Pierre Michon |
Pierre Michon, écrivain de l’ouïe
Traduit de l’anglais par Camille Bloomfield
PAR JILL A. MCCOY
De but en blanc, tentons cette proposition : Pierre Michon est un écrivain de l’ouïe. Un écrivain de l’ouïe serait celui qui entend ou demande que les autres entendent, et dont l’écriture est inextricablement liée au son. La manière idéale de lire un tel écrivain est à voix haute, et lentement, pour que la force de ses mots frappe de plein fouet. Les poètes s’imposent bien sûr dans cette dimension sonore, obligeant leurs lecteurs à écouter leurs vers. Si Pierre Michon n’est pas techniquement parlant un poète, il l’est spirituellement et artistiquement, auteur d’une prose si rythmique et musicale qu’on pourrait sans peine l’appeler poésie. Et lorsqu’on a lu ses phrases à la fois étincelantes et étranges, palpitantes de tours et de détours, proches de celles d’un (sinon du) maître français de la prose, Flaubert, il devient clair non seulement qu’il a utilisé son oreille pour les écrire, qu’il nous supplie d’en faire de même pour les savourer, mais aussi et surtout qu’il ne fait au fond que chanter.
L’auteur, né aux Cards, un hameau dans la Creuse, au centre de la France, est largement consacré en France, et reconnu unanimement par ses pairs. Le prestigieux Prix Décembre, par exemple, lui a été décerné en 2002 pour Corps du roi, et Les Onze a reçu le Grand Prix du roman de l’Académie française en 2009. Mais son œuvre la plus célébrée et sans doute la plus aboutie est Vies minuscules, un roman de 1984 qui esquisse les vies de huit personnages au cours de deux siècles dans la Creuse. C’était le premier livre de Michon, et il a été acclamé comme un chef d’œuvre, remportant le prix France Culture, et faisant de lui une figure déjà à part dans le panorama littéraire français. Son œuvre, constituée d’à peine une quinzaine de titres, est connue pour sa densité tout autant que pour sa brièveté, chaque ouvrage ne dépassant guère les 150 pages.
Économe en longueur, certes, mais évidemment pas en contenu. Les dimensions actuelles de l’écriture de Michon vont bien au-delà de la contrainte physique d’un livre fin, et l’effet peut être on ne peut plus surprenant. Comme l’une de ces tentes de cirque dont les murs en toile contiennent des mondes insoupçonnés avant qu’on y pénètre, la concision des livres de Michon trompe sur l’immensité de ce qui s’y passe. Et cette concision paradoxale est, sans doute, l’une des grandes joies et l’un des grands mystères de la lecture de Michon.
Depuis 1997, des morceaux de l’œuvre de Pierre Michon ont été proposés aux lecteurs anglophones, mais de manière irrégulière – amuse-bouche ponctuels pour un lectorat trié sur le volet, furetant au bon moment dans les bonnes librairies. La première traduction est parue en 1990 lorsque Wyatt Mason, alors étudiant étranger à Paris, eut à traduire comme devoir à la maison une partie de Maîtres et serviteurs. Grâce à ses efforts incessants pour convaincre le monde littéraire des dons de Michon, et grâce à la maison de San Francisco Mercury House, qui osa se laisser convaincre, Michon fut publié en anglais. En 2002, on vit apparaître en librairie une autre publication de la même maison, The Origin of the World, qui était la traduction par Mason de l’envoûtant La Grande Beune de Michon (la Grande Beune est l’affluent d’une rivière plus grande en Dordogne, et le livre se passe dans un petit village sur les rives de cet affluent). Puis quelques années passèrent, les ouvrages furent épuisés, et Michon disparut des rayonnages.
Six ans plus tard, Archipelago Books, une maison d’édition à but non lucratif dirigée par Jill Schoolman, publia une traduction des Vies minuscules par Elizabeth Deshays et Jody Gladding. Small Lives attira l’attention des jurés du French-American Foundation Translation Prize, et les deux traductrices furent récompensées par ce prix en 2009. C’est là que Yale University Press entra en jeu, par le truchement de son éditrice littéraire précédente, Alison MacKeen, qui souhaitait publier l’auteur français. C’est grâce à elle que Michon fut ajouté à une liste croissante d’écrivains publiés dans leur collection « Margellos World Republic of Letters » [littéralement : la République mondiale des lettres de Margellos, ndlt], une série d’ouvrages en traduction d’auteurs qui sont de grandes figures dans leur langue mais qui sont encore trop peu reconnus dans le monde anglophone.
La collection inclut Adonis, Umberto Saba, Kiki Dimoula, Yves Bonnefoy, ou encore Norman Manea. Selon l’actuel directeur littéraire de la maison, Michon méritait particulièrement d’être à nouveau remarqué, et à nouveau traduit. Les droits anglais de plusieurs de ses titres ont donc été achetés à Verdier et à Gallimard. Aujourd’hui sont disponibles trois très beaux (et très fins) livres de poche, chacun avec une couverture magnifique, récemment publiés par Yale. L’Origine du monde, dans la version de Mason, a été réédité avec une nouvelle introduction du traducteur. Maîtres et serviteurs, fait de cinq nouvelles sur l’art et les artistes, a également été republié avec une nouvelle introduction par Mason. Un dessin à l’encre par le traducteur précède chaque texte. Le troisième livre est Rimbaud the son (Rimbaud le fils), toute nouvelle traduction par Elizabeth Deshays et Jody Gladding du livre de Michon paru en 1991, saisissant portrait de l’auteur d’Une saison en enfer. On se doit en outre de mentionner deux autres parutions : The Eleven (Les Onze), publié par Archipelago en février 2013 et traduit, encore une fois, par l’équipe Deshays/Gladding, et Winter Mythologies and Abbots (Mythologies d’hiver et Abbés), deux nouvelles traduites par Ann Jefferson, à paraître chez Yale University Press au printemps 2014.
Alertés par ce regain d’intérêt pour la traduction de Michon vers l’anglais, on s’est interrogé. Est-ce le début d’une phase qui aboutira à la traduction de l’œuvre entière de Michon ? Serait-il enfin reconnu, jusque dans le monde anglophone, pour son immense talent ?
On s’est adressé à trois traducteurs anglophones de Michon, et tous ont évoqué son usage si particulier de la langue française, « l’extraordinaire complexité et subtilité de l’usage qu’il en fait », constate Elizabeth Deshays. Wyatt Mason remarque le mélange que réalise Michon entre un registre très élevé en français (son insistance, par exemple, à écrire au passé simple), et l’argot régional. Pour Jody Gladding, chacune des phrases de Michon est une « prouesse architecturale », ce qui signifie que si, en traduisant, on « déplace une proposition, ou on enlève un point-virgule, l’édifice s’effondre ». Le défi consistera, dès lors, à ne pas altérer les phrases de Michon, mais plutôt à leur faire confiance, à les accompagner, et à ne les briser temporairement que comme moyen de comprendre ce qu’elles signifient et où elles se terminent. C’est pourquoi la tâche de« déconstruire » le sens et le ton du texte original, ainsi qu’Elizabeth le formule, n’est pas toujours transparente. Des traductions littérales qui respectent l’ordre original des propositions en français sont donc utiles pour commencer et comprendre les longues phrases de l’auteur. Mais elles doivent ensuite être reconstruites, projetées, lancées en anglais. Battre les propositions, les mots, comme des cartes, les éprouver dans diverses permutations, ne jamais en laisser de côté, car chaque mot est important, chaque phrase est une œuvre d’art, élaborée et soigneusement façonnée ; aussi le traducteur se doit-il de les travailler et de les polir comme Michon lui-même l’a fait en français, de sorte qu’elles s’accordent toutes, les poussant jusqu’à leur limite sans jamais les faire basculer, attendant, enfin, que la voix émerge.
Pour que la voix émerge (on en revient par là à l’écriture auditive), lire à voix haute est une nécessité. Jody Gladding le confirme : Elizabeth Deshays, qui vit en France depuis quarante ans, et elle-même se sont rencontrées dans le village d’Elizabeth quand Jody a obtenu une bourse de traduction en France pendant quelques mois. Elizabeth révisait alors le brouillon préparé par Jody, et toutes deux apprenaient à se lire l’une à l’autre la traduction et l’original. Ça les aidait, disent-elles, en particulier pour les phrases très longues – d’une page ou plus – et complexes. Pour Gladding et Deshays, la question de l’oreille était vitale, pas seulement pour entendre l’original, mais aussi pour trouver la voix juste en anglais. Ce n’était pas toujours immédiat parce que, selon Jody, « nous entendons l’anglais très différemment, et l’oreille britannique d’Elizabeth et la mienne, américaine, étaient souvent en désaccord ». Yale University Press est un éditeur américain, aussi « l’alternative américaine prévalait si nos tentatives de dépasser nos différences linguistiques échouait ». Toutefois, la maison d’édition a des bureaux à Londres et distribue ses livres au Royaume-Uni. Alors « il va être intéressant », dit l’équipe de traductrices, « de voir comment le lectorat britannique réagit à nos traductions ».
Michon n’est pas ordinaire en français, il ne doit donc pas l’être non plus, si on le traduit fidèlement, en anglais. Reproduire intégralement sa particularité de sorte que sa prose résonne en anglais comme la poésie qu’on entend en français est la tâche, sauvage et redoutable, du traducteur. Il n’est pas surprenant que, des traducteurs à qui l’on ait parlé, l’une d’entre eux, Jody Gladding, soit une poétesse, et que d’autres aient traduit d’ambitieux projets de poésie par le passé. En 2002, par exemple, Wyatt Mason a traduit les œuvres complètes d’Arthur Rimbaud pour la collection Modern Library Classics (il a aussi traduit la correspondance de Rimbaud, parue chez le même éditeur en 2004).
Au fur et à mesure que Michon devient disponible en anglais, son nom revient de plus en plus souvent dans la bouche des lettrés. Les traductions ont reçu de bonnes critiques dans The Quarterly Conversation, sur le blog Three Percent consacré à la littérature en traduction, et par des traducteurs distingués. En dehors de la communauté des traducteurs littéraires enthousiastes, Michon n’est pas encore un nom courant. Peut-être son travail a-t-il trop varié en nature (non-fiction, fictions très brèves, mais pas de roman de grande ampleur) et en sujet (histoires personnelles, histoire de France, figures du monde artistique) pour acquérir beaucoup de lecteurs dans un circuit de grande production, et peut-être ses livres n’ont-ils pas encore été suffisamment visibles jusqu’à maintenant. Michon n’est pas, pour Elizabeth Deshays, un auteur « facile », et cela explique pourquoi ses livres ne sont pas des best-sellers, ni en France ni dans le monde anglophone. « Il n’aura jamais plus, dit-elle, qu’une audience réduite mais infiniment dévouée. »
Michon, dont le monde intime est modeste à l’extérieur mais généreux et puissant quand son chant atteint l’oreille, mérite un auditoire dévoué dans le plus grand nombre de langues possible (il a déjà été traduit en allemand, hollandais, italien, espagnol, grec, polonais et en quelques autres langues). Peu de gens seraient en désaccord avec l’idée que Michon est l’un des meilleurs auteurs de prose en France. Mais si son auditoire en anglais doit demeurer, au moins pour l’instant, un auditoire réduit, alors nous garderons ce secret bien au chaud avec nous.
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