COMME LES AMOURS DE JAVIER MARÍAS: UNE DÉAMBULATION TROUBLANTE DANS LE JARDIN DU BIEN ET DU MAL ….
«Vous me croyiez mort, n’est-ce pas, comme je vous croyais morte? Notre position est vraiment étrange ; nous n’avons vécu jusqu’à présent l’un et l’autre que parce que nous nous croyions morts, et qu’un souvenir gêne moins qu’une créature, quoique ce soit chose dévorante parfois qu’un souvenir.» Alexandre Dumas, extrait Les trois mousquetaires.
Editrice madrilène à l’existence discrète, lasse des atermoiements des auteurs dont elle a la charge, María prend chaque matin à proximité de son lieu de travail un petit-déjeuner qu’elle accompagne d’une contemplation: celle d’un couple dont la perfection enchante ses journées et en rend tolérable l’ennui.
Un émerveillement de courte durée quand elle apprend l’assassinat sauvage de l’homme, Miguel Desvern, producteur de renom et époux de Luisa avec laquelle il composait cette partition de conte de fées. Privée de tout optimisme, la vie de María reprend un cours sans saveur et lorsqu’elle croise à nouveau la femme elle ose enfin décliner son identité et lui révéler la joie que lui procurait leur couple. Dévastée par l’absence de l’être aimé, Luisa évoque la ténacité du chagrin et c’est par la petite porte des confidences qu’elle autorise María à entrer dans son intimité, lui présentant quelques proches dont le très séduisant Javier Díaz-Varela, qui fut l’ami de son compagnon. Très vite, le hasard mettra Díaz-Varela sur le chemin de María. De cette rencontre imprévue naîtra une mélodie bien plus sombre, une variation empreinte de duplicité où s’invitera un tout autre deuil: celui de la perte des illusions…
Unaniment salué de par le monde littéraire, le savoir-faire de Javier Marías prend dans ce roman une dimension de conte philosophique à faire pâlir d’envie Monsieur Perrault en personne. S’aidant d’une langue altière et impeccable dont il demeure l’un des indiscutables garants, Javier Marías livre une réflexion exigeante sur les insuffisances de nos jeux de l’amour et du hasard et c’est avec une cruauté délectable qu’il nous invite à méditer sur les roueries et petits arrangements dont peuvent s’entourer les plus nobles sentiments. En choisissant de se glisser dans la psyché et les palpitations d’une narratrice, il témoigne de sa vaste connaissance de l’intériorité féminine et de de sa disposition séculaire à tomber en amour pour ce qui lui échappe, laissant ainsi à l’homme un autre emploi bien connu: celui du prédateur à l’effleurement sensuel animé par la convoitise.
En filigrane de cette incursion dans la fable, Javier Marías se réapproprie avec agilité une autre thématique: celle de la mort et plus largement celle de notre faculté d’oubli. Car une fois la perte du proche acceptée, souhaitons-nous vraiment la réapparition des défunts dans nos vies? Ne préférons-nous pas l’espace cotonneux du souvenir? Une savante digression qu’il met en abyme en nous offrant une relecture admirable de modernité du Colonel Chabert auquel Honoré de Balzac fit dire cette phrase tristement célèbre «J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre.»
Un très grand roman, une écriture délectable parce que rare. Saisissant et venimeux . Beau et imparfait «comme nos amours»…
ASTRID MANFREDI