La Tentation de Saint Antoine
de Flaubert
Résumé
Il est une œuvre à laquelle Gustave Flaubert avait rêvé plus encore que Salammbô, parce que, tout aussi triste, elle avait un tour philosophique qui plaisait à son esprit très peu profond, mais très méditatif. Salammbô et la Tentation sont le recto et le verso. Salammbô est le roman pessimiste matériel, la Tentation est le roman pessimiste abstrait. Les faits de Salammbôsuggèrent une pensée pessimiste comme conclusion ; une idée pessimiste enfante la Tentationet crée des faits et des tableaux pour s’y manifester et y devenir palpable. Salammbô est un cauchemar de faits. La Tentation est un cauchemar d’idées devenues tableau pour être visibles.
La Tentation fut évidemment inspirée à Flaubert un peu par un tableau de Brueghel vu à Genève en 1845, puisqu’il le dit, beaucoup plus par le Second Faust qui fit sur lui une impression profonde et particulièrement par l’épisode intitulé Nuit de Walpurgis classique. En son état primitif et légendaire, la Tentation de Saint Antoine n’est pas autre chose qu’un saint tenté dans sa chair par le diable, avec tous les artifices dont le diable peut disposer. Dans la pensée définitive de Flaubert, la tentation de Saint Antoine est devenue un homme ; ou plutôt l’homme, tenté surtout dans son esprit pour toutes les illusions de la pensée et de l’imagination. Saint Antoine, dans la pensée de ses premiers et naïfs historiographes, est un second Adam séduit par la Femme, qu’inspire Satan. Saint Antoine, dans la pensée de Flaubert, est un Faust plus ingénu, un Faust incapable d’ironie, non pas un Faust qui joue avec l’illusion et avec lui-même, un peu persuadé intimement qu’il s’y arrachera quand il voudra s’en donner la peine ; mais enfin un Faust, qu’abordent, accostent et caressent toutes formes possibles de l’illusion universelle.
L’idée était très grande et même dramatique. Un poème philosophique ne satisfait pleinement l’esprit que quand c’est bien l’homme tout entier qu’il nous présente, ou, du moins, quand il nous suggère une idée générale où nous pouvons aisément faire entrer toute la pensée que nous avons de l’homme. La Tentation de Saint Antoine répond parfaitement à cette définition. Devant Saint Antoine défilent lentement toutes les voluptés des sens et surtout toutes celles de l’esprit, tous les attraits, tout ce qui nous appelle hors de nous, hors du sentiment de notre misère, hors du sentiment de notre absolue inaptitude, soit à jouir, soit à connaitre, tout ce qui nous persuade que nous pouvons sortir de l’immobilité et aller vers quelque chose pour le saisir ou le comprendre.
C’est même un trait de génie, à quoi Flaubert n’a pas songé peut-être, mais qu’importe si encore il y est, que l’immobilité perpétuelle de saint Antoine. Faust se promène par le monde. Donc il est actif, il est un coureur d’aventures, il est curieux, il va de l’avant, il finira par l’activité proprement dite, celle qui crée quelque chose, et, en effet, c’est bien par là qu’il finit. Saint Antoine est immobile. Les motifs d’agir ou les motifs de penser viennent le chercher. Il ne les suit pas. Il est tout passif et il a une résistance toute d’inertie. C’est ce qu’il doit être. Il est l’homme qui a été touché, Dieu me garde de dire par le christianisme, qui contient les germes et les mobiles les plus puissants de l’activité la plus saine, mais par une doctrine que le christianisme contient aussi et qui est tout le christianisme pour ceux qui n’y prennent que cela. Il croit que tout est vain, sauf Dieu, et que par conséquent rien dans le monde ne vaut ni qu’on s’en occupe, ni qu’on y coopère, ni qu’on le comprenne, ni qu’on le sache. Et comme cette conséquence est une monstrueuse erreur et supprime la nature même de l’homme, que l’homme ne peut pas supprimer, tout l’univers vient solliciter Saint Antoine et le sommer de s’occuper de lui, ce qui veut dire que tous les penchants naturels et nécessaires que Saint Antoine a voulu déraciner en lui et a cru détruire, s’insurgent contre lui et le persécutent.
Et ainsi, devant Saint Antoine immobile, tout l’univers pourra défiler et se montrer sous les mille aspects de la volupté, de la puissance, de la pensée, du savoir, de l’imagination et du rêve.Libido sentiedi, libido dominanti, libido sciendi et toutes leurs espèces et variétés seront le cortège indéfiniment prolongé et renouvelé incessamment qui passera devant Saint Antoine et lui dira : « Viens ! » L’idée est à la fois d’une grandeur et d’une justesse tout admirables.
« Mais cela demanderait un autre gaillard que moi », écrit Flaubert rêvant de ce magnifique sujet. Il est trop modeste, cette fois, mais il faut convenir qu’il a bien un peu raison. L’exécution est restée fort au-dessous du dessein. Comme toujours dans Flaubert, ce sont les descriptions, ce sont les tableaux qui sont la meilleure partie de l’ouvrage. Seulement il n’y en a qu’un. C’est le paysage du commencement. C’est la montagne dans la Thébaïde, et l’enceinte de rocs où l’ermite tourne et tourne encore comme dans une prison volontaire, et l’horizon de vallées et de plaines où, du haut de cet observatoire, les regards du saint se promènent et s’égarent au loin.
Mais le défile des dieux, des êtres ou des choses animées et personnifiées est bien ennuyeux. Il est monotone d’abord, non pas faute de mots, mais faute d’idées, et il fallait en avoir infiniment, de toutes sortes, à la manière d’un Goethe, pour remplir et surtout pour rendre varié cet immense programme. Ensuite, très vite, le vice intellectuel, fondamental chez Flaubert, reprend possession de lui. Il aime le laid, le grotesque, le ridicule, et le petit. Et c’est le petit, le ridicule, le grotesque et le laid qui finissent par tout envahir dans son œuvre. La revue des choses antiques qui forme l’épisode le plus considérable du Second Faust, sans être complète (une chose de ce genre peut-elle l’être ?), tient compte de tout, du laid, du beau, du bouffon, du sérieux, du grimaçant, du suave, du hideux, du radieux, et je trouve encore que cela reste un peu chaotique, sans doute à dessein, mais c’est cependant une aspiration à la beauté qui reste l’impression générale ; et l’épisode se termine par l’apparition rayonnante d’Hélène, personnification du beau ; et avant que l’épisode soit terminé et même quand il n’en est qu’à son commencement, on nous en donne, il me semble, le sens secret, la signification intime par ce passage : « Quelle fâcheuse trépidation, quelles oscillations, quelles secousses, quels soubresauts, quelle insupportable gène ! — Oui, dit Seïsmos, mais ces choses, c’est moi, moi tout seul qui ai servi à les faire. On finira bien par me l’accorder. Et sans mes secousses et sans mes cahots, comment ce monde serait-il si beau ? Comment se dresseraient vos montagnes là-haut, dans le bleu de l’éther magnifiquement pur, si je ne les avais poussées hors du sol, spectacle pittoresque, enchanteur, alors qu’à la face des premiers aïeux, la nuit, le Chaos, je me comportai vaillamment, et qu’associé aux Titans, je jouai avec Ossa et Pélion comme avec des billes ? Nous faisions les fous avec une ardeur juvénile, jusqu’au moment où, excédés, noua finîmes par poser étourdiment les deux montagnes au sommet du Parnasse comme un double bonnet. Apollon, maintenant, fait un gai séjour là-haut, avec le chœur des Muses bienheureuses. À Jupiter lui-même et aux carreaux de sa foudre j’ai dressé un trône sublime. Maintenant encore, avec un effort prodigieux, du fond de l’abîme, j’ai surgi etj’appelle à moi à voix haute, pour une nouvelle vie, de joyeux habitants. »
C’est cette aspiration au beau à travers les efforts, les sursauts qui sont disgracieux, les labeurs qui sont grimaçants, et toutes les peines, et tous les accidents, et toutes les laideurs, que l’on sent, tout compte fait, d’un bout a l’autre de l’épisode antique du Second Faust.
C’est presque le contraire et une recherche curieuse, au moins, du laid, du mesquin, du burlesque de tout ce qui désenchante, que l’on sent d’un bout à l’autre de la Tentation de Saint Antoine.
Il y a bien quelque relâche et je m’en voudrais de ne pas citer la page assez belle, quoique un peu banale, où Flaubert a fait paraître Vénus et donné quelque crayon de l’idéal de la vie antique : « Mais en haut de l’escalier des Dieux, parmi les nuages doux comme des plumes et dont les volutes en tournant laissent tomber des roses, Vénus Anadyomène se regarde dans un miroir ; ses prunelles glissent langoureusement sous ses paupières un peu lourdes. Elle a de grands cheveux blonds qui se déroulent sur ses épaules, les seins petits, la taille mince [non ; ceci n’est pas antique], les hanches évasées, comme le galbe des lyres, les deux cuisses toutes rondes, des fossettes autour des genoux et les pieds délicats. Non loin de sa bouche un papillon voltige. La splendeur de son corps fait autour d’elle un halo de nacre brillante ; et tout le reste de l’Olympe est baigné dans une aube vermeille, qui gagne insensiblement les hauteurs du ciel bleu… » Et Hilarion dit : « Ils se penchaient du haut des nuages pour conduire les épées ; on les rencontrait au bord des chemins ; on les possédait dans sa maison, et cette familiarité divinisait la vie. Elle n’avait pour but que d’être noble et belle. Les vêtements larges facilitaient la noblesse des attitudes. La voix de l’orateur, exercée par la mer, battait à flots sonores les portiques de marbre. L’éphèbe, frotté d’huile, luttait tout nu en plein soleil. L’action la plus religieuse était d’exposer des formes pures. Et ces hommes respectaient les épouses, les vieillards, les suppliants. Derrière le Temple d’Hercule il y avait un autel de la Pitié. On immolait des victimes avec des fleurs autour des doigts. Le souvenir même se trouvait exempt de la pourriture des morts. Il n’en restait qu’un peu de cendres. L’âme mêlée à l’éther sans bornes était partie vers les Dieux. »
La pensée philosophique elle-même, de peu d’originalité et de peu de force, comme toujours chez Flaubert, trouve cependant, quelquefois, une certaine netteté et même beauté d’expression dans la Tentation de Saint Antoine. On peut relever, à cet égard, l’argumentation du Diable vers la fin du poème : « L’exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu puisque la terre en est couverte. Est-ce par impuissance qu’il le supporte ou par cruauté qu’il le conserve ? Penses-tu qu’il soit sans cesse à rajuster le monde comme une œuvre imparfaite et qu’il surveille tous les mouvements de tous les êtres, depuis le vol du papillon jusqu’à la pensée de l’homme ? S’il a crée l’univers, sa Providence est superflue. Si la Providence existe, la créature est défectueuse. Mais le mal et le bien ne concernent que toi, comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la naissance qui sont relatifs à un coin de l’étendue, à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque l’Infini seul est permanent il y a l’Infini ; et c’est tout. »
Et c’est encore une idée qui n’est pas sans justesse tant au point de vue de la composition, puisque cela produit un effet d’élargissement final, qu’au point de vue de la vraisemblance, que d’avoir donné pour dernière tentation à Saint Antoine le spectacle même de la matière féconde en travail et en pleine ébullition créatrice. La plus grande et la plus vive tentation de l’esprit, c’est certainement le naturalisme ; ce qui est le plus capable de faire oublier à l’homme ses devoirs envers lui-même, dont le premier est de se sentir distinct de la nature et de savoir pourquoi et en quoi il s’en distingue, c’est cette sorte d’attraction et de vertige qui en face du magnifique bouillonnement de la matière nous porte à nous jeter en elle et à nous absorber dans son sein ; et, en un mot, « toute la dignité de l’homme étant dans la pensée » (Pascal), la plus grande tentation de l’esprit est le sourd désir du renoncement à la pensée. Et il est fortpossible que Flaubert ait songé peu précisément à tout cela ; mais encore en a-t-M en t’intuition confuse, quand il a fait dire à Saint Antoine : « Ô bonheur, bonheur ! J’ai vu naitre la vie ; j’ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière. »
Et remarquez que ceci n’est pas tout à fait la fin même de l’œuvre. Après cette dernière tentation, la nuit, féconde en démons d’après les vieilles croyances des premiers poètes chrétiens, la nuit s’éloigne, le soleil brille et « tout au milieu, dans le disque même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ. Antoine fait le signe de la croix et se remet en prières. » Ce qui veut dire que Saint Antoine a reçu la grâce. Au moment même ou la tentation était la plusforte, au moment même où il se renonçait enfin tout entier, sans qu’il ait fait un effort personnel pour se relever, et alors qu’il était évidemment incapable de faire cet effort, il a vu Dieu et s’est remis en prières. Don de Dieu gratuit, grâce pure et pleine, absolue. L’œuvre s’achève en poème chrétien et il est assez juste de l’avoir conclue ainsi, comme pour la ramener en finissant à ses origines et à sa conception primitive.
On peut donc admirer quelquefois, on peut sentir, sinon quelque émotion, du moins quelque intérêt de temps en temps, on peut même penser quelquefois, en lisant ce poème philosophique. Mais encore, outre qu’il est ennuyeux, il est faible de pensée, il se perd dans le mesquin et le grotesque sans piquant, surtout il témoigne d’un effort prodigieux dont on n’a pas su effacer les traces et qui nous communique la sensation d’une fatigue morne. C’est un peu l’effet que produit toujours Flaubert. Il n’a jamais connu la création allègre, abondante, heureuse, se plaisant, se jouant et souriant à son jaillissement de source. Mais cette sensation est plus nette et plus pénible, à lire la Tentation de Saint Antoine, que tout autre ouvrage de notre auteur.
[Source : Émile Faguet, Flaubert, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1899]
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