Comme un acte de résistance politique face à une société exigeant des succès rayonnants, elle choisit de raconter cette histoire, son histoire, celle de sa famille, celle de son ancêtre, à partir de leurs failles, de leur vulnérabilité. Dans cette perspective, l’autrice rappelle aussi la condition d’étranger de Wiener en France avant son ascension sociale consécutive à son expédition : « Parfois je l’oublie, mais avant de devenir Charles, Karl était aussi un Juif et un immigré, quelqu’un qui désirait s’assimiler, ne plus être stigmatisé ». Elle aurait ainsi en partage avec son ancêtre le stigmate de la condition d’immigré, tous deux étant confrontés à la contrainte de s’assimiler à une société qui les rejette, en raison de leurs origines, juives ou indiennes. Mais ce qui les distingue de manière irréparable, c’est cette bâtardise qui a donné lieu à sa propre famille : « Si j’essayais de faire un résumé semblable de ma vie, il faudrait ajouter à ma condition d’immigré vivant en Espagne et issue d’une ancienne colonie espagnole, la bâtardise engendrée par les expéditions scientifiques franco-allemandes du XIXe siècle, des mouvements géo-politiques qui font de moi à la fois la descendante d’un universitaire et un objet archéologique et anthropologique de plus ». Bâtarde plutôt que métisse, terme qui à ses yeux dilue, voire efface, tout conflit lié à la colonisation, et tente de pacifier cette lutte qu’elle vit dans sa propre chair.
Dans les histoires de ces deux hommes, l’illustre ancêtre et son père, Gabriela Wiener se reconnaît alors, puisqu’elle aussi, en tant qu’écrivaine, détourne l’histoire : « N’est-ce pas ce que font tous les écrivains, saccager l’histoire véritable, la vandaliser jusqu’à obtenir un éclat différent dans le monde ? » À leur image, elle fait de l’autofiction, met « la littérature dans la vie », au risque de fabuler à son tour : « Wiener », lequel ? est-on tenté de se demander, « c’est un fabulateur, de ceux qui savent à quel moment ils doivent se foutre de l’éthique et des conventions littéraires pour captiver leurs lecteurs, n’hésitant pas à rehausser l’histoire de leurs aventures avec toutes sortes de recours littéraires ».
Bâtarde, chola, sudaca, immigrée, « la plus amérindienne [india] des Wiener », elle, la polyamoureuse qui gâche tout, qui n’arrive pas à décoloniser son désir, « la plus opprimée » dans ses groupes féministes… la liste pourrait encore s’allonger. Mais, à force d’exposer ses faiblesses dans cette « lente fabrique du moi », elle finit à son tour par passer sous silence des aspects qui pourraient troubler cet autoportrait en héroïne postcoloniale. Par de subtils glissements du sens, elle crée en effet un parallèle entre son expérience migrante et celle des travailleuses péruviennes – employées domestiques, ouvrières, serveuses – qui ont dû quitter leur pays à la recherche d’une vie meilleure. Pour autant, partie pour faire des études à Barcelone, directrice de la version espagnole de Marie-Claire, collaboratrice du puissant journal El País, elle est loin de partager leur condition.
« Ma littérature, déclare-t-elle dans un entretien, est faite à partir du je, avec le je mais contre le je. » Tout montrer vraiment est, pour Gabriela Wiener, une forme d’activisme, au risque de rendre bien ténue la frontière avec l’autopromotion. Et, comme souvent aujourd’hui, l’intérêt du livre risque de se limiter aux sujets abordés – la réécriture de l’histoire par les vaincus, la remise en cause de la famille traditionnelle, l’identification péjorative, etc.) – puisque cette forme volontairement inachevée et hybride, loin d’être le seul symptôme d’un sujet brisé, témoigne plutôt d’un désintérêt pour l’écriture elle-même. En ce sens, si Portrait huaco cherche à déstabiliser, à surprendre par son montage – un peu forcé – entre enquête historico-familiale et récit polyamoureux, il demeure au fond un livre convenu, qui paraît s’adresser à un lectorat blanc, occidental, en exploitant son éventuelle culpabilité.
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