dimanche 8 mars 2015

Les grands narcissiques sont des personnalités toxiques



"Les grands narcissiques 

sont des personnalités toxiques"


Par  publié le 


Les individus au "moi" exacerbé causent des ravages insoupçonnés, explique le Dr Laurent Schmitt, dans un essai instructif et érudit, Le Bal des ego, publié chez Odile Jacob. Ce praticien, coordinateur du pôle psychiatrie des hôpitaux de Toulouse, s'alarme de la "flambée" du narcissime contemporain. 

"Les grands narcissiques sont des personnalités toxiques"
Selon Laurent Schmitt, dans une société matérialiste, en panne d'idéaux, seule compte la valorisation de soi.
© Christian Bellavia pour L'Express

On considère généralement le narcissisme exacerbé comme un travers assez bénin. Pourquoi estimez-vous, au contraire, qu'il est devenu un problème pour la vie en société?
Parce que je constate, ces dernières années - et je suis loin d'être le seul médecin dans ce cas -, que de plus en plus de patients souffrent d'un mal-être lié à des problèmes relationnels. Ils vivent avec ou côtoient des personnes méprisantes, aux ego surdimensionnés, qui les disqualifient, les dédaignent ou les nient, ce qui entame énormément leur estime de soi. Le besoin d'être entendu, reconnu, et la souffrance de ne pas l'être s'expriment de plus en plus fortement. 



Comment définissez-vous l'ego?
Dans le langage commun, le terme exprime l'orgueil, la fierté, une vision de soi-même un peu exacerbée. Au sens psychologique, il signifie le moi, notre manière d'être au monde, notre personnalité, de même que notre capacité de maîtriser nos impulsions, tout en faisant preuve de sollicitude, d'empathie, de bienveillance. L'ego est notre texture et la conscience que nous avons de nous-mêmes. 
En quoi se différencie-t-il du narcissisme?
Le narcissisme est l'une des composantes de l'ego. Lorsqu'elle est hypertrophiée, on parle d'hypernarcissisme. Il y a le narcissisme primaire, qui nous permet de nous "reconnaître" dans notre globalité de personne, et le secondaire, celui de notre caractère, qui nous met en relation avec les autres. Les personnalités hypernarcissiques préservent leur équilibre psychologique grâce au cadre social qui les gratifie et à l'estime qu'elles suscitent dans un premier temps. Mais, lorsque ces conditions ne sont plus réunies, à la suite d'une rupture sentimentale ou d'une maladie par exemple, elles peuvent, elles aussi, s'effondrer.


Existe-t-il un bon et un mauvais narcissisme?
Tout individu a besoin d'éprouver une bonne estime de soi, de pouvoir s'affirmer et entreprendre, de croire en ses talents, d'être autonome... C'est ce qu'Aristote nomme "le bon égoïsme",philautia, dans Ethique à Nicomaque. Il s'agit de la forme minime, presque "physiologique", du narcissisme ; celle que les parents doivent transmettre à leurs enfants pour que ces derniers se perçoivent comme des êtres humains de qualité.  
Et puis il y a les troubles du narcissisme : soit la personne a une vision trop dégradée d'elle-même parce qu'elle a été soumise à des exigences excessives ou a été méprisée en permanence ; soit, au contraire, elle se considère comme grandiose et exceptionnelle, ce qui peut être une manière de surcompenser toute une série de fissures, comme le fait d'avoir été le moins aimé dans une fratrie ou d'avoir dû composer avec un handicap physique, à l'exemple de Talleyrand, affligé d'un pied bot. 
Les hypernarcissiques sont-ils toxiques?
Oui, et même énormément dans certains cas. Comme ils ont d'eux-mêmes une vision sans limites, qu'ils manquent d'empathie et sont souvent dans la compétition permanente, ils induisent autour d'eux toute une série d'affects, qui vont de l'admiration à l'humiliation, en passant par le sentiment d'injustice. La personne qui se trouve face à un hypernarcissique finit toujours par se poser la question : est-ce que j'existe pour lui ? Est-ce qu'il me manipule, est-ce qu'il veut me rabaisser ? Cet effet corrosif peut mener certaines personnes, plus fragiles, au suicide.


Provoquent-ils ces sentiments de manière délibérée?
Dans le cas des pervers narcissiques, qui appliquent une stratégie pour blesser l'autre, oui. Mais ce n'est généralement pas l'intention de l'hypernarcissique. Celui-ci veut "juste" dominer autrui, être le premier. L'une de mes patientes, par exemple, était mariée à un petit chef d'entreprise qui la rabaissait en permanence en lui disant : "Tu n'existes que par moi, c'est moi qui t'ai donné un métier, etc." La démarche n'était pas perverse au sens propre, puisque le mari jouait cartes sur table. Le pervers, lui, commence par séduire, modifie ensuite sa stratégie, pour finir par disqualifier l'autre et le réduire à néant. 
Que se passe-t-il lorsque ce genre de personnage est votre collègue de bureau ou votre patron?
Il cherche à briller aux dépens des autres, à s'attirer les mérites de toute action, à supplanter les autres membres de son équipe. L'hypernarcissique méprise souvent ses égaux pour ne fréquenter que ceux qui peuvent l'aider ou lui servir de marchepied dans sa carrière. Il peut être la cause, surtout lorsqu'il est en position de supériorité, de troubles liés au stress, comme les douleurs gastriques, les maux de tête, les douleurs musculaires... 
Ces personnalités à l'ego boursouflé sont-elles conscientes de leur nuisance?
Non, car à aucun moment elles n'ont en elles une petite voix qui leur dit : "Là, c'est trop." Elles justifient leur ego par leur intelligence, leurs capacités ; il est rarissime qu'elles viennent demander des soins. 
Les hypernarcissiques ont cependant toujours existé...
Oui, mais ils étaient moins nombreux, parce qu'ils ne bénéficiaient pas de la réverbération médiatique dont ils jouissent aujourd'hui. Nous sommes passés à une phase d'industrialisation de l'ego. On connaît le mot de l'artiste Andy Warhol : "Dans le futur, chacun aura droit à un quart d'heure de célébrité mondiale." Eh bien, cette possibilité est devenue une industrie.


Qu'entendez-vous par là?
Les émissions de télé-réalité, par exemple, font la promotion des individus, à un degré encore jamais atteint dans l'Histoire. Prenez le concours du meilleur ouvrier de France, établi, lui, sur un modèle à l'ancienne : il se déroule dans l'anonymat le plus absolu ! Les notoriétés fulgurantes assurent un pouvoir d'exemplarité très supérieur au modèle classique. Alors qu'hier la renommée découlait d'une réputation intellectuelle, artistique ou scientifique durement acquise, aujourd'hui elle s'allume et se consume en un instant. Les selfies en sont un exemple parfait. Dans les siècles passés, lorsqu'un peintre faisait son autoportrait, cela pouvait lui prendre deux ou trois mois ! 
En quoi ce "bal des ego", que vous dénoncez, est-il lié à l'uniformisation de la société autour des modes de vie, de pensée, de consommation?
Lorsque tout le monde se ressemble, et que tout est possible à tout le monde, la société fabrique, dans un mécanisme de défense, des images emblématiques, iconiques, exceptionnelles. Dans nos sociétés, ce processus est allé de pair avec l'individualisme. Jadis, le besoin de s'affirmer en tant qu'individu n'excluait pas la participation à des projets communs et à des activités d'intérêt général.  
L'homme du siècle des Lumières, celui des utopies communautaires ou des luttes ouvrières s'est battu pour l'avènement d'un monde meilleur. Aujourd'hui, c'est la seule valorisation de soi qui compte. Notre société matérialiste est en panne d'idéaux, de grands projets et d'objectifs humains. Elle s'est repliée sur une sorte de moi narcissique et minimal, où les seuls enjeux sont de consommer ou d'exister au regard des autres. 
Vous voyez aussi dans cette floraison d'ego démesurés le produit d'un certain darwinisme...
Notre société en crise, en effet, applique la théorie de Darwin : pour survivre, il faut être le meilleur, au-dessus des autres. On n'avance plus ensemble, mais on se bat contre les autres. Ce qui amène le corps social à secréter des valeurs de sélection, et donc, à "fabriquer" des personnalités dominantes. La réflexion actuelle sur le souci d'être soi constitue une avancée. Mais ce souci de soi doit passer par la reconnaissance de ses capacités, la tolérance à l'égard de ses faiblesses, et l'affirmation de son libre arbitre. C'est de cette manière que la personne résiste le mieux aux stratégies d'emprise. 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire