Le grand jeu de Pierre Lemaitre
Christian Desmeules
19 mars 2022
Formidable conteur, issu du roman noir, Pierre Lemaitre est passé à la « littérature blanche » à 62 ans avec Au revoir là-haut, remportant du même coup le prix Goncourt 2013. Un million d’exemplaires vendus, des traductions dans 42 langues, une adaptation au cinéma par Albert Dupontel qui lui vaudra un César en 2018. Il est depuis considéré comme l’un des meilleurs romanciers populaires de notre époque, au sens le plus noble.
Faisant le grand écart entre Paris, Beyrouth et Saigon, Pierre Lemaitre poursuit sa lecture fine et engagée du XXe siècle avec Le grand monde, premier roman d’une série de quatre intitulée « Les années glorieuses ». Il nous convie une fois encore à un complexe jeu de serpents et échelles, mêlant coulisses de l’Histoire, zones de guerre et d’après-guerre, personnages attachants ou repoussants, aventures et pulsions secrètes.
On l’attrape au téléphone alors qu’il se trouve en vacances en Provence, lui qui vit désormais près de Bordeaux. « J’ai décidé de feuilleter un siècle qui comprend quand même deux guerres mondiales et une tétrachiée de conflits coloniaux. On ne peut pas feuilleter ce siècle sans s’occuper de la guerre, parce que la guerre s’occupe de nous, hein », dit l’écrivain de 70 ans. Il se défend bien, du reste, d’avoir un goût particulier pour les guerres, mais aime prendre les choses de biais.
Il l’a fait en regardant la Première Guerre mondiale dans le rétroviseur et en « enjambant » la Seconde en parlant de l’exode. « Cette fois, j’ai enjambé les Trente Glorieuses en évitant la guerre d’Algérie et en parlant plutôt de la guerre d’Indochine. C’est un petit peu ma méthode. »
Les Trente Glorieuses
Le romancier s’attaque cette fois aux « Trente Glorieuses », comme on a surnommé les années 1945 à 1975. Une période marquée par une forte croissance économique, le plein-emploi, une explosion du pouvoir d’achat et de la consommation de masse. Il le fait à l’heure où l’empire colonial français commence à s’effriter, notamment en Indochine française (qui deviendra grosso modo le Vietnam, le Cambodge et le Laos).
Mais pas question pour le romancier de déboulonner des mythes. « Ce serait avoir des ambitions, ou pédagogiques ou révolutionnaires, et je n’en ai pas. Je n’ai de leçons à donner à personne. Je feuillette l’Histoire et à cette occasion-là, je donne mon avis. Je veux essayer de poser sur ce siècle un regard singulier. Il n’est pas original, mais singulier simplement parce que c’est le mien. Rien de plus. »
L’intrigue qui nourrit Le grand monde se déploie autour d’une famille d’industriels français qui sont à la tête d’un petit empire de la savonnerie à Beyrouth, au Liban. Jean (dit Bouboule), l’aîné, pressenti un temps pour prendre la tête de l’entreprise — ainsi que son épouse arriviste. François, parti faire de grandes études à Paris, journaliste qui sera aux premières loges du meurtre d’une actrice célèbre. Hélène, leur sœur adolescente qui rue dans les brancards.
Enfin, Étienne fera tout pour se rapprocher de son amoureux, un militaire posté en Indochine. Ayant déniché un emploi à l’Agence des monnaies de Saigon, il sera à la fois agent et témoin d’une fraude massive liée à des transferts de fonds vers la France — un scandale politique et financier véridique et connu comme « l’affaire des piastres ».
Parlant de l’Indochine française comme d’un « grand marécage », Pierre Lemaitre a le sentiment que cette guerre a un peu été effacée de la mémoire. « C’était une guerre purement capitaliste. On était là-bas pour des raisons capitalistes, uniquement pour défendre les intérêts industriels et commerciaux des gens qui y sont installés, et on va maintenir à bout de bras ce conflit à coups d’argent. Une guerre purement financière dans tous les sens du terme. Sauf qu’elle a fait des milliers de morts dans le camp indochinois. Mais le capitalisme ne regarde jamais le coût humain, ce qui l’intéresse, c’est le coût des dividendes. »
L’art et la magouille
Les lecteurs se rappelleront qu’il était aussi question d’arnaque dans Au revoir là-haut. D’où vient cet intérêt pour la magouille, qu’elle soit économique ou politique ? « La magouille, ça a un côté très réjouissant, avoue Pierre Lemaitre. Une arnaque, quand elle est bien faite, n’importe qui n’en étant pas la victime ne peut s’empêcher de l’applaudir. C’est très jubilatoire. C’est comme un tour de prestidigitation. Vous êtes devant lui, vous savez qu’il va mentir, bluffer, tricher. »
« Le roman, c’est exactement la même chose, poursuit-il. Quand je fais un roman, je dis à un lecteur imaginaire : je vais te raconter une histoire et dans quelques pages, si j’ai bien fait mon travail, tu vas croire qu’elle est vraie. En fait, quand il ferme le livre, il sait bien qu’il s’est fait avoir. Les personnages sont fictifs, l’histoire est fictive, mais il referme le livre en disant : bravo l’artiste. »
Auteur de plusieurs polars (de Travail soigné à Trois jours et une vie), et même d’un Dictionnaire amoureux du polar (Plon, 2020), qu’est-ce qui sépare, selon lui, ses premiers livres de ceux qui sont venus après Au revoir là-haut ? « Rien. Rien ne les sépare, répond Pierre Lemaitre, catégorique. Évidemment, je n’écris plus des romans qui relèvent du genre policier, mais rien ne les sépare dans la mesure où tous les éléments factuels ou structurels qui étaient dans mes romans policiers continuent d’être ma nourriture. Mes outils narratifs continuent d’être les mêmes. Je continue de raconter des histoires avec du suspense, des rebondissements, des fausses pistes. Bref, c’est une évolution, il n’y a pas de rupture. »
Il reconnaît toutefois qu’il y a eu une sorte de saut, un changement de genre. « Mais en même temps, j’emmène avec moi, comme unescargot, ma baraque avec tout ce qu’il y a dedans. Tous mes outils, mes savoir-faire, mes fantasmes, mes névroses. » Et n’importe quel lecteur un peu attentif de toute son œuvre, pense-t-il, pourrait voir la continuité. « J’espère qu’il n’y en a pas, parce qu’ils seraient de grands névrosés eux aussi », lâche-t-il avec son humour de pince-sans-rire.
Un névrosé de la structure
Avec sa vivacité et son talent de faiseur de fresques, ses phrases ciselées et sa fidèle tonalité bédéesque, l’écrivain se décrit lui-même comme un « névrosé de la structure ». « Je pense beaucoup à la question de la structure, reconnaît-il. Je crois qu’un livre bien structuré a des chances de devenir un bon livre et qu’un livre mal structuré n’a aucune chance de devenir un bon livre. »
À ses yeux, il doit exister une logique interne entre le sujet et les personnages, une cohérence entre le temps du roman et le temps de la lecture. « Tant que je ne suis pas rassuré sur ces questions structurelles, je ne commence pas le roman », ajoute-t-il.
Alors que paraît Le grand monde, le deuxième volet de la tétralogie est déjà bouclé, assure-t-il. « La grande angoisse du feuilletoniste est d’avoir écrit quelque chose dans un épisode précédent qu’il ne peut plus modifier, qui l’enchaîne et le prive d’une bonne idée qu’il aurait eue. » C’est donc dire que pendant toute l’écriture du volume trois, il va pouvoir corriger le volume deux. Et ainsi de suite.
« C’est la technique du romancier feuilletoniste qui essaie d’avoir un tout petit peu d’avance pour ne pas se faire piéger par sa propre histoire. » C’est la manière qu’il a trouvée pour faire cohabiter en paix, et devant la page, le joueur, le « grand névrosé » et le fin stratège.
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