Corneille
FEMMES
Le volume que la Pléiade consacre à D. H. Lawrence offre l’occasion de se (re)plonger dans l’œuvre d’un écrivain qui, pour Marc Porée, maître d’œuvre de cette publication, était « hétérodoxe de bout en bout » et a « toujours privilégié l’écart en toute chose ». La nouvelle traduction et la présentation qu’il fait avec Laurent Bury des deux plus célèbres romans de l’auteur (Femmes amoureuses et L’amant de Lady Chatterley) et de trois de ses « novellas » (« La coccinelle », « Le renard » et « La poupée du capitaine ») en sont des preuves éclatantes. En effet, la fiction de D. H. Lawrence possède une singularité, une intensité, une « physicalité », qui choquèrent à son époque et troublent encore aujourd’hui. Lawrence défendait, bien sûr, ses choix romanesques : « Quiconque me lira, écrivait-il dans une lettre, sera jeté, bon gré mal gré, dans la mêlée ; et si cela ne lui plaît pas – s’il préfère un confortable fauteuil d’orchestre – qu’il lise quelqu’un d’autre. » EaN a demandé à Marc Porée d’évoquer quelques traits particuliers de cette « mêlée » lawrencienne.
D. H. Lawrence | L’amant de Lady Chatterley et autres romans. Trad. de l’anglais par Laurent Bury et Marc Porée. Édition publiée sous la direction de Marc Porée avec la collaboration de Laurent Bury. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 344 p., 69 €
Quelle place occupe D. H. Lawrence dans la littérature anglaise ? Peut-on définir son type de sensibilité romanesque ?
Par la chronologie, D. H. Lawrence est moderniste, contemporain de Woolf, Eliot, Joyce, Mansfield. À ce titre, son entrée long overdue (tardive) dans la Pléiade vient à la fois réparer une injustice, combler un vide et restaurer un chaînon manquant. Désormais, le fils de mineur dort dans des draps de cuir serti à l’or fin et a pour compagnons de chambrée Woolf et Joyce, qui le prenaient de haut et avec lesquels il va pouvoir régler des comptes sur un pied d’égalité. Toutefois, dans le milieu littéraire des années 1920, il est l’un de ceux dont la conscience et la mémoire sont les plus ouvertement lyriques. De fait, sa véritable lignée est romantique, ce qui accentue son décalage. Ses « phares » ne sont autres que William Blake (pour son apocalyptisme), P. B. Shelley (pour son prophétisme), John Keats (pour son sensualisme). C’est un romantique étymologiquement « enthousiaste » et « radical », d’une subjectivité intense et forcenée. Pour ce qui est de la littérature victorienne dont il se démarque, notamment avec Femmes amoureuses, on citera quand même le nom de Thomas Hardy, à qui il consacre une longue étude critique, laquelle témoigne de sa fascination pour le romancier des passions issues de la campagne anglaise. Pour ce qui est de ses héritiers, enfin, ils sont peu nombreux, en dehors, peut-être, du poète Dylan Thomas. C’est à la fois son drame et sa chance – il reste unique et singulier.
Comment pourrait-on décrire son art romanesque ?
Deux modalités complémentaires de Lawrence romancier sont présentes dans le volume de la Pléiade – il aurait fallu deux, voire trois volumes pour les illustrer toutes. J’ai écarté le versant idéologique qui a beaucoup vieilli, pour ne retenir que sa passion pour la fiction à l’état impur. L’amant de Lady Chatterley est un roman presque à l’ancienne, classiquement construit autour d’une intrigue amoureuse, la liaison transgressive entre une lady et un garde-chasse. C’est d’ailleurs la principale vertu – j’emploie le mot à dessein – du livre que d’aborder cette question épineuse entre toutes avec les moyens de la fiction. Lesquels ont trop longtemps été occultés par le succès de scandale. Or, Lawrence reste un écrivain, avec ses trucs et ses ficelles, son savoir-faire, qu’on lui conteste bien à tort. S’inscrivant dans la longue histoire du roman anglais (roman gothique, roman épistolaire, roman régional, roman d’apprentissage, etc.), L’amant de Lady Chatterley se lit quasiment comme un page-turner. Au pôle opposé, Femmes amoureuses (que nous aurions souhaité renommer Amantes) entend déconstruire le roman bourgeois, celui que vomissait Virginia Woolf, désintégrer le personnage (devenu état allotropique), dynamiter la fiction pour faire entrer dans la brèche ainsi créée le chaos et l’informe, dans sa version la plus fractale et poétique. Lawrence n’est guère aimable, mais on ne peut qu’aimer l’intensité qu’il met à concevoir des couples qui s’entredéchirent, des pulsions qui s’imposent, des images (de sang, de feu, de noirceur) qui vous hantent jour et nuit. Adepte de la répétition au sens musical et incantatoire du terme, il décevra les puristes du style, mais comblera les partisans d’une écriture d’écorché vif, greffée autant sur les humeurs que sur l’inconscient et le tuf d’origine. À la charnière entre ces deux extrêmes, j’ai tenu à faire figurer le Lawrence de la forme brève (nouvelles et novellas), où il donne souvent le meilleur de lui-même, en prenant comme objet principal ce qu’un Pierre Michon nommerait les « Puissances ». En l’espèce, les puissances d’envoûtement du récit, quand le renard fraîchement sorti du bois montre le bout de sa queue…
Quelles questions se sont posées pour la traduction ?
Je me suis efforcé d’associer ce qui se trouve souvent dissocié : expliquer à la faveur de l’appareil critique, privilège rendu possible par le modèle « Pléiade » qu’on ne remerciera jamais assez, en quoi Lawrence est terriblement anglais, par sa religiosité, le rapport compliqué au corps et au sexe, le puritanisme des origines qui ancre profondément l’écrivain dans la culture britannique, et rendre la traduction aussi française que possible, en travaillant pour cela le rythme, la cadence, l’oralité – le parler villageois, le parler mineur, le parler aristo, sans oublier la langue du sexe. Et puis, pour la petite histoire, pendant tout le temps qu’a duré le chantier Lawrence, je tâchais de garder sous les yeux deux cartes postales. L’une, en noir et blanc, représente le chevalement d’un puits de mine, quelque part dans le nord de la France. L’autre, en couleur, reproduit un tableau du peintre symboliste Maurice Denis, Ève dans la forêt (1924). Une femme nue y trône au centre d’une clairière, reluquée par un personnage puissamment faunesque. La mine et la minette, en somme.
C’est toujours un défi de trouver un titre pour une exposition, surtout que je crée chaque pièce individuellement. Depuis que l’on m’a proposé d’exposer dans une chapelle, j’ai essayé de présenter un ensemble d’œuvres qui aura un sens et un lien en commun avec ce lieu sacré, bien que désaffecté aujourd’hui.
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L’absent © CC-BY-4.0/Xavii/FlickrGianni Biondillo | Le goût du sang. Trad. de l’italien par Anne Echenoz. Métailié, 360 p., 22,50 € |
Trois romans qui se déroulent en Espagne, en Italie et en Grèce mettent respectivement en scène un ancien tueur à gages qui veut sauver son neveu, un ex-dealer animé par la vengeance et un commerçant ruiné épris de vérité et de justice. Rien de commun dans ces trois livres de Marto Pariente, Gianni Biondillo et Michalis Makropoulos, si ce n’est leur excellente facture.
Marto Pariente | Balanegra. Trad. de l’espagnol par Sébastien Rutés. Gallimard, coll. « Série noire », 218 p., 20 €
Coveiro, ancien tueur à gages, s’est installé à Balanegra pour s’occuper de Marco, son neveu autiste, à présent orphelin. Dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, celles de fossoyeur, il ne manie plus que la pelle et la pioche. Il va cependant devoir ressortir ses armes du placard car Marco, qui l’aide dans son travail et se promène parfois la nuit dans le cimetière, se fait enlever près de la tombe du dernier enterré, un homme politique compromis dans divers scandales. Pourquoi a-t-on kidnappé Marco? Et comment le retrouver ?
Lancé à sa recherche, Coveiro aura affaire à une série de grotesques zozos qui mènent de leur côté leurs peu recommandables actions et s’entretuent avec entrain : Rubí de Miguel, mère du mort et femme d’affaires, Double Mickey, son autre fils, un Russe qui n’est pas russe, les Tapia, hommes de main profanateurs de tombes, les Bobby, élégant couple de pro du « nettoyage », des hommes de loi véreux…
L’histoire, pleine de rebondissements, est d’un humour très noir, ses crapules impeccablement drolatiques. Après l’excellent
La sagesse de l’idiot, Pariente fait à nouveau preuve d’un joli tour de main.
Milan a ses bons ou très bons auteurs de polars, de Giorgio Scerbanenco à Piero Calaprico ou Luigi Vergallo ; avec Le goût du sang, Gianni Biondillo rejoint ce groupe. Le livre (qui date de 2019) déploie en effet un élégant savoir-faire pour mêler la vie de la métropole lombarde aux péripéties du giallo.
Soit Milan enneigé et ses différents quartiers. Dans le populaire Quarto Oggiaro, transformé par l’immigration du sud, règne la ‘Ndrangheta calabraise. Sasà, un des exécutants de l’organisation, sort de prison avec une idée en tête, se venger et retrouver un magot qu’il a planqué. Dans le même temps, l’inspecteur Ferraro, héros fatigué et sarcastique des précédents romans de Biondillo, se trouve, plutôt mal gré que bon, chargé de l’empêcher de nuire.
L’histoire, qui se déroule lors d’une tempête hivernale, balade le lecteur des quartiers pauvres aux plus huppés, d’une salle de boxe à des soirées érotiques chez les nantis, le fait assister aux provocations de petites frappes et à des gros coups fourrés politico-mafieux. Le goût du sang est rapide, ironique, rempli d’action, milanais en diable… bref, captivant.
Michalis Makropoulos | L’arbre de Judas. Trad. du grec par Clara Nizzoli. Agullo, 144 p., 12,90 €
Ilias, commerçant athénien ruiné par la crise, puis séparé de son épouse et de ses filles, est retourné dans son village natal d’Épire, Delvinaki. Entre une vieille mère peu causante, les tsipouros sirotés au bistrot et des marches sous la neige (on est en hiver et dans les montagnes), Ilias peut continuer à s’adonner à la mélancolie. Mais voilà qu’on découvre dans une fosse le cadavre d’une jeune femme inconnue.
Ilias soupçonne Yagonassis, un villageois « qui trempe dans de sales affaires », d’y être pour quelque chose. Son ami, le commandant de police Kotsomendis, lui conseille de ne pas se mêler de cette histoire, qui, à ses yeux, concerne la mafia albanaise, très active dans le coin. D’ailleurs, un « coupable », découvert fort à propos, se « suicide » : l’affaire est classée. Splénétique mais soudain mû par un inextinguible désir de vérité, Ilias s’attache à la recherche de l’assassin. Il le trouvera, pour son plus grand malheur… ou pour la plus grande satisfaction de son penchant dépressif.
L’arbre de Judas fait penser à certains Leonardo Sciascia par sa trame, son sens de la corruption sociale, la retenue de son style, l‘obstination mélancolique de son héros. C’est une belle réussite.
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Michael Madsen |
Tous les témoignages de ceux qui l’ont connu dépeignent Michael Madsen en homme tendre et affectueux, fidèle en amitié, et généreux sans avoir besoin de le montrer. Ça c‘est pour la vie privée. Car à l’écran, c’était tout autre chose : un acteur brut, éruptif, qui s‘était spécialisé dans les rôles de durs. C’est en 1992, dans le premier long métrage d’un certain Quentin Tarantino, qu’il laisse un souvenir impérissable. Dans Reservoir Dogs, Madsen incarne Mr. Blonde, tueur sans foi ni loi, un méchant au sang-froid tellement malaisant qu’il hante encore les cauchemars des spectateurs.
Avant cela, il avait fait ses armes dans des seconds rôles : c’était notamment un ami alcoolique de Jim Morrison dans The Doors d’Oliver Stone. Il jouait un musicien amoureux de Susan Sarandon dans Thelma et Louise, sans oublier ses apparitions, toujours inquiétantes, dans des séries cultes de l’époque comme Miami Vice ou Code Quantum. Mais, sa carrière a basculé avec ce polar à petit budget, où un gang de braqueurs aux noms de couleurs se déchire après un coup qui tourne mal. Dans cet impossible chaos, la figure de Mr. Blonde se distingue parmi toutes.
Une scène culte ? Évidemment celle de l’oreille coupée. Mr. Blonde a ligoté un flic (incarné par Kirk Baltz) et le torture pendant qu’à la radio passe Stuck In The Middle With You, une chanson pop entêtante et gentillette qui contraste cruellement avec le déchaînement de violence à l’œuvre. Mais l’horreur se teinte d‘humour sadique. Mr. Blonde fait quelques pas de danse, rasoir à la main, avant de trancher l’oreille de sa victime. Puis, avec un sourire aux lèvres, il parle dans l’oreille comme dans un micro : « Allô, il y a quelqu’un ? »
À l’écran, c’est insoutenable. Même la caméra est obligée de tourner le regard. Quentin Tarantino, dans une interview donnée à l’époque, disait vouloir qu’on « ressente la douleur ». Mission accomplie. Mais, au-delà de la violence, ce qui glace le sang, c’est le plaisir sadique que Michael Madsen semble éprouver. Il confiera plus tard avoir improvisé cette danse, sur une simple indication du scénario : « Mr. Blonde danse de manière maniaque. » « Je me souviens m’être dit : “ Mais qu’est-ce que je vais pouvoir foutre de ça ?” Quentin m’a fait confiance pour trouver sur le moment. »
Michael Madsen a décidé d’y aller tout en douceur. Un petit pas de danse, un petit déhanchement, avant de sauter sur le policier ligoté.
Le personnage devient instantanément culte. Madsen, dès lors, portera toujours avec lui cette aura d’homme instable et violent. Tarantino l’invitera dans plusieurs de ses films : Kill Bill (1 et 2), Les huit salopards, Once Upon a Time… in Hollywood. À chaque fois, l’acteur injecte sa touche : une fragilité toujours à double sens, un charisme à l’ancienne, quelque part entre James Dean et Charles Bukowski.
Mais derrière la gueule de gâchette solitaire, il y avait un père – qui a eu six enfants – et un homme d’une grande sensibilité. Lors du tournage de Reservoir Dogs, son premier fils était encore bébé. Quand le flic supplie son bourreau de lui laisser la vie sauve en disant avoir un enfant en bas âge, la réplique l’émeut bien plus qu’il ne veut le montrer.
Des années plus tard, de festivals en projections, les fans ne lui parlent toujours que de Mr. Blonde. « Je m’imagine à 80 ans, avec quelqu’un qui me demande pour la millième fois de refaire la danse, souriait-il en 2017. Ce rôle me suit partout. »
Il restera, dans la mémoire du cinéma, cet ange noir à la voix rauque, qui a su mettre un peu de danse dans sa cruauté.