samedi 28 février 2015

Emmanuel Carrère / L'évangile selon frère Emmanuel Carrère



Emmanuel Carrère chez lui, à Paris.

L'ÉVANGILE SELON FRÈRE EMMANUEL CARRÈRE

Le 14 septembre 2014 | Mise à jour le 14 septembre 2014
UN ENTRETIEN AVEC GILLES MARTIN-CHAUFFIER

Après avoir suivi les pas de ce diable de Limonov, Emmanuel Carrère emprunte ceux de saint Paul et de saint Luc pour raconter, dans « Le royaume », les premiers temps du christianisme.

Que raconte le christianisme ? L’histoire d’un prophète exotique, né d’une mère vierge, qui guérit les malades d’un coup d’oeil, demande à ses proches de manger son propre corps pour devenir meilleurs, disparaît crucifié, revient d’entre les morts et promet à tous la vie éternelle. Comme l’observait Borges, la théologie semble parfois une branche de la science-fiction. Inutile de dire qu’Emmanuel Carrère n’y a pas été insensible. C’est sa passion pour Philip K. Dick qui l’a amené à la littérature. A l’automne 1990, il a été touché par la grâce et, pendant trois ans, allant chaque jour à la messe, il s’est plongé dans les textes sacrés. On connaît l’auteur : quand il se donne à une passion, il s’y abandonne. Bientôt ses livres feront mille pages. Pour l’instant, dans « Le royaume », on en reste à 630. Consacrées au rôle fondamental de saint Paul (et, accessoirement, de saint Luc) dans le développement miraculeux d’une petite secte mystique apparue au fin fond de la Judée. Revenu sur les chemins du Nouveau Testament, Carrère pose une question impertinente : qui a le mieux servi la cause du Christ ? Ses premiers disciples, de braves pêcheurs galiléens et de pauvres paysans de Judée, ou bien les deux ou trois intellectuels, comme saint Paul ou saint Luc, qui se sont emparés de leur conte à dormir debout ? Personne dans l’histoire de l’humanité n’avait parlé comme Jésus, si naturel, simple, calme, audacieux et identifiable à la première phrase. Mais jamais il n’aurait conquis le monde avec seulement les messages transmis par les compagnons qui faisaient son ordinaire. Ce sont des hommes très subtils, capables de s’exprimer en grec, qui ont fait sa gloire en luttant avec Pierre, Marc ou Matthieu, les tenants d’un christianisme juif. C’est passionnant. Et dérangeant, car on voit quel élitisme a bâti la religion de la charité. Celle même dont le père de Carrère disait : « Dommage qu’ils aient supprimé la messe en latin. On ne se rendait pas compte à quel point c’est bête. » Pour parler de ce livre inspiré, nous avons rencontré l’écrivain chez lui, à Paris, à deux pas de la rue de Paradis.






Emmanuel CarrèreAlexandre Isard
Paris Match. Expliquez-nous le titre du livre. Qu’est-ce que “le royaume” ? 
Emmanuel Carrère. Dans l’Evangile de saint Luc, Jésus emploie constamment le terme. Dans sa bouche, c’est le royaume tout court. Parfois celui de Dieu, ou celui des cieux. Le sens demeure énigmatique mais il y a deux interprétations. Soit on évoque un paradis et une promesse de vie éternelle. Soit, et c’est ce que je crois, on fait allusion à une autre dimension de la vie réelle. Comme si, avec ce mot, on touchait le fond du sac de l’existence. Le royaume, c’est la réalité dans toute sa profondeur. Un univers méprisé de douleur et de faiblesse qui devient la demeure du Christ. Un lieu dont Jésus formule les lois qui inversent systématiquement toutes les valeurs : les premiers seront les derniers... Un discours très subversif dont il est stupéfiant que soit sortie une institution aussi puissante, et même admirable, que l’Eglise.
En racontant la naissance du christianisme, le livre met en scène une dispute acharnée entre deux clans. D’une part, l’école de Jérusalem avec Pierre, Marc ou Jacques. Et, face à eux, l’école universelle de Paul et de Luc.
Jérusalem, au Ier siècle, c’est la maison mère, celle des proches du Christ, de sa famille, des premiers apôtres qui ont recueilli l’héritage et entendent le gérer. Eux demeurent des juifs orthodoxes, comme une branche annexe qui se distinguerait par l’annonce que le Messie est venu mais qui n’aurait pas quitté l’arbre. Ils ne songent pas à s’adresser aux gentils. Paul, au contraire, a d’emblée le désir de convertir le monde. Et donc de rompre avec le judaïsme dont il est issu. Son propos est universel et son message parle aux juifs mais aussi aux autres, hommes ou femmes, libres ou esclaves, romains ou grecs ou égyptiens... Si les juifs veulent conserver la circoncision et leurs règles alimentaires, aucun problème. Mais il n’est pas question de l’imposer aux autres. On est chrétien si on croit au message du Christ. Point final. C’est révolutionnaire.

"J’AIME SAVOIR QUI A ÉCRIT QUOI ET COMMENT. FÛT-CE SUR UN SUJET SACRÉ"

A propos de révolution, vous comparez à plusieurs reprises les querelles de chapelle du christianisme naissant aux luttes de faction du communisme des années 1920. Saint Jacques, le juif orthodoxe, contre saint Paul, le juif universel, c’est Staline contre Trotski !
A cette nuance près que c’est Trotski qui gagne. Et, en effet, même si cette comparaison sacrilège ne tient pas terme à terme, les deux situations se ressemblent. Tant par l’affrontement des personnalités que par le contexte de la lutte. Les bolcheviques non plus, personne n’aurait misé sur eux. Ils passaient pour des agités d’arrière-salles de café. Et pourtant, eux aussi, c’est à une mutation de l’humanité qu’ils s’employaient. Pour créer un homme nouveau.
Le vrai père du christianisme, c’est presque autant saint Paul que le Christ !
 Non. Simplement je voulais écrire sur les débuts du christianisme, mais pas sur Jésus. Peut-être m’inspirait-il une sorte de terreur sacrée ou de prudence révérencielle ? Peut-être aussi demeure-t-il trop mystérieux. Selon les récits, il peut être très doux ou très violent. Il est contradictoire, et on ne le connaît que par propos rapportés. Tandis que Paul, on connaît ses actes, ses lettres authentifiées, ses voyages, son apparence... Pour un romancier, il présente un relief si accidenté qu’il en devient passionnant : un petit homme très laid, qui ne paie pas de mine, tombe tout le temps malade et tranche de tout avec violence et autorité. Pour les juifs orthodoxes, c’est un imposteur. Pour les autres, les gentils, c’est un empoisonneur et un maître exigeant qui lutte contre toutes les facilités et les licences pour ne cesser de les gourmander. Paul est sans cesse en lutte. Mais il produit un effet extraordinaire grâce au discours du Christ. Ses propos sont tellement subversifs et paradoxaux qu’ils provoquent une réelle exaltation et déchaînent la passion. En outre, ils entraînent des comportements si étranges de la part de sa petite communauté que tout le monde est saisi. Paul va déclencher une contagion par l’exemple. C’est un géant.
L’autre personnage clé qu’on redécouvre, c’est saint Luc, auteur d’un Evangile alors qu’il n’a jamais connu le Christ.
Lui, c’est le goy de la bande, un médecin lettré, de langue et de culture grecques. Rien du petit pêcheur galiléen ou du paysan de Judée d’où venaient les compagnons du Christ. Il aimerait croire mais la religion grecque n’offre rien de consistant aux âmes pieuses : quelques sacrifices, des scènes de ménage sur l’Olympe. Chez les juifs, il trouve noble leur relation avec un Dieu si exigeant. Mais, compagnon de saint Paul, il juge les premiers Evangiles trop simples. Après avoir lu celui de Marc, il décide d’en rédiger un plus raffiné, plus grec, plus séduisant pour des lecteurs instruits. Et, surtout, plus romanesque. C’est chez lui qu’apparaissent le Bon Samaritain, les voyageurs d’Emmaüs, la crèche de Bethléem et l’Adoration des bergers, le Fils prodigue... Luc est aussi un grand manipulateur, toujours tenté d’être d’accord avec tout le monde, toujours séduit par le dernier qui a parlé et paraissant beaucoup moins abrupt que Paul mais, pour finir, donnant la version qui l’arrange.
C’est un peu iconoclaste, cette analyse !
Je suis un romancier. J’aime savoir qui a écrit quoi et comment. Fût-ce sur un sujet sacré.

« Le royaume », d’Emmanuel Carrère, éd. P.O.L, 630 pages, 23,90 euros.









vendredi 27 février 2015

Charlotte Gainsbourg / J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant


Charlotte Gainsbourg
Charlotte Gainsbourg : “J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant”

Laurent Rigoulet
Publié le 26/01/2015. Mis à jour le 04/02/2015 à 14h36.


L’actrice, qui délaisse le cinéma pour préparer un nouvel album, évoque ses parents, son exil à New York, le judaïsme... Sa mélancolie, aussi.
Charlotte Gainsbourg vit aujourd’hui à New York, dans le quartier historique de la bohème folk. Après une année pleine au cinéma (Nymphomaniac,SambaTrois Cœurs), elle reprend l’écriture d’un album en chantier depuis trois ans. Le piano à queue occupe une pièce lumineuse au rez-de-chaussée, en surplomb d’un jardin enneigé. L’ambiance est zen et feutrée. Une partition de Beethoven sur le clavier, un recueil de Michaux à côté, un chat assoupi près de la cheminée, où l’actrice allume un feu avant de répondre aux questions, assise à même le parquet roux. Les nouvelles de France sont sinistres. Une chaîne d’info diffuse ses images en sourdine. Ça ne l’encouragera pas à retrouver un pays qu’elle a quitté depuis la mort de sa sœurKate Barry, en décembre 2013 : « Je ne pouvais plus respirer. J’espère que je saurai, un jour, regarder Paris à nouveau, sans que ça soit douloureux. »
Que représentait l’Amérique quand vous étiez petite ?
Rien du tout. Chez nous, les influences étaient anglaises. Nous avions les yeux braqués sur Londres. Les premiers souvenirs d’Amérique sont liés à mon travail, quand j’étais enfant. Je me suis rendue, le même été, à Montréal pour un rôle dansParoles et musique, d’Elie Chouraqui, et à New York pour enregistrer la chanson Lemon Incest avec mon père. La ville ne m’a fait aucun effet. Le studio était en pleine campagne. Je ne pensais qu’à me baigner dans la piscine. La chanson, je m’en foutais. Mon père avait l’air heureux, ça me suffisait. Je trouvais, moi, que je chantais faux mais je ne m’en souciais pas plus que ça. Je n’avais aucune conscience de ce que je faisais. Je suis étonnée par la liberté totale dans laquelle je vivais alors. Avec mes trois enfants aujourd’hui, ça me semble dingue. Adolescente, je n’avais aucune restriction d’heure. Je me souviens que je mentais aux autres enfants, pour avoir l’air normale, en disant que je devais rentrer à minuit. J’ai fait mes premières tentatives de sortie en boîte de nuit vraiment tôt. A 13 ou 14 ans. Mon père avait téléphoné aux Bains-Douches pour qu’on m’en interdise l’entrée. Il avait entendu dire que j’y fumais des joints. Faux. Je n’en ai jamais fumé. J’aurais bien aimé pourtant.
Vous aviez 12 ans pour votre premier rôle. Le désir d’être actrice, c’était le vôtre ?
J’aimerais tellement savoir ce que je ressentais à l’époque ! J’en ai parlé si souvent que j’ai perdu la trace de ce qui m’animait. Ma mère m’a raconté que, sur le tournage de La Pirate, où Jacques Doillon, son compagnon de l’époque, avait engagé Laure Marsac, une autre enfant, je bouffais celle-ci du regard. Elle m’avait sentie jalouse. Envieuse en tout cas. Quand elle a entendu qu’on cherchait un petit garçon, elle a dit : « Je connais une petite fille ! » Elle m’a inscrite au casting. Elle ne me l’a pas dit en face, elle a juste laissé un mot sur la table du petit déjeuner. Je n’ai pas le souvenir d’avoir hésité une seconde.
Malgré les rôles qui s’enchaînaient, vous ne vouliez surtout pas prendre de cours d’art dramatique. Pourquoi ?
Pendant longtemps, j’ai tout misé sur la spontanéité. Je ne m’intéressais pas au jeu lui-même. Le cinéma me plaisait parce que c’était une famille d’emprunt. J’étais très volontaire, j’aimais me défoncer, enchaîner les prises, mais les coulisses me plaisaient plus que le métier lui-même. Je n’avais pas le sentiment de devoir faire des efforts. Je sentais bien qu’il fallait produire des émotions, mais c’était très ponctuel. Je n’avais aucune idée de la progression dramatique, aucune technique.




Les réalisateurs vous guidaient dans l’apprentissage ?
Claude Miller m’a surtout aidée à étoffer ma culture littéraire et cinéphilique. Il ne me disait pas quoi ressentir. Il me laissait faire. J’étais fière. Je voulais m’en sortir seule. J’avais ma petite cuisine pour les séquences sur lesquelles je misais. Les grandes scènes de larmes par exemple. Ça me semble idiot aujourd’hui, mais je me racontais des histoires : j’imaginais la mort de mon père tout en me disant les dialogues du Champion, ce film très sentimental et très triste avec Jon Voight. Et ça marchait ! J’étais superstitieuse aussi. J’avais mes trucs. Je me faisais mal. Je me pinçais avant les prises... Bertrand Blier a essayé de me sensibiliser au travail pour le tournage de Merci la vie. Il m’a envoyée avec Anouk Grinberg en thalasso à Quiberon. Pour que l’on échange avant le tournage. Je me suis ennuyée à mourir ! J’avais 18 ans, je n’avais aucune envie de me faire masser. Anouk et moi ne nous parlions presque pas. Son appétit pour le travail m’a fortement intimidée. Je la voyais annoter fébrilement son scénario et je trouvais ça bizarre. Je ne trouvais rien à écrire. Elle a dû me prendre pour une idiote. Sur le tournage, elle a eu une histoire avec Blier et le fossé s’est encore creusé. Je me suis sentie à l’écart. J’ai quitté l’hôtel chic où logeaient les comédiens pour rejoindre celui de l’équipe technique.
A quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à la technique du jeu ?
Quand j’ai rencontré Yvan Attal. Il avait fait le cours Florent et gambergeait sans cesse. Il était passionné par ce métier alors que moi j’aimais surtout les tournages. Il était fasciné par la génération de l’Actors Studio et me l’a fait découvrir. Mais j’étais d’autant plus complexée de n’avoir aucune méthode. J’ai toujours eu un sentiment d’imposture. Renforcé par ma situation de « fille de... ». J’ai commencé jeune et je n’ai jamais galéré dans un milieu où c’est la norme. J’en suis embarrassée, sans doute à vie. Je n’aurai jamais l’impression de maîtriser ce métier, de m’être assez battue pour réussir. Même si j’ai emporté certains films en allant les chercher avec les dents. 21 Grammes, d’Iñárritu, que j’ai décroché en passant les essais alors que j’étais enceinte jusqu’aux yeux. Ou Persécution, de Chéreau, qui ne croyait pas beaucoup en moi.




Vous avez une méthode à présent ?
A partir de I’m not there, le film de Todd Haynes sur Bob Dylan, en 2006, j’ai senti qu’il fallait que l’on m’aide. Grâce à une amie de Sean Penn et Robin Wright, qui étaient complètement fanatiques de la méthode Actors Studio, j’ai pu contacter un professeur de théâtre américain avec qui j’ai passé des heures au téléphone. Je lui ai payé le billet d’avion pour qu’il me rejoigne à Montréal. Je n’en ai parlé à personne. Je le voyais après le tournage et il me faisait bosser. Je ne travaille plus sans lui. J’ai toujours été bonne élève mais pas très intéressante, pas très curieuse. Je n’ai pas l’intelligence et l’imaginaire que j’aimerais avoir. Lui m’apprend à vivre avec ma peur. Je ne supportais plus d’être paralysée avant chaque tournage, fermée sur moi-même. D’avoir des envies et de ne rien oser. D’être toujours déçue par ce que je faisais. De ne pas même assumer de demander une prise en plus. J’avais le sentiment de rester à la merci du metteur en scène. De n’être capable de rien par moi-même.

Charlotte Gainsbourg

Votre mère, Jane Birkin, ne vous a pas conseillée ?
Elle ne s’est jamais considérée comme une actrice. Je l’ai toujours entendue se dénigrer et dire qu’avant de tourner avec Jacques Doillon on la trouvait surtout marrante. Elle me donnait plutôt des conseils sur le physique. Le maquillage par exemple : comme on dicte tout aux actrices, il est dur de savoir ce qui est vraiment nécessaire au personnage, sans nous desservir. Elle m’a appris à apprivoiser les choses et je l’écoutais beaucoup, d’autant que j’étais très admirative de sa beauté.




Et votre père, comment vous a-t-il transmis son intérêt pour le cinéma ?
On n’allait pas au cinéma ensemble. Je crois qu’il n’a jamais mis les pieds dans une salle ! C’était le début des VHS. Il m’emmenait sur les Champs-Elysées pour acheter des VO qu’on ne trouvait qu’en import. Il me montrait des films d’horreur qu’on regardait sur son lit. Il avait un grand écran, c’était chic à l’époque. A 10 ans, j’ai vuCarrie, Duel, Shining... Ça m’a pas mal marquée ! Sinon, on regardait des films italiens comme Le Pigeon. Des péplums. Des westerns. C’était un rituel. Chaque week-end. On décidait soigneusement de ce qu’on allait voir. Mes plus belles années ! Même s’il ne s’occupait pas beaucoup de moi, concrètement, et laissait ça à sa compagne, Bambou, il m’a donné des repères très nets. Il choisissait les œuvres dont il voulait qu’elles m’accompagnent toute ma vie. Chopin, Les Variations Goldberg,de Bach, Ravel, Elvis Presley... Quelques livres aussi. A rebours, de Huysmans.Lolita, de Nabokov. Les poèmes de Baudelaire et Rimbaud. Mort à crédit, j’ai longtemps essayé de le lire sans y parvenir. Je n’ai réussi qu’après sa mort.
Un univers assez sombre en général...
J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant. La mélancolie tenait une grande place dans nos vies et il savait la mettre en scène. Je me souviens des déjeuners chez Goldenberg où il faisait venir le violoniste, lui demandait toujours la même chanson et se mettait à pleurer. Il aimait la noirceur. Un ciel bleu, il ne voyait pas quoi en dire. Mes parents ne m’ont pas appris à vivre joyeusement. Les Américains, par contre, sont toujours positifs. Ça ferait gerber mon père, mais ça me fait du bien. Je sais que c’est factice, mais ça m’aide.








Votre père disait que vous étiez un cocktail Molotov, fait de « sang ruski et british », et vous, vous désiriez être juive. Pourquoi ?
Ça m’intriguait. Je ne savais pas ce que c’est d’être juif. J’entendais les histoires de la Seconde Guerre mondiale dans la famille juive de mon père, mais ils parlaient surtout de l’excitation de se cacher des Allemands, sans insister sur le côté tragique. Je ne savais pas si mon père était circoncis ou pas. Lui disait qu’il l’était de naissance — comme Moïse, ou le Messie —, la vieille blague ! Il était très antireligieux. Il m’a quand même donné une étoile de David qui appartenait à ma grand-mère et il était fier de me voir la porter. Quand ma grand-mère est morte, j’ai ressenti une attirance irrésistible pour la religion. J’allais à la synagogue toute seule, je faisais Kippour, j’allumais des bougies en cachette. Je m’appropriais la religion de manière maladroite, je mettais des jupes, croyant que le pantalon m’était interdit. J’allais acheter des livres de prière en phonétique. Je ne croyais pas en Dieu, mais je voulais des règles. J’ai même été « adoptée » par une famille avec laquelle je célébrais les fêtes juives. Je me cherchais une identité. Je souhaitais appartenir à cet univers qui ne voulait pas de moi. J’entendais dire : « Tu ne seras jamais juive. » Quand mon père est mort, j’ai tout envoyé balader d’un coup. Sur son lit de mort, je lui ai mis mon étoile de David autour du cou et j’ai pris celle qu’il portait. Et je me suis éloignée de la religion de manière aussi absurde que je m’en étais approchée. Aujourd’hui, je suis contente de ma double appartenance, entre l’Angleterre anglicane et le judaïsme d’Europe de l’Est. Je suis heureuse de ne rien démêler et de transmettre ce trouble à mes enfants.




Quels rôles vous attirent désormais ?
Je ne sais pas quel appétit j’ai pour le cinéma aujourd’hui, je ne suis pas sûre d’en avoir beaucoup. Je ne sens pas une forte demande non plus. Je n’ai aucun projet en France. J’ai l’impression d’intéresser surtout les étrangers. Je vais tourner un petit film indépendant aux Etats-Unis, avec Richard Gere.
Vous avez déjà devancé le désir d’un cinéaste ?
Non. A part Pialat. Le seul pour lequel je me serais battue. Il est venu, un jour, chez ma mère quand j’étais très jeune et m’a donné Mouchette, de Bernanos. J’ai pensé qu’il voulait le faire avec moi mais ce maigre espoir a vite été déçu : il a tourné Sous le soleil de Satan. Je lui ai écrit ensuite, j’ai tenté de me rapprocher de lui, il n’a pas répondu. J’ai aussi écrit à Polanski. Juste pour lui dire mon admiration. Je ne crois pas à ces démarches. Je suis toujours impressionnée par le volontarisme des actrices américaines qui construisent leur carrière et se vivent comme des entreprises. Ça me paraît prétentieux de croire en soi. Ce métier repose sur des choses tellement intangibles. Comment décider si l’on va toucher les gens ou pas ?
Hollywood vous a courtisée ?
Je me suis présentée à des castings, comme beaucoup d’acteurs français, mais je n’ai pas été prise. J’ai fait des essais pour des films aussi différents que The Tree of life,de Terrence Malick, l’adaptation du Da Vinci Code ou Le Tour du monde en 80 jours, avec Jackie Chan. Je trouve amusant de se frotter à ce genre de cinéma. J’ai failli jouer dans Terminator. J’étais choisie mais je me suis dégonflée. Le scénario était trop nul. Ils voulaient me faire signer en me promettant un meilleur rôle par la suite. Je me suis défilée et, à la place, j’ai fait le film de Lars von Trier Antichrist[pour lequel elle a reçu le Prix d’interprétation à Cannes en 2009, NDLR].

Charlotte Gainsbourg

Votre collaboration avec lui dure depuis plusieurs films. A-t-elle un avenir ?
J’aimerais le retrouver pour un projet très différent, mais je ne sais pas s’il a encore des choses à puiser en moi. Je me sens proche de lui, sans vraiment comprendre ce qu’il a en tête. Je ne connais pas son malaise, mais je sens que sa souffrance est réelle. Je m’en suis inspirée. Dès Antichrist, je n’avais qu’à observer son angoisse pour la jouer. Notre première rencontre était très étrange. L’entretien a duré une quinzaine de minutes et il tremblait de tous ses membres et regardait ses pieds. Il m’a juste demandé si j’avais déjà vécu des dépressions, des attaques de panique... Je me sentais tellement normale à côté de lui ! Alors que je sortais d’un accident de santé (hémorragie cérébrale) qui m’avait incroyablement fragilisée. Physiquement et psychologiquement.
Avait-il senti que votre sensibilité s’accorderait à la noirceur de son projet ?
Non, je crois qu’il ne savait rien de moi. Une actrice l’avait lâché, il avait besoin d’en voir d’autres très vite. J’ai lu le scénario d’Antichrist, en une nuit, dans une maison de vacances, ça m’a fait l’effet d’un film d’horreur. J’avais envie de tourner avec Lars von Trier, j’adorais Les Idiots et Breaking the waves. Ma mère était très excitée et ma sœur Kate adorait son cinéma. Elle m’a d’ailleurs inspiré le personnage deMelancholia. Le tournage d’Antichrist n’a pas été simple. Je vivais isolée dans un petit hôtel très glauque de la campagne allemande. Je m’y sentais en prison. Le scénario était bourré d’histoires de sorcellerie et je faisais des cauchemars tout le temps. Lars me déstabilisait, je ne comprenais rien à sa direction d’acteurs, il demandait tout et son contraire, je me sentais déprimée, mais j’ai fini par réaliser que la qualité de mon jeu ne l’intéressait pas ; il voulait juste voir où j’étais humainement prête à aller. Ça me convenait tout à fait. Et ça me faisait du bien de hurler comme une démente dans la forêt. J’apprécie la possibilité de souffrir pendant un temps déterminé. De s’oublier dans la violence. J’ai toujours aimé les scènes physiques et brutales. Je me suis longtemps sentie comme un pantin qui ne sait pas gérer ses mouvements, j’étais bourrée de complexes. Dès qu’on me donnait à jouer un truc costaud ou violent, ma gêne était balayée. De manière jouissive.




Où en êtes-vous de votre désir de transformer la maison de Serge Gainsbourg, rue de Verneuil, en musée ?
J’ai abandonné cette idée. Pendant longtemps, j’ai entretenu un rapport singulier à cette maison. Je m’y rendais régulièrement. Et j’y restais seule une ou deux heures. Je remontais le temps. L’odeur est toujours la même. Les meubles n’ont pas bougé. On n’avait touché à rien. Même aux boîtes de conserve dans le frigo, qui ont explosé l’une après l’autre. J’avais l’impression qu’il allait entrer dans la pièce. C’était mon truc. Un rituel que je ne partageais pas. Pendant dix-huit ans, j’ai cru que je voulais en faire un musée. Mais quand ça a failli aboutir, j’ai fait marche arrière. Il y a eu le film de Joann Sfar, l’exposition à la Cité de la musique. J’ai eu envie de préserver un pan secret.
Vous avez envisagé de participer au biopic de Joann Sfar ?
Je l’ai rencontré chez lui, il était charmant, et il m’a dit qu’il ne ferait le film que si j’interprétais mon père. Je me suis retrouvée tellement prise de court, tellement chamboulée par cette proposition que je ne l’ai pas rejetée. J’ai même hésité pendant un mois. Je me suis dit que je pourrais étudier la vie et l’œuvre de mon père, que je ne connais pas si bien que ça, que je pourrais regarder les images, écouter les chansons, moi qui supporte mal d’entendre sa voix. Je ne pensais pas à l’interpréter mais à faire mon deuil à ma manière. Et puis j’ai eu cet accident à la tête. En sortant de l’hôpital, je me suis dit que c’était dément. Je n’avais plus envie de ce film.
Vous écrivez en français pour votre prochain disque ?
50 % de mes nouvelles chansons sont en français, j’avais besoin d’oser le faire pour franchir une étape. C’est important de me situer par rapport à mon père. Mon vocabulaire vient de ses textes, de ses chansons, mes mots sont ancrés dans des phrases qui lui appartiennent. J’ai tellement entendu ses chansons dans mon enfance. Il les écoutait continuellement. J’ai l’impression de me réapproprier un langage qui pourrait être le mien. Je ne recherche surtout pas la comparaison. Je ne sais pas ce que ça vaut, ni si j’en ferai quelque chose, mais le coucher sur le papier, c’est déjà bien.



mercredi 25 février 2015

Le bleu est une couleur chaude / Retour sur les planches qui ont inspiré une Palme


Le “Bleu” d'avant “Adèle” : retour sur les planches qui ont inspiré une Palme

  • Propos recueillis par Caroline Besse
  •  
  •  Mis à jour le 29/05/2013 à 18h13.
Aux origines de “La Vie d'Adèle”, dernière Palme d'or cannoise, il y a une BD, “Le bleu est une couleur chaude”, signée Julie Maroh. Pour “Télérama”, l'auteur revient sur sa genèse.
Julie Maroh
par elle-même. DR

D'une histoire, imaginée l'été de ses dix-neuf ans, Julie Maroh a créé une BD, prix du public au festival d'Angoulême en 2011. Depuis, elle est devenue un film réalisé par Abdellatif Kechiche, La vie d'Adèle, chapitre 1&2, qui vient d'obtenir la Palme d'or à Cannes. L'histoire d'une jeune lycéenne, Clémentine, qui découvre son homosexualité en tombant amoureuse d'Emma, une étudiante aux cheveux bleus. 
Au lendemain du sacre, Julie Maroh a publié sur son blog un article intitué Le bleu d'Adèle – largement partagé depuis – dans lequel elle revient sur ce « processus immense et intense », le « coup de maître de Kechiche » mais déplore aussi la représentation des scènes d'amour dans le film.
Nous lui avons donné la parole pour qu'elle commente trois des planches du Bleu est une couleur chaude.
« Le coup de foudre »
« Ce que j'aime dans la bande dessinée c'est, entre autres, le travail de la temporalité et de l'ellipse. Je crois que l'enjeu de cette planche touchait clairement à cela. En une planche on peut raconter plusieurs minutes, plusieurs heures, plusieurs années (ce que j'ai fait ailleurs dans le livre), et j'ai l'impression que c'est encore moins évident de réussir à étirer quelques secondes sur autant d'espace. 
Ce que j'aime également dessiner de plus en plus, et qu'on retrouve dans cette page, c'est d'essayer de retranscrire tout le bruit alentour, tout un séisme intérieur, en gardant les images muettes, sans texte.
Représenter un coup de foudre tenait ici de ces deux problématiques graphiques réunies. C'est un bruit assourdissant que l'ont ressent en soi, un basculement de deux secondes. Et évidemment ça se produit par le regard, par ce que l'autre en face dégage, et son attitude. Mais je vois aussi la relation amoureuse comme une danse, où les notions de rythmes et de synchronisations sont importantes. Si je peux réussir à introduire cela dans la rencontre entre Emma et Clémentine c'est tant mieux ! Ici on tourne avec elles, et elles se retournent en même temps... D'abord il n'y a qu'elles deux, en plan vertical et serré, mais très vite l'espace est prêt à les séparer de nouveau et s'étire en largeur. 
On me demande souvent pourquoi dans la troisième case le visage d'Emma est coupé en deux. C'est très simple : on la voit à travers les yeux de Clémentine, qui d'abord tombe sur le visage de cette fille qui lui arrive depuis le trottoir d'en face, puis elle est aspirée par son regard et dans un troisième temps c'est son sourire, ou tout simplement sa bouche, qui la happe. »
« Le monde qui s'écroule »
« Cette page est un moment essentiel dans le récit. Et dans la vie de l'héroïne. On a certainement tous connu cet instant où un lourd secret que l'on porte vient d'échapper à notre contrôle… quand on apprend que les autres savent... DÉJÀ...! Je crois que c'est quelque chose qui est assez caractéristique de l'adolescence... qui, en tous cas, y émerge, parce que c'est une période intense quant à sa propre construction d'identité. Et la légèreté de l'enfance nous quitte. Cette craquelure dessinée ici c'est le monde de Clémentine qui s'écroule. Ou plutôt... la sûreté qu'il offrait. C'est la prise de conscience de sa propre vulnérabilité, de sa mortalité. Du pouvoir que peuvent avoir les autres sur nous. Avec les cases où on la voit sombrer, j'essayais de retranscrire cet appel d'air violent qu'il y a soudain dans notre tête lorsqu'on a ce type de choc émotionnel. Le coup de marteau qui résonne... On perd l'équilibre, notre sang change de sens soudainement. Mais en plus de cela, ici Clémentine a l'impression de sombrer dans un cauchemar, d'où ce traitement graphique au crayon. »
« La scène d'amour »
« Je me revois dessiner cette page. Tout le monde se rendra compte dans l'album d'une certaine irrégularité graphique de séquence en séquence. Cela tient à plusieurs choses... D'abord le stress de me lancer dans mon premier album, car au début, au moindre coup de crayon, je pensais au fait que ça allait être vu, et lu. Le stress d'une part, donc. Puis l'évolution, évidemment. J'ai pris plus d'assurance et d'expérience, à force d'y passer mes semaines. Mais surtout... et c'est là mon gros défaut... j'ai tendance à m'investir davantage dans les scènes que je trouve « fortes » d'un point de vue scénaristique, celles qui sont un moment charnière de l'histoire, celles où l'on va s'attarder, où ça vibre. J'ai tendance à vouloir passer très vite sur les scènes intermédiaires, elles m'ennuient, je ne suis pas concentrée...
Cette page-ci est une de celles que je considère comme vraiment abouties, et j'arrive rarement à cette satisfaction... La satisfaction de retrouver sur le papier ce que j'avais précisément à l'esprit.
J'ai déjà parlé de danse, il en est de nouveau question ici. On a le tournis avec les personnages, la gravité se renverse. C'est la première fois que Clémentine et Emma font l'amour, et c'est la seule séquence du livre où cela est montré. Ce que j'avais envie de mettre en scène c'est la communion. Avant l'acte en lui-même. Ma démarche c'est donc plutôt d'être dans la suggestion et de marquer les regards. En bande dessinée on doit tenir compte du fait que le lecteur fait lui-même les raccords, c'est un langage de l'ellipse, où les blancs entre les cases ont autant de poids que ce qui se passe à l'intérieur. Et comme je destinais ce livre au grand public... une chance que j'avais l'intention d'être plutôt dans la suggestion! Même si je ne me suis absolument pas censurée. Car on fout tout en l'air si on pense au lecteur lorsqu'on écrit une histoire. 
Concernant la communion évoquée entre Clémentine et Emma, l'avantage du dessin sur papier, c'est que ça garde toujours quelque chose de chaud à la lecture. C'est un médium avec lequel je trouve plus difficile de transmettre une sensation froide. »