mardi 7 mai 2019

Joyce / Éveline



James Joyce
ÉVELINE

Elle était assise à la fenêtre et regardait le soir qui envahissait l’avenue. Sa tête s’appuyait contre les rideaux de la croisée, et dans ses narines montait l’odeur de la cretonne poussiéreuse. Elle était lasse. 
Peu de gens passaient. L’habitant de la dernière maison regagnait son logis ; elle entendit ses pas qui claquaient le long des lourds pavés, et, plus loin, écrasaient les cendres du sentier, devant les nouvelles maisons rouges. Autrefois il y avait là un champ, dans lequel, chaque soir, elle jouait avec d’autres enfants. Et puis un homme de Belfast avait acheté le champ ; il y avait bâti ces maisons, – non pas de petites maisons brunes comme les leurs, mais des maisons en briques, brillantes, avec des toits luisants. Les enfants de l’avenue avaient l’habitude de jouer ensemble dans ce champ. Les Devines, les Waters, les Dinns, le petit Keogh l’infirme, elle, et ses frères et sœurs. Ernest, pourtant, ne jouait jamais : il était trop grand. Souvent son père les poursuivait et les chassait du champ avec sa canne en épine noire ; mais d’habitude, le petit Keogh montait la garde et criait, quand il voyait le père approcher. Toutefois il lui semblait qu’ils étaient plutôt heureux alors. Son père n’était pas encore aussi méchant ; et de plus, sa mère vivait. Il y avait longtemps de cela. Elle, ses frères et ses sœurs, étaient tous de grandes personnes à présent, et sa mère était morte. Tizzie Dun était morte aussi, et les Waters étaient repartis pour l’Angleterre. Tout change, et maintenant, elle allait partir comme les autres, quitter sa maison. 
Sa maison ! Ses yeux firent le tour de la pièce, passant en revue les objets familiers qu’elle avait époussetés chaque semaine pendant tant d’années, se demandant toujours d’où pouvait bien venir toute cette poussière. Peut-être qu’elle ne reverrait plus ces objets familiers dont elle n’avait jamais rêvé qu’elle pût être séparée. Et cependant, tout au long de ces années, elle n’avait jamais appris le nom de ce prêtre, dont la photographie jaunie pendait au mur au-dessus de l’harmonium cassé, à côté de la gravure coloriée qui représentait les promesses faites à la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque. C’était un camarade d’école de son père. Chaque fois que son père montrait la photographie à un visiteur, il avait coutume d’ajouter négligemment : 
– Il est à Melbourne, à présent. 
Elle avait consenti à partir, à quitter son foyer. Était-ce sage ? Elle essaya de peser le pour et le contre. Ici, tout au moins, elle avait l’abri et le couvert ; et ceux qu’elle avait vus autour d’elle toute sa vie. Certes, à la maison, le travail était dur, – et non moins comme vendeuse. Que dirait-on, au magasin, quand on découvrirait qu’elle s’était sauvée avec un homme ? Qu’elle était une sotte, peut-être ; une annonce dans le journal suffirait pour qu’elle soit remplacée. Miss Gavan serait contente. Elle l’avait toujours surveillée de près, surtout lorsqu’il y avait des gens à portée pour entendre ses réprimandes. 
– Miss Hill, ne voyez-vous pas que ces dames attendent ? 
– L’air aimable, je vous prie, Miss Hill ? 
Elle ne verserait pas beaucoup de larmes en quittant le magasin. 
Mais dans sa nouvelle demeure, dans ce pays inconnu et lointain, ce ne serait pas la même chose. Alors, elle serait aimée, elle, Éveline, et les gens la traiteraient avec respect. Pas comme sa mère avait été traitée. Même maintenant qu’elle avait plus de dix-neuf ans, elle se sentait parfois en danger devant la violence de son père. Elle le savait, c’était ça qui lui avait donné ses palpitations. Durant leur enfance, il ne l’avait jamais malmenée comme il avait coutume de le faire avec Henri et Ernest, parce qu’elle était une fille ; mais, ces derniers temps, il s’était mis à la menacer, à lui dire que, n’était sa mère morte, il ne se gênerait pas pour lui faire son affaire. Et maintenant elle n’avait personne pour la protéger. Ernest était mort et Henri, qui travaillait à la décoration des églises, était presque toujours parti quelque part dans la campagne. De plus, les invariables disputes d’argent du samedi soir commençaient à la fatiguer d’une manière indicible. Elle donnait toujours ses gages en entier, sept shillings, et Henri envoyait toujours ce qu’il pouvait, mais la difficulté était d’obtenir quelque argent du père. Il prétendait qu’elle le gaspillait, qu’elle n’avait pas de tête, qu’il n’allait pas lui donner l’argent qu’il avait si péniblement gagné pour qu’elle le jetât à la rue, et bien d’autres choses encore, car d’habitude il était très mauvais le samedi soir. À la fin il lui donnait l’argent, et demandait si elle avait l’intention d’acheter le dîner du dimanche. Alors il lui fallait se précipiter dehors et faire son marché comme elle pouvait ; elle tenait serrée dans sa main la bourse en cuir noir, et se frayait des coudes un chemin à travers la foule ; puis elle revenait tard à la maison, courbée sous le poids de ses provisions. C’était un dur travail que de tenir la maison, de veiller à ce que les deux petits enfants laissés à sa charge aient leurs repas régulièrement et aillent à l’école de même. Oui, un dur travail, une dure vie ; mais maintenant qu’elle était sur le point de la quitter, elle ne la trouvait pas entièrement dépourvue d’attrait. 
Elle allait tâter d’une autre vie avec Frank. Frank était très bon, brave et généreux. Elle devait partir avec lui, sur le bateau du soir, pour être sa femme et vivre avec lui à Buenos Aires, où il avait une maison qui les attendait. Comme elle se souvenait bien de la première fois où elle l’avait vu ! Il logeait dans une maison de la grand-rue, où elle avait pris l’habitude d’aller le voir. Il semblait qu’il n’y eût que quelques semaines de cela. Il se tenait à la grille, sa casquette à visière était repoussée en arrière, et ses cheveux retombaient en avant sur son visage bronzé. Peu à peu, ils avaient appris à se connaître. Il venait la retrouver devant le magasin chaque soir et la raccompagnait à la maison. Il l’avait menée voir La fille bohémienne ; et d’être assise avec lui à une place inaccoutumée, au théâtre, elle s’était sentie transportée. Il était passionné de musique, il chantait un peu. Les gens savaient qu’ils étaient amoureux, et, quand il chantait cette chanson sur la fille qui aimait un marin, elle se sentait agréablement confuse. Il l’appelait coquelicot, pour s’amuser. 
Au début elle éprouvait l’excitation d’avoir un ami ; et puis, elle avait commencé à l’aimer. Il racontait des histoires de contrées lointaines. Il avait commencé comme mousse, à une livre par mois, sur un bateau de l’Allan line, ligne du Canada. Il lui disait les noms des bateaux sur lesquels il avait été, et les noms des différentes compagnies. Il avait traversé le détroit de Magellan, il lui racontait des anecdotes sur les terribles Patagons. Il avait trouvé une bonne position à Buenos Aires, disaitil ; il était revenu au vieux pays rien que pour les vacances. Naturellement, son père avait découvert toute l’histoire et lui avait défendu de lui reparler jamais. « Je les connais, tous ces marins », disait-il ; un jour il s’était querellé avec Frank, et depuis elle ne pouvait revoir son amoureux qu’en secret. 
Le soir s’épaississait dans l’avenue. La blancheur de deux lettres qu’elle tenait sur ses genoux devenait indistincte. L’une était destinée à Henri, l’autre à son père. Ernest avait été son préféré, mais elle aimait Henri aussi. Son père commençait à se faire vieux, elle l’avait remarqué ; elle lui manquerait. Quelquefois, il pouvait être très gentil. Il n’y avait pas longtemps, elle était restée couchée un jour, et il lui avait lu tout haut une histoire de revenants, et lui avait grillé un toast devant le feu. Un autre jour encore, alors que sa mère était en vie, ils étaient tous partis en pique-nique jusqu’à la colline de Howth. Elle se rappelait que son père s’était amusé à mettre le chapeau de sa mère, pour faire rire les enfants. 
Le temps s’écoulait, mais elle continuait à rester assise à la fenêtre, appuyant sa tête contre le rideau, respirant l’odeur de la cretonne poussiéreuse. Très loin, au bas de l’avenue, elle entendait un orgue de Barbarie qui jouait. Elle connaissait l’air. Quelle chose étrange qu’il se fît entendre ce soir même pour lui remémorer la promesse qu’elle avait faite à sa mère, sa promesse de sauvegarder la maison aussi longtemps qu’elle le pourrait ! Elle se souvenait du dernier soir de la maladie de sa mère ; de nouveau, elle se voyait dans la chambre obscure et chaude, à l’autre bout du hall ; et au-dehors résonnait cet air italien mélancolique. On avait fait dire à l’homme de s’en aller, et on lui avait donné six pence. Elle se rappelait la démarche raide de son père, quand il était entré dans la chambre de la malade et qu’il avait dit : 
« Ces damnés Italiens ! venir jusqu’ici ! » 
Comme elle songeait ainsi, la vision pitoyable de la vie de sa mère instilla un ensorcellement jusqu’au vif de son être, – cette vie banale de sacrifices aboutissant à la démence. Elle trembla, crut entendre à nouveau la voix de sa mère répétant sans cesse avec une stupide insistance : 
– Derevaun Seraun ! Derevaun Seraun ! 
Dans une subite impulsion de terreur elle se leva. S’enfuir ! Il lui fallait s’enfuir ! Frank la sauverait. Il lui donnerait la vie, peut-être l’amour aussi. En tout cas elle voulait vivre. Pourquoi serait-elle malheureuse ? Elle avait droit au bonheur. Frank la prendrait dans ses bras, l’envelopperait dans ses bras. Il la sauverait. 


***********

Elle se tenait au milieu de la foule grouillante à la gare de North Wall. Il lui serrait la main, et elle se rendait compte qu’il lui parlait, lui disant, lui répétant quelque chose à propos de la traversée. La gare était pleine de soldats avec des bagages bruns. À travers les portes grandes ouvertes des hangars, elle entrevit la masse noire du bateau, s’allongeant à côté du quai, avec ses hublots illuminés. Elle ne répondait rien. Elle sentait que sa joue était pâle et froide, et, du fond d’un abîme de détresse, elle pria Dieu de la guider, de lui montrer où était son devoir. Le bateau lança dans le brouillard un long et funèbre appel. 
Si elle partait, demain elle serait sur la mer avec Frank, en route vers Buenos Aires. Leurs places étaient retenues. Pouvaitelle reculer après tout ce qu’il avait fait pour elle ? Sa détresse lui donna comme une nausée, et elle continuait à remuer les lèvres, en fervente et silencieuse prière. 
Une cloche qui sonnait retentit dans son cœur. Elle sentit qu’il lui prenait la main : 
– Viens ! 
Toutes les mers du monde déferlaient autour de son cœur. Il la tirait pour l’y engloutir, elle s’y noierait. Des deux mains elle agrippa la rampe de fer. 
– Viens ! 
Non ! Non ! non ! c’était impossible. Ses mains se cramponnaient à la rampe avec frénésie. Du sein des mers qui submergeaient son cœur, elle lança un cri d’angoisse ! 
– Éveline ! Evvy !
Il s’élança au-delà de la barrière et lui cria de le suivre. On le sommait de monter, mais il s’obstinait à l’appeler. Elle fixait sur lui un visage pâle : – passive, telle une bête désemparée, en ses yeux nul signe ni d’amour ni d’adieu : elle ne semblait point le reconnaître.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire