventer d’autres identités et notamment des identités d’explorateurs (voir le Voyage de Bougainville) ? On pense à Jacques Roubaud qui se servit du jeu de go pour bâtir un volume de poèmes, , paru en 1967. Plus récemment, c’est Erri De Luca, qui, en 2019, revint au volatile avec Le tour de l’oie. Le proverbe prétend qu’on est « bête comme une oie », or c’est tout le contraire, l’oie est intelligente et quand elle vole, qu’elle est sauvage, elle est si belle qu’elle inspira des peintres japonais. Virginia Woolf la fit se déployer dans le ciel d’Orlando.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

« L’oie », estampe de Berthe Morisot (1904-1905) © Gallica/BnF

On le constate, l’oie de Gérard Cartier est riche de commentaires. Oui, mais la sienne, en outre, est noire, ce qui permet un si beau titre, en italien. Pourquoi cette couleur ? Dans le riche entretien réalisé pour Diacritik et paru lors de la sortie du livre, Christian Rosset imagine que c’est l’héroïne sombre du roman, Mireille Provence, qui est l’oie de l’histoire, et qu’elle a pris cette couleur en se frottant aux chemises noires de l’Italie mussolinienne (bien qu’elle s’active dans le Vercors). Ce que l’auteur ne dément pas, ajoutant que les traîtres font d’aussi bons héros que les bons et les justes, qu’ils sont même nécessaires. Oui, mais les traîtres à notre avis ne sont de bons héros que s’ils sont ambigus. Ce qui n’est pas le cas ici. Il manque, à notre avis, à l’espionne de l’Oie noire quelque chose de charnel, de frémissant, d’inquiet peut-être, qui la rendrait moins cérébrale.

Mon besoin d’identification fait probablement de moi une mauvaise lectrice, une lectrice naïve, que la démultiplication des personnages malmène à son tour. Sont-ils des variations du même, c’est-à-dire de l’auteur, qui reconnaît s’être inspiré de sa propre vie, voire de recherches effectuées pour les besoins de son travail ? Le fait est que leur nombre, leur parution/disparition, le soin avec lequel ils sont décrits et contemplés, ont tendance à donner le vertige. Rappelons que le jeu de l’oie peut prendre deux aspects : celui du labyrinthe où l’on se perd, celui de la spirale ou du cône inversé dans lequel on s’effondre, comme le héros de Vertigo dans le chignon de Kim Novak. Laquelle, on s’en souvient, a deux identités, toutes deux remarquables : elles sont doubles, elles sont troubles, elles donnent des sueurs froides.

Pour son auteur, L’Oca nera se lit sans l’ombre d’un doute, pour continuer la référence au grand Alfred, il suffit d’avancer une page après l’autre. Alors, tentons un résumé, ou plutôt reprenons celui qu’il nous fournit (dans l’entretien cité). « Le narrateur est ingénieur sur le tunnel Lyon-Turin, en butte dans le Val de Suse à une opposition violente, activité qui remplit son quotidien. Il est aussi ocaludophile (collectionneur de jeux de l’oie), passion coupable qui le conduit à s’intéresser à un jeu très particulier, car l’oie y est noire. Le récit contemporain est celui de la quête du sens de ce jeu qui, comme il se doit, ne s’éclaire que dans les dernières pages. Les évènements vécus par le narrateur font remonter des bribes d’un passé ancien : la déportation de son père et l’écrasement des maquis du Vercors, au cours duquel l’un de ses oncles a péri. Une mystérieuse Mireille Provence y aurait été mêlée. On ne sait plus rien d’elle : le narrateur se prend malgré lui à enquêter. »

Qu’apprend-on si on lit le texte introductif d’Ex machina : « L’auteur m’a fait le dépositaire d’un épais manuscrit, L’Oca nera, auquel il semble avoir travaillé jusqu’à sa mort » ? Cet avertissement reprend celui de L’Oca nera, signé, comme le précédent, de la simple lettre L. Qui est ce L. ? Apparemment, c’est l’éditeur, qui se substitue de ce fait à l’auteur, Gérard Cartier. L. reçoit le manuscrit par la poste, envoyé par un quasi-inconnu. Le manuscrit est celui de son ami, disparu depuis, écrivain malheureux, exilé volontaire, en retrait du monde, et destiné à disparaître. Si Gérard Cartier cède la place à un éditeur fictif, c’est pour mieux prendre celle de son héros, qui comme lui met en pratique ses qualités d’ingénieur pour creuser le tunnel Lyon-Turin, dans le Val de Suse – un projet qui suscite des oppositions. Et voilà pour l’entrée en matière. Elle est dense, difficile. Et se complexifie au fur et à mesure de la lecture, où s’introduisent, case après case – nous sommes dans un jeu, celui de l’oie, comme on sait –, le passé, le présent et aussi le futur, identifié grâce à des dates, en tête des chapitres. Lecture horizontale, le jeu est labyrinthe, déposé sur la table, il déploie un récit qui se lit au présent, et lecture verticale, les temps sont différents, ils s’apprivoisent de haut en bas.

Ex machina et L'Oca Nera, de Gérard Cartier : les cases du jeu

Un jeu de l’oie édité en 1893 © CC0/WikiCommons

Gérard Cartier est donc présent dans son roman, également dans son journal, Ex machina. Ce qui rassure : il n’est pas effacé, pas avalé par ses multiples.  Dès le début, il nous paraît inquiet : « Si l’idée allait se tarir avant de prendre forme ? » Il annonce un projet non sans rapport avec sa vie : « Plutôt qu’une machine parfaite, mais mensongère, une chronique vagabonde – le métier, la collection, et le terrible passé qui m’obsède », dans laquelle le hasard aurait droit de cité. Il esquisse une méthode de travail : « L’esprit travaille à la dérobée. Il s’applique à des images disparates surgies à l’improviste. La librairie. Les désordres du Val de Suse. Les vicissitudes de la guerre ». Il nous fait découvrir des Français pro-nazis dont le roman va s’inspirer : Raoul Dagostini, Maud Charpentier de Ribes, Mireille Provence. Le 11 mars 2012, il a déjà le contenu de ses premiers chapitres, des premières cases du jeu de l’oie. Mais il en ignore le dénouement : « À quelle fin nécessaire me mènera le livre… ? »

Les notes de Gérard Cartier ont le même aspect que celles de son double, « une feuille pliée en quatre », mais leur concrétisation, sur l’ordinateur, est plus volubile que les écrits de l’auteur de fiction. Gérard Cartier semble en effet saisi par le vertige (le mot figure en tête, posé après la date qui commence le journal), par le démon, ou par l’ivresse de l’écriture, à l’intérieur du cadre que fournissent les cases, mais ce cadre est peu contraignant, il lui permet la fantaisie et « un peu de folie », surtout la liberté, accueillant ce qui vient, d’une construction qui suit les sauts et les ruptures de la mémoire.

Quoi qu’il en soit de sa complexité, et peut-être grâce à elle, L’Oca nera est un objet particulier, dont l’éclat singulier ne peut s’oublier, il demeure, il obsède, quitte à perdre peu à peu son contenu originel, à se prêter à de nouveaux voyages, à de nouvelles dérives, cette fois ceux et celles du lecteur, en bouillonnant générateur d’énergie créatrice.


EaN a rendu compte de L’ultime Thulé et des Métamorphoses de Gérard Cartier.

EN ATTENDANT NADEAU





vendredi 26 juillet 2024

Pascal Quignard / Les heures heureuses / Les grands espaces d’un solitaire

 




Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait
Pascal Quignard © Jean-Luc Bertini


Les grands espaces 

d’un solitaire 

par Marie Étienne
23 août 2023


Depuis la parution de son premier livre en 1969, L’être du balbutiement, Pascal Quignard impressionne par le nombre de ses publications comme par leur étourdissante diversité, et fournit matière à d’incessants commentaires. Alors, sous quel angle analyser ce douzième volume du Dernier Royaume ?

Pascal Quignard | Les heures heureuses. Albin Michel, 235 p., 19,90 €


Illustration de Pascal Quignard pour Les heures heureuses
« Cadran solaire » © CC BY 2.0/Ellen Munro/Flicrk

Après deux brefs chapitres qui proposent deux récits sur l’importance de l’heure, Pascal Quignard nous résume son projet : « Dans ce livre où je veux quitter la lettre, il me faut recueillir ces ultimes vestiges : les chiffres et les dates. Les heures qui les assemblent. » 

Lisant ce passage, la langue fourche, l’œil se fourvoie et on lit sans pouvoir l’éviter : « dans ce livre où je veux quitter la terre ». Le sous-texte nous fournit le motif véritable et nous renseigne sur le titre : les heures heureuses sont à comprendre autrement qu’on ne croit, autrement qu’en heures bonnes ou mauvaises. Elles ont à voir avec la fin, avec la mort, de même que les dates : « Qu’est-ce qu’une tombe ? Un corps sous une pierre. Qu’est-ce qui est inscrit sur cette pierre ? Un nom, une date. »

Dès lors, on est saisi par le mélange, par son vertige, non seulement du temps, des paysages, mais aussi des séquences narratives, des personnages, de la biographie. 

Au chapitre IV, dédié aux livres d’heures des anciens manuscrits, succède l’évocation d’Ischia, de sa plage, de la mer où se baigne l’amie E., déjà malade, bientôt perdue, que les pages du livre tentent de ranimer, qu’elles raniment, en effet, le temps de l’évocation des « heures heureuses, infiniment heureuses » vécues par elle, pour elle et en sa compagnie. 

L’auteur essaie de définir en quoi ces heures étaient heureuses. De définir l’amour, c’est-à-dire la passion, qui pour lui est contraire au désir, et de ce fait demeure chaste, car le désir est le désastre, il apaise la tension, alors que la passion ne procure que suspens, et ne reconduit rien : les heures heureuses ne sont qu’uniques : « Une fois chaque chose, seulement une fois », avait déjà écrit Rilke dans la Neuvième Élégie.

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On est saisi par le mélange, par son vertige, non seulement du temps, des paysages, mais aussi des séquences narratives, des personnages, de la biographie.

Mélange et donc fragmentation, juxtaposition d’éléments de pensées, de récits, d’aphorismes, de rêves, de journal intime… comme dans un monde explosé dont il ne resterait que des éclats, que le langage recueille, que le langage écrit arrache à la disparition. « Un livre doit être un morceau de langage déchiré » (entretien paru dans Lire en 2002). Et que l’auteur dispose dans le hasard et le désordre de la pensée associative : « En 1640, la France occupait la Savoie. C’est pourquoi j’écrivis L’amour conjugal »… « Espérer que soit lu en 1640 ce qu’on écrit en 1979, c’était inverser, non pas la direction du temps, car il n’a pas de direction, mais la coutume de cette orientation. » 

Multiplicité des sujets et des genres abordés, sensibilité au Grand Tout qui nous loge, tentation d’une unité cosmique, retrouvée, primordiale, des idées qu’on retrouve chez d’autres écrivains, comme Jean-Christophe Bailly, dans la psychanalyse et dans la poésie.

Raison et imagination, loin de se contredire, s’épaulent. À en croire Bachelard, la science fait bon ménage avec les arts et en particulier avec la poésie et la littérature. Newton, nous dit-on, aurait trouvé la loi de la gravitation tout à fait par hasard, en regardant tomber une pomme.  

Depuis quelques années, astrophysiciens et mathématiciens s’intéressent, après Albert Einstein, à ce qu’on nomme la théorie des cordes, laquelle fait entrevoir la possibilité d’une unification de l’infinie fragmentation, en offrant le moyen de décrire l’univers avec une équation, accomplissant ainsi le rêve entretenu par les humains depuis qu’on sait qu’ils pensent, et par les religions depuis qu’elles imaginent que le couple premier fut expulsé du Paradis. 

Notre univers, qu’on croit unique, serait en vérité, d’après certains cosmologistes et la théorie des supercordes issue de la précédente, un univers gigogne, constitué d’un nombre infini de mondes-bulles, chacun ayant ses propres lois. Ce qui aurait pour conséquence de nous faire exister dans un cosmos où tous les mondes seraient possibles !

« Derrière tout nid il y a une coquille brisée », écrit Pascal Quignard en son chapitre VIII, « Déménagement ». Avec lui nous sortons de notre abri ouaté, quand nous en possédons un, nous ouvrons grands les yeux sur ce qui l’a ourdi, la fracture, l’effondrement, et le deuil, et nous nous embarquons sur l’horloge du temps – « Même dans la fin, il n’y a que du départ » –, en quête de son surgissement, son premier temps ou son printemps. L’imprévisible. Les ruines jaillissantes. Car « à n’importe quel moment du temps, une œuvre rencontre son audition soudaine ». Ce sont les maisons perdues, les passions désordonnées dans l’amour, qui engendrent les livres. « L’irracontable ne peut revenir que si on invente un écrin où on l’insère. »

Une conception du temps non linéaire, a-chronologique, qui ne commencerait pas par un début, qui ne se dirigerait pas vers une fin, mais qui au contraire se déploierait et se parcourrait comme un paysage, infiniment, un temps « ouvert », non programmé, bouché, « Si le temps est la référence au sein des référents, il n’est jamais le contemporain de rien. La pulsion est inorientée » ; une conception du monde « où la lumière et la chaleur mettent d’invraisemblables minutes pour quitter le soleil et venir jusqu’à nous » ; une conception de la paléontologie où, « par le biais des volcans […], la terre sans cesse se réavale » ; une conception de l’amour qui contredit nos habitudes : « L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis »… Tout cela fait de Pascal Quignard, selon ses propres dires, un amant déraisonnable de l’imagination, « comme en exil face au groupe », un solitaire, sinon un asocial. Et qui connaît la joie du pire.

Que sera le volume suivant du Dernier Royaume ? Que seront les volumes suivants, dont Pascal Quignard lui-même ignore le nombre à venir *? Pourra-t-il, pareil à la « Fille des cendres, la princesse du conte, tellement aïeule dans un corps de vingt ans », « peindre ce partir qui revient sans vraiment revenir », se renouveler sans se trahir, progresser, se pro-jeter dans le dessein de l’œuvre en cours, sans renoncer au « chant sur le jadis », demeurer secret à l’époque d’internet jusqu’au point critique de son propre deuil ? 


* Ne déclarait-il pas déjà à Alain Veinstein sur France Culture, le 9 septembre 2009, dans l’émission « Du jour au lendemain » à propos justement de la série Dernier Royaume : « lorsqu’on a devant soi quatorze à seize volumes et l’âge que j’ai, chacun devant contenir une centaine de chapitres, on ne peut pas avoir la maitrise et je voulais trouver quelque chose, baroque, […] fonctionnant uniquement par contraste, dans laquelle je puisse être perdu. Je ne sais pas très bien vous expliquer pourquoi il me fallait être perdu. Peut-être pour que le contenant soit plus vaste que mes jours ».

EN ATTENDANT NADEAU